ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

RECHERCHE Accueil Mises en garde Documentation ATILF ARTFL Courriel

Previous page

"273"> ce qui fait grande pitié à un philosophe, c'est un éclectique tel que Porphyre, qui en est réduit à ces extrémités. Cependant les éclectiques réussirent par ces voies obliques à en imposer aux Chrétiens, & à obtenir du gouvernement un peu plus de liberté; l'Eglise même ne balança pas à élever à la dignité de l'épiscopat Synesius, qui reconnoissoit ouvertement la célebre Hypatia pour sa maîtresse en philosophie; en un mot il y eut un tems où les Eclectiques étoient presque parvenus à se faire passer pour Chrétiens, & où les Chrétiens n'étoient pas éloignés de s'avoüer Eclectiques. C'étoit alors que S. Augustin disoit des Philosophes: Si hanc vitam illi Philosophi rur<-> sus agere potuissent, viderent profecto cujus autoritate fa<-> cilius consuleretur hominibus, & paucis mutatis verbis, Christiani fierent, sicut plerique recentiorum nostrorum<-> que temporum Platonici fecerunt. L'illusion dura d'aurant plus long tems, que les Eclectiques, pressés par les Chrétiens, & s'enveloppant dans les distinctions d'une métaphysique très - subtile à laquelle ils étoient rompus, rien n'étoit plus difficile que de les faire entrer entierement dans l'Eglise, ou que de les en tenir évidemment séparés; ils avoient tellement quintessencié la théologie payenne, que prosternés aux piés des idoles, on ne pouvoit les convaincre d'idolatrie; il n'y avoit rien à quoi ils ne fissent face avec leurs émanations. Etoient - ils matérialistes? ne l'étoient - ils pas? C'est ce qui n'est pas même aujourd'hui trop facile à décider. Y a - t - il quelque chose de plus voisin de la monade de Léibnitz, que les petites spheres intelligentes, qu'ils appelloient yun<-> ges: NOO/YMENAI I)/YNGGES2 PATRO/TEN NOEKSI KAI\ AYAI\; OYLAI=S2 A)FQE/GKOISI KINOU/MENAI W(/S2E IOP=SAI: Intellectoe yunges à patre, intelligunt & ipsoe, consiliis ineffabilibus motoe, ut intelligant. Voilà le symbole des élémens des êtres, selon les Eclectiques; voilà ce dont tout est composé, & le monde intelligible, & le monde sensible, & les esprits créés, & les corps. La definition qu'ils donnent de la mort, a tant de liaison avec le système de l'harmonie préétablie de Léibnitz, que M. Brucker n'a pû se dispenser d'en convenir. Plotin dit L'homme meurt, ou l'ame se sépare du corps, quand il n'y a plus de force dans l'ame qui l'attache au corps; & cet instant arrive, perditâ harmoniâ quam olim habens, habebat & anima. Et M. Brucker ajoûte: en vero harmoniam proestabilitam inter animam & corpus jam Plotino ex parte notam.

On sera d'autant moins surpris de ces ressemblances, qu'on connoîtra mieux la marche desordonnée & les écarts du Génie poétique, de l'Enthousiasme, de la Métaphysique, & de l'Esprit systématique. Qu'estce que le talent de la fiction dans un poëte, sinon l'art de trouver des causes imaginaires à des effets réels & donnés, ou des effets imaginaires à des causes réelles & données? Quel est l'effet de l'enthousiasme dans l'homme qui en est transporté, si ce n'est de lui faire appercevoir entre des êtres éloignés des rapports que personne n'y a jamais vûs ni supposés? Où ne peut point arriver un métaphysicien qui, s'abandonnant entierement à la méditation, s'occupe profondément de Dieu, de la nature, de l'espace, & du tems? à quel résultat ne sera point conduit un philosophe qui poursuit l'explication d'un phénomene de la nature à - travers un long enchaînement de conjectures? qui est - ce qui connoît toute l'immensité du terrein que ces différens esprits ont battu, la multitude infinie de suppositions singulieres qu'ils ont faites, la foule d'idées qui se sont présentées à leur entendement, qu'ils ont comparées, & qu'ils se sont efforcés de lier. J'ai entendu raconter plusieurs fois à un de nos premiers philosophes, que s'étant occupé pendant long - tems d'un phénomene de la nature, il avoit été conduit par une très longue suite de conjectures, à une explication sys<cb-> tématique de ce phénomene, si extravagante & si compliquée, qu'il étoit demeuré convaincu qu'aucune tête humaine n'avoit jamais rien imaginé de semblable. Il lui arriva cependant de retrouver dans Aristote précisément le même résultat d'idées & de réflexions, le même système de déraison. Si ces rencontres des Modernes avec les Anciens, des Poëtes tant anciens que modernes, avec les Philosophes, & des Poëtes & des Philosophes entre eux, sont déjà si fréquentes, combien les exemples n'en seroient - ils pas encore plus communs, si nous n'avions perdu aucune des productions de l'antiquité, ou s'il y avoit en quelque endroit du monde un livre magique qu'on pût toûjours consulter, & où toutes les pensées des hommes allassent se graver au moment où elles existent dans l'entendement? La ressemblance des idées des Eclectiques avec celles de Léibnitz, n'est donc pas un phénomene qu'il faille admettre sans précaution, ni rejetter sans examen; & la seule conséquence équitable qu'on en puisse tirer, dans la supposition que cette ressemblance soit réelle, c'est que les hommes d'un siecle ne different guere des hommes d'un autre siecle, que les mêmes circonstances amenent presque nécessairement les mêmes découvertes, & que ceux qui nous ont précédé avoient vû beaucoup plus de choses, que nous n'avons généralement de disposition à le croire.

Après ce tableau général de l'Eclectisme, nous allons donner un abregé historique de la vie & des moeurs des principaux philosophes de cette secte; d'où nous passerons à l'exposition des points fondamentaux de leur système.

Histoire de l'Eclectisme.

La philosophie éclectique fut sans chef & sans nom (A)KIFALOS2 KAI\ A)NOINUMOS2) jusqu'à Potamon d'Alexandrie. L'histoire de ce Potamon est fort brouillée: on est très - incertain sur le tems où il parut; on ne sait rien de sa vie; on sait très - peu de chose de sa philosophie. Trois auteurs en ont parlé, Diogene Laerce, Suidas, & Porphyre. Ce dernier dit, à l'occasion de Plotin: Samaison étoit pleine de jeunes garçons & de jeu<-> nes filles. C'étoient les enfans des citoyens les plus con<-> siderés par leur naissance & par leur fortune. Telle étoit la confiance qu'ils avoient dans les lumieres & la vertu de ce philosophe, qu'ils croyoient tous n'avoir rien de mieux à faire en mourant, que de lui recommander ce qu'ils laissoient au monde de plus cher; de ce nombre étoit Potamon, qu'il se plaisoit à entendre sur une phi<-> losophie dont il jettoit les fondemens, ou sur une philo<-> sophie qui consiste à fondre plusieurs systèmes en un. (DIO\ KAI\ E)PELH/RWTO AUTW= H( O)IKI/A, PAI/DWN KA\I PARQE/NWN. I)N T/TOIS2 KAI\ H)N O( *POTA/MWN, \, TH=S2 AIDE/USEWS2 FRONIZWN POLLAKIS2 E/N KAI\ METAOI=NTOS2 H)KROA/SATO; c'est un logogriphe que ce passage de Porphyre: de ce nombre (E)N T/TOIS2) étoit Potamon. On ne sait si cela se rapporte aux peres ou aux enfans. Si c'est des peres qu'il faut entendre cet endroit, Potamon étoit contemporain de Plotin. Si c'est des enfans, il étoit postérieur à ce philosophe. Le reste du passage ne présente pas moins de difficultés: les uns lisent OLLA/KIS2 E(/N KAI\, qui ne présente presqu'aucun sens; d'autres, POLLAKIS2 ME\N ou POLLA E)IS2 E(/N, que nous avons rendus par, qu'il se plaisoit à entendre sur une philosophie dont il jettoit les fondemens, ou qui consiste à fondre plusieurs systèmes en un. Suidas dit de son Potamon, qu'il vêcut avant & sous le regne d'Auguste (RO\ KAI\ META\) *AUG/S2). En ce cas, ou cet auteur s'est trompé dans cette occasion, comme il lui est arrivé dans beaucoup d'autres; ou le Potamon dont il parle, n'est pas le fondateur de la secte éclectique; car Diogene Laerce dit de celui - ci, qu'il avoit tiré de chaque philosophie ce qui lui convenoit; qu'il en avoit formé sa philosophie, & que cet éclectisme étoit tont nouveau (E)/TIDE/ RO\ O)LI/G KAI\ E)KLEKTIKH/TIS2 A\IRE [p. 274] SIS2 E)ISK/X *QK U(PO\ POTA/MWNOS2 T=) *ALECANDRE/WS2, E)KLECAME\N TA\ A)OE/SANTA E)C E)KA/STKS2 TW=N A)IRE/SEWN). Voilà le passage auquel il faut s'en tenir; il l'emporte par la clarté sur celui de Porphyre, & par l'autorité sur celui de Suidas. D'où il s'ensuit que Potamon naquit sous Alexandre Severe, & que sa philosophie se répandit sous la fin du second siecle & le commencement du troisieme. En effet si l'éclectisme étoit antérieur à ces tems, comment seroit - il arrivé à Galien, à Sextus Empiricus, à Plutarque sur - tout, qui a fait mention des sectes les plus obscures, de ne rien dire de celle - ci?

Potamon pouvoit avoir autant de sens qu'il en falloit pour jetter les premiers fondemens de l'Eclectis<-> me; mais il lui manquoit, & l'impartialité nécessaire pour faire un bon choix parmi les principes des autres philosophes, & des qualités personnelles, telles que l'enthousiasme, l'éloquence, l'esprit, & même un extérieur intéressant, sans lesquelles on réussit difficilement à s'attacher un grand nombre d'auditeurs. Il avoit d'ailleurs pour le Platonisme, une prédilection incompatible avec son système; il se renfermoit entierement dans les matieres purement philosophiques; & graces aux querelles des Chrétiens & des Payens, qui étoient alors plus violentes qu'elles ne l'ont jamais été, les seules matieres de religion étoient à la mode. Telles furent les causes principales de l'obscurité dans laquelle la philosophie de Potamon tomba, & du peu de progrès qu'elle fit.

Potamon soûtenoit, en Metaphysique, que nous avons dans nos facultés intellectuelles, un moyen sûr de connoître la vérité; & que l'évidence est le caractere distinctif des choses vraies; en Physique, qu'il y a deux principes de la production générale des êtres; l'un passif, ou la matiere; l'autre actif, ou toute cause efficiente qui la combine. Il distinguoit dans les corps naturels, le lieu & les qualités; & il demandoit d'une substance, quelle qu'elle fût, quelle en étoit la cause, quels en étoient les élémens, quelle étoit sa constitution & sa forme, & en quel endroit elle avoit été produite. Il reduisoit toute la morale à rendre la vie de l'homme la plus vertueuse qu'il étoit possible; ce qui, selon lui, excluoit l'abus, mais non l'usage des biens & des plaisirs.

Ammonius Saccas disciple & successeur de Potamon, étoit d'Alexandrie. Il professa la philosophie éclectique sous le regne de l'empereur Commode. Son éducation fut chrétienne; mais un goût décidé pour la philosophie regnante, ne tarda pas à l'entraîner dans les écoles du paganisme. A peine eut - il reçu les premieres leçons d'Eclectisme, qu'il sentit qu'une religion telle que la sienne, étoit incompatible avec ce système. En effet, le Christianisme ne souffre aucune exception. Rejetter un de ses dogmes, c'est n'en admettre aucun. Ammonius apostasia, & revint à la religion autorisée par les lois, ce qu'ils appelloient TK\N KAA\ NO/MS2 OLITE/IAN, c'est - à - dire qu'à parler exactement il n'en avoit point; car celui à qui l'on demande quelle est sa religion, & qui répond, la religion du prince, se montre plus courtisan que religieux. Ammonius l'éclectique n'écrivit point, ce qui le distingue de l'Ammonius d'Eusebe. Il imposa à ses disciples un profond silence sur la nature & l'objet de ses leçons. Il craignit que les disputes, qui ne manqueroient pas de s'élever entre ses disciples & les autres philosophes, n'augmentassent le mépris de la Philosophie & le scandale des petits esprits; ce qui est très conforme à ce que nous lisons de lui dans Hieroclès: Cum hactenus magnoe inter platonicos & aristotelicos, coe<-> terosque philosophos exstitissent contentiones, quorum in<-> sania eo usquè erat provecta, ut scripta quoque proecepto<-> rum suorum depravarent, quo magis viros hos inter se pugnantes sisterent, oestu quodam raptus ad philosophiam Ammonius, vir QEODI/DAKOS2, rejectis, quoe philosophioe contemtui erant & opprobrio, opinionum dissentionibus, perpurgatisque & resectis, quoe utrinque excreverant nu<-> gis, in proecipuis quibusque & maxime necessariis dog<-> matibus concordem esse Platonis & Aristotelis philoso<-> phiam demonstravit, sicque philosophiam à contentioni<-> bus liberam suis discipulis tradidit. Ammonius dit donc à ses disciples: « Commençons par nous séparer de ces auditeurs oisifs, dont nous n'avons aucun secours à attendre dans la recherche de la vérité; ils se sont amusés assez long tems aux dépens d'Aristote & de Platon; méditons dans le silence ces précepteurs du genre humain. Attachons - nous particulierement à ce qui peut étendre l'esprit, purifier l'ame, élever l'homme au - dessus de sa condition, & l'approcher des immortels. Que ces sources fécondes de doctrine, ne nous fassent ni mépriser ni négliger celles où nous espérerions de puiser encore une seule goutte d'instruction solide. Tout ce que les hommes ont produit de bon, nous appartient. Si la secte intolérante qui nous persecute aujourd'hui, peut nous procurer quelques lumieres sur Dieu, sur l'origine du monde, sur l'ame, sur sa condition présente, sur son état à venir, sur le bien, sur le mal moral, profitons - en. Aurions - nous la mauvaise honte de rejetter des principes qui tendroient à nous rendre meilleurs, parce qu'ils seroient renfermés dans les livres de nos ennemis? Mais avant tout, engageons - nous à ne révéler notre philosophie, à ces hommes que le torrent de la superstition nouvelle entraîne, que quand ils seront capables d'en profiter. Que le serment en soit fait à la face du ciel ». Cette philosophie conciliatrice, paisible & secrette, qui s'imposoit un silence rigoureux, & qui étoit toûjours disposée à écouter & à s'instruire, plut beaucoup aux hommes sensés. Elle fut aussi favorisée par le gouvernement, qui ne demandoit pas mieux de voir les esprits se porter de ce côté: non qu'il se souciât beaucoup que telle secte prévalût sur telle autre, mais il n'ignoroit pas que tous ceux qui entroient dans l'école d'Ammonius, étoient perdus pour celle de Jesus - Christ. Ammonius eut un grand nombre de disciples. Ils garderent, du moins pendant la vie de leur maître, un silence si religieux sur sa doctrine, que nous n'en parlerions que par conjecture. Cependant Ammonius s'étant proposé de donner à l'Eclectisme toute la faveur possible, il est certain qu'il eut de l'indulgence pour le goût dominant de son tems, & que ses leçons furent mêlées de théologie & de philosophie. Ce mêlange monstrueux produisit dans la suite les plus mauvais effets. L'Eclec<-> tisme dégénera, sous les successeurs d'Ammonius, en une théurgie abominable. Ce ne fut plus qu'un rituel extravagant d'exorcismes, d'incantations, d'évocations & d'opérations nocturnes, superstitieuses, soûterraines & magiques; & ses disciples ressemblerent moins à des philosophes qu'à des sorciers.

Denis Longin, ce rhéteur célebre de qui nous avons un traité du sublime, fut un des philosophes de l'école d'Ammonius. Longin voyagea; les voyages étoient beaucoup selon l'esprit de la secte éclectique. Il conféra avec les orateurs, les philosophes, les grammairiens, & tous ceux, qui, de son tems, avoient quelque réputation dans les lettres. Il eût passé pour un grand philosophe, s'il n'eût pas été le premier philologue du monde: mais il excella tellement dans les lettres, qu'on ne parla point de lui comme philosophe. Eunapius nous le donne encore comme un homme profondément versé dans l'histoire. Il l'appelle BI*BLIO*QK/KKN TINA\ E)/MYUXON, bibliothe<-> que vivante, éloge qu'on a donné depuis à tant d'autres. Il eut pour disciples Porphyre & Zénobie reine d'Orient. L'honneur d'enseigner la philosophie & les lettres à une reine, lui coûta la vie. Zénobie, seule maîtresse du throne des Palmiréniens, après le meurtre d'Edenathe son mari, envahit l'Egypte & quel<pb->

Next page


The Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic Text Services (ETS) of the University of Chicago.

PhiloLogic Software, Copyright © 2001 The University of Chicago.