ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"685"> de Camille au 4e acte des Horaces; mais sa douleur est un sentiment continu qui doit être comme le fond de ce tableau. Et c'est - là que triomphe l'actrice, qui joue ce rôle avec autant de vérité que de noblesse, d'intelligence que de chaleur. Le comédien a donc roûjours au moins trois expressions à réunir, celle du sentiment, celle du caractere, & celle de la situation: regle peu connue, & encore moins observée.

Lorsque deux ou plusieurs sentimens agitent une ame, ils doivent se peindre en même tems dans les traits & dans la voix, même à - travers les efforts qu'on fait pour les dissimuler. Orosmane jaloux veut s'expliquer avec Zaïre; il desire & craint l'aveu qu'il exige; le secret qu'il cherche l'épouvante, & il brûle de le découvrir: il éprouve de bonne - foi tous ces mouvemens confus, il doit les exprimer de même. La crainte, la fierté, la pudeur, le dépit, retiennent quelquefois la passion: mais sans la cacher, tout doit trahir un coeur sensible. Et quel art ne demandent point ces demi - teintes, ces nuances d'un sentiment répandues sur l'expression d'un sentiment contraire, sur - tout dans les scenes de dissimulation où le poëte a supposé que ces nuances ne seroient apperçûes que des spectateurs, & qu'elles échapperoient à la pénétration des personnages intéressés! Telle est la dissimulation d'Atalide avec Roxané, de Cléopatre avec Antiochus, de Néron avec Agrippine. Plus les personnages sont difficiles à séduire par leur caractere & leur situation, plus la dissimulation doit être profonde, plus par conséquent la nuance de fausseté est difficile à ménager. Dans ce vers de Cléopâtre, c'en est fait, je me rends, & ma colere expire; dans ce vers de Néron, avec Britannicus je me reconcilie, l'expression ne doit pas être celle de la vérité, car le mensonge ne sauroit y atteindre: mais combien n'en doit - elle pas approcher? En même tems que le spectateur s'appercoit que Cléopatre & Néron dissimulent, il doit trouver vraissemblable qu'Antiochus & Agripine ne s'en apperçoive pas, & ce milieu à saisir est peut - être le dernier effort de l'art de la déclamation. Laisser voir la feinte au spectateur, c'est a quoi tout comédien peut réussir; ne la laisser voir qu'au spectateur, c'est ce que les plus consommés n'ont pas toûjours le talent de faire.

De tout ce que nous venons de dire, il est aisé de se former une juste idée du jeu muet. Il n'est point de scene, soit tragique, soit comique, où cette espece d'action ne doive entrer dans les silences. Tout personnage introduit dans une scene doit y être intéressé, tout ce qui l'intéresse doit l'émouvoir, tout ce qui l'émeut doit se peindre dans ses traits & dans ses gestes: c'est le principe du jeu muet; & il n'est personne qui ne soit choqué de la négligence de ces acteurs, qu'on voit insensibles & sourds dès qu'ils cessent de parler, parcourir le spectacle d'un oeil indifférent & distrait, en attendant que leur tour vienne de reprendre la parole.

En évitant cet excès de froideur dans les silences du dialogue, on peut tomber dans l'excès opposé. Il est un degré où les passions sont muettes, ingentes stupent: dans tout autre cas, il n'est pas naturel d'écouter en silence un discours dont on est violemment émû, à moins que la crainte, le respect, ou telle autre cause, ne nous retienne. Le jeu muet doit donc être une expression contrainte & un mouvement reprimé. Le personnage qui s'abandonneroit à l'action devroit, par la même raison, se hâter de prendre la parole: ainsi quand la disposition du dialogue l'oblige à se taire, on doit entrevoir dans l'expression muette & retenue de ses sentimens, la raison qui lui ferme la bouche.

Une circonstance plus critique est celle où le poëte fait taire l'acteur à contre - tems. On ne sait que trop combien l'ambition des beaux vers a nui à la vérité du dialogue. Voyez Dialogue. Combien de fois un personnage qui interromproit son interlocuteur, s'il suivoit le mouvement de la passion, se voit - il condamné à laisser achever une tirade brillante? Quel est pour lors le parti que doit prendre l'acteur que le poëte tient à la gêne? S'il exprime par son jeu la violence qu'on lui fait, il rend plus sensible encore ce défaut du dialogue, & son impatience se communique au spectateur; s'il dissimule cette impatience, il joue faux en se possédant où il devroit s'emporter. Quoi qu'il arrive, il n'y a point à balancer: il faut que l'acteur soit vrai, même au péril du poëte.

Dans une circonstance pareille, l'actrice qui joue Pénélope (mademoiselle Clairon) a eu l'art de faire d'un défaut de vraissemblance insoûtenable à la lecture, un tableau théatral de la plus grande beauté. Ulisse parle à Pénélope sous le nom d'un étranger. Le poëte, pour filer la reconnoissance, a obligé l'actrice à ne pas lever les yeux sur son interlocuteur: mais à mesure qu'elle entend cette voix, les gradations de la surprise, de l'espérance, & de la joie, se peignent sur son visage avec tant de vivacité & de naturel, le saisissement qui la rend immobile tient le spectateur lui - même dans une telle suspension, que la contrainte de l'art devient l'expression de la nature. Mais les auteurs ne doivent pas compter sur ces coups de force, & le plus sûr est de ne pas mettre les acteurs dans le cas de joüer faux.

Il ne nous reste plus qu'à dire un mot des repos de la déclamation, partie bien importante & bien négligée. Nous avons dit plus haut que la déclamation muette avoit ses avantages sur la parole: en effet la nature a des situations & des mouvemens que toute l'énergie des langues ne feroit qu'affoiblir, dans lesquels la parole retarde l'action, & rend l'expression traînante & lâche. Les peintres dans ces situations devroient servir de modele aux poëtes & aux comédiens. L'Agamemnon de Timante, le saint Bruno en oraison de le Sueur, le Lazare du Rembran, la descente de croix du Carrache, sont des morceaux sublimes dans ce genre. Ces grands maîtres ont laissé imaginer & sentir au spectateur ce qu'ils n'auroient pû qu'énerver, s'ils avoient tenté de le rendre. Homere & Virgile avoient donné l'exemple aux peintres. Ajax rencontre Ulisse aux enfers, Didon y rencontre Enée. Ajax & Didon n'expriment leur indignation que par le silence: il est vrai que l'indignation est une passion taciturne, mais elles ont toutes des momens où le silence est leur expression la plus énergique & la plus vraie.

Les acteurs ne manquent pas de se plaindre, que les Poëtes ne donnent point lieu à ces silences éloquens, qu'ils veulent tout dire, & ne laissent rien à l'action. Les Poëtes gémissent de leur côté de ne pouvoir se reposer sur l'intelligence & le talent de leurs acteurs pour l'expression des réticences. Et en général les uns & les autres ont raison; mais l'acteur qui sent vivement, trouve encore dans l'expression du poëte assez de vuides à remplir.

Baron, dans le rôle d'Ulisse, étoit quatre minutes à parcourir en silence tous les changemens qui frappoient sa vûe en entrant dans son palais.

Phedre apprend que Thesée est vivant. Racine s'est bien gardé d'occuper par des paroles le premier moment de cette situation.

Mon époux est vivant, OEnone, c'est assez, J'ai fait l'indigne aveu d'un amour qui l'outrage, Il vit, je ne veux pas en savoir davantage. C'est au silence à peindre l'horreur dont elle est saisie à cette nouvelle, & le reste de la scene n'en est que le dévéloppement.

Phedre apprend de la bouche de Thesée, qu'Hip<pb-> [p. 686] polyte aime Aricie. Qu'il nous soit permis de le dire: si le poëte avoit pû compter sur le jeu muet de l'actrice, il auroit retranché ce monologue: Il sort: quelle nouvelle a frappé mon oreille, &c. & n'auroit fait dire à Phedre que ce vers, après un long silence.

Et je me chargerois du soin de le défendre.

Nos voisins sont plus hardis, & par conséquent plus grands que nous dans cette partie. On voit sur le théatre de Londres Barnweld chargé de pesantes chaînes, se rouler avec son ami sur le pavé de la prison, étroitement serrés l'un dans les bras de l'autre; leurs larmes, leurs sanglots, leurs embrassemens, sont l'expression de leur douleur.

Mais dans cette partie, comme dans toutes les autres, pour encourager & les auteurs & les acteurs à chercher les grands effets, & à risquer ce qui peut les produire, il faut un public sérieux, éclairé, sensible, & qui porte au théatre de Cinna un autre esprit qu'à ceux d'Arlequin & de Gille.

La maniere de s'habiller au théatre, contribue plus qu'on ne pense à la vérité & à l'énergie de l'action; mais nous nous proposons de toucher cette partie avec celle des décorations. Voyez Décoration. Cet article est de M. Marmontel.

Déclamation des Anciens, (Page 4:686)

Déclamation des Anciens, (Littérature.) L'article qui suit nous a été communiqué par M. Duclos de l'académie des Inscriptions & Belles - Lettres, l'un des quarante de l'Académie françoise, & Historiographe de France. On y reconnoîtra la pénétration, les connoissances & la droiture d'esprit que cet objet épineux exigeoit, & qui se font remarquer dans tous les ouvrages que M. Duclos a publiés: elles y sont souvent réunies à beaucoup d'autres qualités qui paroîtroient déplacées dans cet article; car il est un ton propre à chaque matiere.

De l'art de partager l'action théatrale, qu'on prétend avoir été en usage chez les Romains. Il seroit difficile de ne pas reconnoître la supériorité de nos ouvrages dramatiques sur ceux même qui nous ont servi de modeles; mais comme on ne donne pas volontiers à ses contemporains des éloges sans restriction, on prétend que les anciens ont eu des arts que nous ignorons, & qui contribuoient beaucoup à la perfection du genre dramatique. Tel étoit, dit - on, l'art de partager l'action théatrale entre deux acteurs, de maniere que l'un faisoit les gestes dans le tems que l'autre récitoit. Tel étoit encore l'art de noter la déclamation.

Fixons l'état de la question, tâchons de l'éclaircir, c'est le moyen de la décider; & commençons par ce qui concerne le partage de l'action.

Sur l'action partagée. L'action comprend la récitation & le geste; mais cette seconde partie est si naturellement liée à la premiere, qu'il seroit difficile de trouver un acteur qui avec de l'intelligence & du sentiment, eût le geste faux. Les auteurs les plus attentifs au succès de leurs ouvrages, s'attachent à donner à leurs acteurs les tons, les inflexions, & ce qu'on appelle l'esprit du rôle. Si l'acteur est encore capable de s'affecter, de se pénétrer de la situation où il se trouve, c'est - à - dire s'il a des entrailles, il est alors inutile qu'il s'occupe du geste, qui suivra infailliblement: il seroit même dangereux qu'il y donnât une attention qui pourroit le distraire & le jetter dans l'affectation. Les acteurs qui gesticulent le moins, sont parmi nous ceux qui ont le geste le plus naturel. Les anciens pouvoient à la vérité avoir plus de vivacité & de variété dans le geste que nous n'en avons, comme on en remarque plus aux Italiens qu'à nous; mais il n'est pas moins vrai que ce geste vif & marqué leur étant naturel, il n'exigeoit pas de leur part plus d'attention que nous n'en donnons au nôtre. On ne voit donc pas qu'il ait jamais été nécessaire d'en faire un art particulier, & il eût été bisarre de le séparer de la récitation, qui peut seule le guider & le rendre convenable à l'action.

J'avoue que nous sommes souvent si prévenus en faveur de nos usages, si asservis à l'habitude, que nous regardons comme déraisonnables les moeurs & les usages opposés aux nôtres. Mais nous avons un moyen d'éviter l'erreur à cet égard; c'est de distinguer les usages purement arbitraires d'avec ceux qui sont fondés sur la nature: or il est constant que la représentation dramatique doit en être l'image; ce seroit donc une bisarrerie de séparer dans l'imitation, ce qui est essentiellement uni dans les choses qui nous servent de modele. Si dans quelque circonstance singuliere nous sommes amusés par un spectacle ridicule, notre plaisir naît de la surprise; le froid & le dégoût nous ramenent bientôt au vrai, que nous cherchons jusque dans nos plaisirs. Le partage de l'action n'eût donc été qu'un spectacle puérile, du genre de nos marionnettes.

Mais cet usage a - t - il existé? Ceux qui soûtiennent cette opinion, se fondent sur un passage de Tite - Live dont j'ai déjà cité le commencement dans un mémoire, & dont je promis alors d'examiner la suite. V. tome XVII. des mém. de l'acad. des B. L.

Nous avons fait voir comment la superstition donna naissance au théatre de Rome, & quels furent les progrès des jeux Scéniques. Tite - Live ajoûte que Livius Andronicus osa le premier substituer aux satyres une fable dramatique (240 ans avant Jesus - Christ, & 124 depuis l'arrivée des farceurs Etrusques), ab saturis ausus est primus argumento fabulam serere: d'autres éditions portent argumenta fabularum, expressions qui ne présentent pas un sens net. Ciceron dit plus simplement & plus clairement, primus fabulam docuit.

Les pieces d'Andronicus étoient des imitations des pieces greques (academ. quest. I.) non verba, sed vim groecorum expresserunt poëtarum, dit Ciceron. Cet orateur ne faisoit pas beaucoup de cas des pieces d'Andronicus, & il prétend qu'elles ne méritoient pas qu'on les relût (in Brut.) Livianoe fabuloe non satis dignoe ut iterum legantur. Et Horace, epist. 1. l. II. à Auguste, parle de ceux qui les estimoient plus qu'elles ne méritoient, pour quelques mots heureux qu'on y rencontroit quelquefois. Andronicus avoit fait encore une traduction de l'Odyssée, que Ciceron compare aux statues attribuées à Dédale, dont l'ancienneté faisoit tout le mérite.

Il paroît cependant qu'Andronicus avoit eu autrefois beaucoup de réputation, puisqu'il avoit été chargé dans sa vieillesse (l'an 207 avant J. C.) de composer les parcles & la musique d'une hymne que vingt - sept jeunes filles chanterent dans une procession solennelle en l'honneur de Junon. Mais il est particulierement célebre par une nouveauté au théatre, dont il fut l'auteur ou l'occasion.

Tite - Live dit qu'Andronicus qui, suivant l'usage de ce tems - là, joüoit lui - même dans ses pieces, s'étant enroüé à force de répeter un morceau qu'on redemandoit, obtint la permission de faire chanter ces paroles par un jeune comédien, & qu'alors il représenta ce qui se chanta avec un mouvement ou un geste d'autant plus vif, qu'il n'étoit plus occupé du chant: canticum egisse aliquanto magis vigenti motu, quia nihil vocis usus impediebat.

Le point de la difficulté est dans ce que Tite - Live ajoûte: De - là, dit - il, vint la coûtume de chanter suivant le geste des comédiens, & de réserver leur voix pour le dialogue: inde ad manum cantari histrionibus coeptum, diverbiaque tantùm ipsorum voci relicta.

Comme le mot canticum signifie quelquefois un monologue, des commentateurs en ont conclu qu'il

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