ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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Les deux armées sont en présence, les soldats de César & de Pompée se reconnoissent: ils franchissent le fossé qui les sépare; ils se mêlent, ils s'attendrissent, ils s'embrassent. Le poëte saisit ce moment pour reprocher à ceux de César leur coupable obéissance:

Lâches, pourquoi gémir? pourquoi verser des larmes? Qui vous force a porter ces parricides armes? Vous craignez un tyran dont vous étes l'appui! Soyez sourds au signal qui vous rappelle a lui. Seul avec ses drapeaux, César n'est plus qu'un homme: Vous l'allez voir l'ami de Pompée & de Rome.

César au milieu d'une nuit orageuse, frappe à la porte d'un pêcheur. Celui - ci demande: Quel est ce malheureux échappé du naufrage? Le poëte ajoûte:

Il est sans crainte; il sait qu'une cabane vile Ne peut être un appas pour la guerre civile. César frappe à la porte, il n'en est point troublé. Quel rempart ou quel temple a ce bruit n'eût tremblé? Tranquille pauveté! &c.

Pompée offre aux dieux un sacrifice; le poëte s'adresse à César:

Toi, quels dieux des forfaits, & quelles Eumenides Implores - tu, César, pour tant de parricides?

Sur le point de décrire la bataille de Pharsale, saisi d'horreur il s'écrie:

O Rome! où sont tes dieux? Les siecles enchainés, Par l'aveugle hasard sont sans doute entrainés. S'il est un Jupiter, s'il porte le tonnerre, Peut - il voir les forsaits qui vont souller la terre? A foudroyer les monts sa main va s'occuper, Et laisse à Cassius cette tête à frapper. Il refusa le jour au festin de Thresie, Et répand sur Pharsale une clarte funeste; Pharsale ou les parens, ardens a s'egorger, Freres, peres, enfans, dans leur sang vont nager.

C'en est assez pour indiquer le mélange de dramatique & d'épique que le poëte peut employer, même dans sa narration directe; & le moyen de rapprocher l'épopée de la tragédie, dans la paitie qui les distingue le plus.

Mais, dira - t - on, si le rôle du choeur rempli par le poëte, étoit une beauté dans l'épopée, pourquoi Lucain seroit - il le seul des poëtes anciens qui s'y seroit livré? Pourquoi? parce qu'il est le seul que le sujet de son poëme ait intéressé vivement. Il étoit romain, il voyoit encore les traces sanglantes de la guerre civile: ce n'est ni l'art ni la reflexion qui lui a fait prendre le ton dramatique, c'est son ame, c'est la nature elle - même; & le seul moyen de l'imiter dans cette partie, c'est de se pénétrer comme lui.

La scene est la même dans la tragédie & dans l'épopée, pour le style, le dialogue & les moeurs; ainsi pour savoir si la dispute d'Achille avec Agamemnon, l'entretien d'Ajax avec Idomenée, &c. sont tels qu'ils doivent être dans l'Iliade, on n'a qu'à les supposer au théatre. Voyez Tragedie.

Cependant comme l'action de l'épopée est moins serrée & moins rapide que celle de la tragédie, la scene y peut avoir plus d'étendue & moins de chaleur. C'est là que seroient merveilleusement placées ces belles conférences politiques dont les tragédies de Corneille abondent; mais dans sa tranquillité même la scene épique doit être intéressante: rien d'oisif, rien de superflu. Encore est - ce peu que chaque scene ait son intérêt particulier, il faut qu'elle concoure à l'intérêt général de l'action; que ce qui la suit en dépende, & qu'elle dépende de ce qui la précede. A ces conditions on ne peut trop multiplier les morceaux dramatiques dans l'épopée; ils y répandent la chaleur & la vie. Qu'on se rappelle les adieux d'Hector & d'Andromaque, Priam aux piés d'Achille dans l'Iliade; les amours de Didon, Euriale & Nisus, les regrets d'Evandre dans l'Enéide; Armide & Clorinde dans le Tasse; le conserl infernal, Adam & Eve dans Milton, &c.

Qu'est - ce qui manque à la Henriade pour être le plus beau de tous les poëmes connus? Quelle sagesse dans la composition! quelle noblesse dans le dessein! quels contrastes! quel coloris! quelle ordonnance! quel poëme enfin que la Henriade, si le poëte eût connu toutes ses forces lorsqu'il en a formé le plan; s'il y eût déployé la partie dominante de son talent & de son génie, le pathétique de Mérope & d'Alzire, l'art de l'intrigue & des situations! En général, si la plûpart des poëmes manquent d'intérêt, c'est parce qu'il y a trop de récits & trop peu de scenes.

Les poëmes où, par la disposition de la fable, les personnages se succedent comme les incidens, & disparoissent pour ne plus revenir; ces poëmes qu'on peut appeller épisodiques, ne sont pas susceptibles d'intrigue: nous ne prétendons pas en condamner l'ordonnance, nous disons seulement que ce ne sont pas des tragédies en récit. Cette définition ne convient qu'aux poëmes dans lesquels des personnages permanens, annoncés dès l'exposition, peuvent occuper alternativement la scene, & par des combats de passion & d'intérêt, noüer & soûtenir l'action. Telle étoit la forme de l'Iliade & de la Pharsale, si les poëtes avoient eu l'art ou le dessein d'en profiter.

L'Iliade a été plus que suffisamment analysée par les critiques de ces derniers tems; mais prenons la Pharsale pour exemple de la négligence du poëte dans la contexture de l'intrigue. D'où vient qu'avec le plus beau sujet & le plus beau génie, Lucain n'a pas fait un beau poëme? Est - ce pour avoir observé l'ordre des tems & l'exactitude des faits? nous avons prévenu cette critique. Est ce pour n'avoir pas employé le merveilleux? nous verrons dans la fuite combien l'entremise des dieux est peu essentielle à l'épopée. Est - ce pour avoir manqué de peindre en poëte, ou les personnages ou les tableaux que lui présentoit son action? les caracteres de Pompée & de César, de Brutus & de Caton, de Marcie & de Cernélie, d'Affranius, de Vultéïus, & de Scéva, sont saisis & dessinés avec une noblesse & une vigueur dont nous connoissons peu d'exemples. Le deuil de Rome à l'approche de César (erravit sine voce dolor), les proscriptions de Sylla, la forêt de Marseille & le combat sur mer, l'inondation du camp de Céfar, la réunion des deux armées, le camp de Pompée consumé par la soif, la mort de Vultéïus & des fiens, la tempête que César essuie, l'assaut soûtenu par Scéva, le charmé de la Thessalienne; tous ces tableaux, & une infinité d'autres répandus dans ce poëme, ne sont peints quelquefois qu'avec trop de force, de hardiesse & de chaleur. Les discours répondent à la beauté des peintures; & si dans l'un & l'autre genre Lucain passe quelquefois les bornes du grand & du vrai, ce n'est qu'après y avoir atteint; & pour vouloir renchérir sur lui - même, le plus souvent le dernier vers est empoulé, & le précédent est sublime. Qu'on retranche de la Pharsale les hyperboles & les longueurs, défauts d'une imagination vive & féconde, correction qui n'exige qu'un trait de plume, il restera des beautés dignes des plus grands maitres, & que l'auteur des Horaces, de Cinna, de la mort de Pompée, ne trouvoit pas au - dessous de lui. Cependant avec tant de beautés la Pharsale n'est que l'ébauche d'un beau poëme, non - seulement par le style, qui en est inculte & raboteux, non - seulement par le défaut de variété dans les couleurs des tableaux, vice du sujet plûtôt que du poëte, mais sur - tout par le manque d'ordonnance & d'ensemble dans la partie dramatique. L'entretien [p. 829] de Caton avec Brutus, le mariage de Caton & de Marcie, les adieux de Cornélie & de Pompée, la capitulation d'Affranius avec César, l'entrevûe de Pompée & de Cornélie après la bataille, toutes ces scenes, à quelques longueurs près, sont si intéressantes & si nobles! Pourquoi ne les avoir pas multipliées? Pourquoi Caton, cet homme divin, si dignement annoncé au second livre, ne reparoît - il plus? pourquoi ne voit - on pas Brutus en scene avec Céfar? pourquoi Cornélle est - elle oubliée à Lesbos? pourquoi Marcie ne va - t - elle pas l'y joindre, & Caton l'y retrouver en même tems que Pompée? Quelle entrevûe! quels sentimens! quels adieux! Le beau contraste de caracteres vertueux, si le poëte les eût rapprochés! Ce n'est point à nous à tracer un tel plan, nous en sentons les difficultés; mais nous écrivons ici pour les hommes de génie.

Des caracteres. Nous ne nous étendrons point sur les caracteres, dans le dessein de traiter en son lieu cette partie du poëme dramatique (voyez Tragédie); mais nous placerons ici quelques observations particulieres aux personnages de l'épopée.

Rien n'est plus inutile, à notre avis, que le mêlange des êtres surnaturels avec les hommes: tout ce que le poëte peut se promettre, c'est de faire de grands hommes de ses dieux, en les habillant de nos pieces, suivant l'expression de Montagne. Et ne vautil pas mieux employer les efforts de la poésie à rapprocher les hommes des dieux, qu'à rapprocher les dieux des hommes? Humana ad deos transtulerunt, dit Ciceron en parlant des Philosophes mythologues, divina mallem ad nos.

Ce que j'y vois de plus certain, dit Pope au sujet des d'eux d'Homere, c'est qu'ayant à parler de la divinité sans la connoître, il en a pris une image dans l'homme: il contempla dans une onde inconstante & fangeuse l'astre qu'il y voyoit réstéchi.

On peut nous opposer que l'imagination ne raisonne point; que le merveilleux l'enivre; qu'il emporte l'ame hors d'elle même, sans lui donner le tems de se replier sur les idées qui détruiroient l'illusion: tout cela est vrai, & c'est ce qui nous empêche de bannir le merveilleux de l'épople; c'est ce qui nous a engagé à l'admettre même dans la tragédie. Voyez Dénouement. Mais dans l'un & l'autre de ces poëmes il est encore moins raisonnable de l'exiger que de l'interdire. Voyez Merveilleux.

Cependant comment suppléer aux personnages surnaturels dans l'épopée? Par les vertus & les passions, non pas allégoriquement personnifiées (l'allégorie anime le physique & refroidit le moral), mais rendues sensibles par leurs effets, comme elles le sont dans la nature, & comme la tragédie les présente. L'épopée n'exige donc pour personnages que des hommes, & les mêmes hommes que la tragédie; avec cette différence, que celle - ci demande plus d'unité dans les caracteres, comme étant resserrée dans un moindre espace de tems.

Il n'est point de caractere simple. L'homme, dit Charon, est un sujet merveilleusement divers & ondoyant: cependant comme la tragédie n'est qu'un moment de la vie d'un homme, que dans ce moment même il est violemment agité d'un intérêt principal & d'une passion dominante, il doit, dans ce court espace, suivre une même impulsion, & n'essuyer que le flux & le reflux naturel à la passion qui le domine; au lieu que l'action du poëme épique étant étendue à un plus long espace de tems, la passion a ses relâches, & l'intérêt ses diversions: c'est un champ libre & vaste pour l'inconstance & l'instabilité, qui est le plus commun & apparent vice de la nature humaine. (Charon). La sagesse & la vertu seules sont au - dessus des révolutions; & c'est un genre de merveilleux qu'il est bon de réserver pour elles.

Ainsi quoique chacun des personnages employés dans l'épopée doive avoir un fond de caractere & d'intérêt déterminé, les orages qui s'y élevent ne laissent pas quelquefois d'en troubler la surface & d'en dérober le fond. Mais il faut observer aussi qu'on ne change jamais sans cause d'inclination, de sentiment ou de dessein; ces changemens ne s'operent, s'il est permis de le dire, qu'au moyen des contrepoids: tout l'art consiste à charger à propos la balance; & ce genre de mécanisme exige une connoissance profonde de la nature. Voyez dans Britannicus avec quel art les contrepoids sont ménagés dans les scenes de Burrhus avec Néron, de Néron avec Narcisse; & au contraire prenons le dernier livre de l'iliade. Achille a porté la vengeance de Patrocle jusqu'à la barbarie: Priam vient se jetter à ses piés pour lui demander le corps de son fils: Achille s'émeut, se laisse fléchir; & jusque - là cette scene est sublime. Achille invite Priam à prendre du repos. « Fils de Jupiter (lui répond le divin Priam) ne me forcez point à m'asseoir, pendant que mon cher Hector est étendu sur la terre sans sépulture » Quoi de plus pathétique & de moins offensant que cette réponse! Qui croiroit que c'est à ces mots qu'Achille redevient furieux? Il s'appaise de nouveau; il fait laisser sur le chariot de Priam une tunique & deux voiles pour envelopper le corps, avant de le rendre à ce pere affligé: il le prend entre ses bras, le met sur un lit, & place ce lit sur le chariot. Alors il se met à jetter de grands cris; & s'adressant à Patrocle, « mon cher Patrocle, s'écrie - t - il, ne sois pas irrité contre moi ». Ce retour est encore admirable; mais achevons. « Mon cher Patrocle, ne sois pas irrité contre moi, si on te porte jusque dans les enfers la nouvelle que j'ai rendu le corps d'Hector à son pere; car (on s'attend qu'il va dire, je n'ai pû résister aux larmes de ce pere infortuné; mais non.) car il m'a apporté une rançon digne de moi ». Ces disparates prouvent que jamais on n'a moins connu l'héroisme que dans les tems appellés héroïques.

Du style. Nous supposons dans le lecteur une idée juste des qualités du style en général: il peut consulter les articles Style, Elégance, Précision &c. Appliquons en peu de mots au style de l'épopée celles de ces qualités qui lui conviennent: les premieres sont la force, la précision, & l'élégance. La force & la précision sont inséparables; mais c'est avec l'élégance qu'il est difficile de les concilier. Parmi les auteurs qui en écrivant se livrent à leur génie, ceux qui pensent le plus ne sont pas ceux qui écrivent le mieux; leurs idées, qui se pressent & se foulent dans leur impétuosité, font que leurs expressions se serrent & se froissent: au contraire, ceux dont les idées moins tumultueuses se succedent & s'arrangent à leur aise, conservent dans leur style cette liante facilité; leur imagination donne à leur plume le loisir d'être élégante. Du nombre des premiers sont Séneque, Tacite & Lucain, Corneille, Pascal & Bossuet; du nombre des seconds, Cicéron, Tite - Live & Virgile, Racine, Malebranche & Fléchier.

Un ouvrage plus élégant & moins pensé a communément plus de succès qu'un ouvrage plus pensé & moins élegant: la lecture du premier est agréable & facile; la lecture du second est utile, mais fatigante: celui - ci est une mine d'or; celui - là une feuille legere, mais artistement travaillée: on l'admire, on en joüit; & qui va fouiller dans les mines? Ceux même qui s'y enrichissent se gardent bien de les faire connoître. Combien d'auteurs célebres doivent leur fortune à d'obscurs écrivains qu'ils n'ont jamais daigné nommer? On a dit qu'une pensée appartenoit à celui qui la rendoit le mieux: cela ressemble au droit du plus fort. Dans le fait, il est du moins vrai que l'homme de génie est souvent comme le ver

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