ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"683"> numens de l'antiquité. Celui qui se distingue le plus aujourd'hui dans la partie de l'action théatrale, & qui soûtient le mieux par sa figure l'illusion du merveilleux sur notre scene lyrique, M. Chassé doit la sierté de ses attitudes, la noblesse de son geste, & la belle entente de ses vêtemens, aux chefs - d'oeuvre de Sculpture & de Peinture qu'il a sçavamment observés.

La quatrieme enfin, la plus féconde & la plus négligée, c'est l'étude des originaux, & l'on n'en voit guere que dans les livres. Le monde est l'école d'un comédien; théatre immense où toutes les passions, tous les états, tous les caracteres sont en jeu. Mais comme la plûpart de ces modeles manquent de noblesse & de correction, l'imitateur peut s'y méprendre, s'il n'est d'ailleurs éclairé dans son choix. Il ne suffit donc pas qu'il peigne d'après nature, il faut encore que l'étude approfondie des belles proportions & des grands principes du dessein l'ait mis en état de la corriger.

L'étude de l'histoire & des ouvrages d'imagination, est pour lui ce qu'elle est pour le peintre & pour le sculpteur. Depuis que je lis Homere, dit un artiste célebre de nos jours (M. Bouchardon), les hommes me paroissent hauts de vingt piés.

Les livres ne présentent point de modele aux yeux, mais ils en offrent à l'esprit: ils donnent le ton à l'imagination & au sentiment; l'imagination & le sentiment le donnent aux organes. L'actrice qui liroit dans Virgile,

Illa graves oculos conata attollere, ursùs Deficit . . . . . . . . . . . . Ter sese attollens, cubitoque innixa levavit, Ter revoluta toro est, oculisque errantibus alto Quoesivit coelo lucem, ingemuitque reperta. L'actrice qui liroit cette peinture sublime, apprendroit à mourir sur le théatre. Dans la Pharsale, Afranius lieutenant de Pompée voyant son armée périr par la soif, demande à parler à César; il paroît devant lui, mais comment?

Servata precanti Majestas, non fracta malis; interque oriem Fortunam, casusque novos gerit omnia victi, Sed ducis, & veniam securo pectore poscit. Quelle image, & quelle leçon pour un acteur intelligent!

On a vû des exemples d'une belle déclamation sans étude, & même, dit - on, sans esprit; oui sans doute, si l'on entend par esprit la vivacité d'une conception légere qui se repose sur les riens, & qui voltige sur les choses. Cette sorte d'esprit n'est pas plus nécessaire pour joüer le rôle d'Ariane, qu'il ne l'a été pour composer les fables de la Fontaine & les tragédies de Corneille.

Il n'en est pas de même du bon esprit; c'est par lui seul que le talent d'un acteur s'étend & se plie à différens caracteres. Celui qui n'a que du sentiment, ne joue bien que son propre rôle; celui qui joint à l'ame l'intelligence, l'imagination & l'étude, s'affecte & se pénetre de tous les caracteres qu'il doit imiter; jamais le même, & toûjours ressemblant: ainsi l'ame, l'imagination, l'intelligence & l'étude, doivent concourir à former un excellent comédien. C'est par le défaut de cet accord, que l'un s'emporte où il devroit se posséder; que l'autre raisonne où il devroit sentir: plus de nuances, plus de vérité, plus d'illusion, & par conséquent plus d'interêt.

Il est d'autres causes d'une déclamation défectueuse; il en est de la part de l'acteur, de la part du poëte, de la part du public lui - même.

L'acteur à qui la nature a refusé les avantages de la figure & de l'organe, veut y suppléer à force d'art; mais quels sont les moyens qu'il employe? Les traits de son visage manquent de noblesse, il les charge d'une expression convulsive; sa voix est sourde ou foible, il la force pour éclater: ses positions naturelles n'ont rien de grand; il se met à la torture, & semble par une gesticulation outrée vouloir se couvrir de ses bras. Nous dirons à cet acteur, quelques applaudissemens qu'il arrache au peuple: Vous voulez corriger la nature, & vous la rendez monstrueuse; vous sentez vivement, parlez de même, & ne forcez rien: que votre visage soit muet; on sera moins blessé de son silence que de ses contorsions: les yeux pourront vous censurer, mais les coeurs vous applaudiront, & vous arracherez des larmes à vos critiques.

A l'égard de la voix, il en faut moins qu'on ne pense pour être entendu dans nos salles de spectacles, & il est peu de situations au théatre où l'on soit obligé d'éclater; dans les plus violentes même, qui ne sent l'avantage qu'a sur les cris & les éclats, l'expression d'une voix entrecoupée par les sanglots, ou étouffée par la passion? On raconte d'une actrice célebre qu'un jour sa voix s'éteignit dans la déclaration de Phédre: elle eut l'art d'en profiter; on n'entendit plus que les accens d'une ame épuisée de sentiment. On prit cet accident pour un effort de la passion, comme en effet il pouvoit l'être, & jamais cette scene admirable n'a fait sur les spectateurs une si violente impression. Mais dans cette actrice tout ce que la beaute a de plus touchant suppléoit à la foiblesse de l'organe. Le jeu retenu demande une vive expression dans les yeux & dans les traits, & nous ne balançons point à bannir du théatre celui à qui la nature a refusé tous ces secours à la fois. Une voix ingrate, des yeux muets & des traits inanimés, ne laissent aucun espoir au talent intérieur de se manifester au - dehors.

Quelles ressources au contraire n'a point sur la scene tragique celui qui joint une voix flexible, sonore, & touchante, à une figure expressive & majestueuse? & qu'il connoît peu ses intérêts, lorsqu'il employe un art mal - entendu à profaner en lui la noble simplicité de la nature?

Qu'on ne confonde pas ici une déclamation simple avec une déclamation froide, elle n'est souvent froide que pour n'être pas simple, & plus elle est simple, plus elle est susceptible de chaleur; elle ne fait point sonner les mots, mais elle fait sentir les choses; elle n'analyse point la passion, mais elle la peint dans toute sa force.

Quand les passions sont à leur comble, le jeu le plus fort est le plus vrai: c'est - là qu'il est beau de ne plus se posséder ni se connoître. Mais les décences? les décences exigent que l'emportement soit noble, & n'empêchent pas qu'il ne soit excessif. Vous voulez qu'Hercule soit maître de lui dans ses fureurs! n'entendez - vous pas qu'il ordonne à son fils d'aller assassiner sa mere? Quelle modération attendez - vous d'Orosmane? Il est prince, dites - vous; il est bien autre chose, il est amant, & il tue Zaïre. Hecube, Clitemnestre, Mérope, Déjanire, sont filles & femmes de héros; oüi, mais elles sont meres, & l'on veut égorger leurs enfans. Applaudissez à l'actrice (mademoiselle Duménil) qui oublie son rang, qui vous oublie, & qui s'oublie elle - même dans ces situations effroyables, & laissez dire aux ames de glace qu'elle devroit se posséder. Ovide a dit que l'amour se rencontroit rarement avec la majesté. Il en est ainsi de toutes les grandes passions; mais comme elles doivent avoir dans le style leurs gradations & leurs nuances, l'acteur doit les observer à l'exemple du poëte; c'est au style à suivre la marche du sentiment; c'est à la déclamation à suivre la marche du style, majestueuse & calme, violente & impétueuse comme lui. [p. 684]

Une vaine délicatesse nous porte à rire de ce qui fait frémir nos voisins, & de ce qui pénétroit les Athéniens de terreur ou de pitié: c'est que la vigueur de l'ame & la chaleur de l'imagination ne sont pas au même degré dans le caractere de tous les peuples. Il n'en est pas moins vrai qu'en nous la réflexion du moins suppléeroit au sentiment, & qu'on s'habitueroit ici comme ailleurs à la plus vive expression de la nature, si le goût méprisable des parodies n'y disposoit l'esprit à chercher le ridicule à côté du sublime: de - là cette crainte malheureuse qui abat & refroidit le talent de nos acteurs. Voyez Parodie.

Il est dans le public une autre espece d'hommes qu'affecte machinalement l'excès d'une déclamation outrée. C'est en faveur de ceux - ci que les Poëtes eux - mêmes excitent souvent les comédiens à charger le geste & à forcer l'expression, surtout dans les morceaux froids & foibles, dans lesquels au défaut des choses ils veulent qu'on enfle les mots. C'est une observation dont les acteurs peuvent profiter pour éviter le piége où les Poëtes les attirent. On peut diviser en trois classes ce qu'on appelle les beaux vers: dans les uns la beauté dominante est dans l'expression: dans les autres elle est dans la pensée; on conçoit que de ces deux beautés réunies se forme l'espece de vers la plus parfaite & la plus rare. La beauté du fond ne demande pour être sentie que le naturel de la prononciation; la forme pour éclater & se soûtenir par elle - même, a besoin d'une déclamation mélodieuse & sonnante. Le poëte dont les vers réuniront ces deux beautés, n'exigera point de l'acteur le fard d'un débit pompeux; il appréhende au contraire que l'art ne défigure ce naturel qui lui a tant coûté: mais celui qui sentira dans ses vers la foiblesse de la pensée ou de l'expression, ou de l'une & de l'autre, ne manquera pas d'exciter le comédien à les déguiser par le prestige de la déclamation: le comédien pour être applaudi se prétera aisément à l'artifice du poëte; il ne voit pas qu'on fait de lui un charlatan pour en imposer au peuple.

Cependant il est parmi ce même peuple d'excellens juges dans l'expression du sentiment. Un grand prince souhaitoit à Corneille un parterre composé de ministres, & Corneille en demandoit un composé de marchands de la rue saint Denis. Il entendoit par - là des esprits droits & des ames sensibles, sans préjugés, sans prétention. C'est d'un spectateur de cette classe, que dans une de nos provinces méridionales, l'actrice (mademoiselle Clairon) qui joue le rôle d'Ariane avec tant d'ame & de vérité, reçut un jour cet applaudissement si sincere & si juste. Dans la scene où Ariane cherche avec sa confidente quelle peut être sa rivale, à ce vers Est - ce Mégiste, Eglé, qui le rend infidele, l'actrice vit un homme qui les yeux en larmes se penchoit vers elle, & lui crioit d'une voix étouffée: c'est Phedre, c'est Phedre. C'est bien - là le cri de la nature qui applaudit à la perfection de l'art.

Le défaut d'analogie dans les pensées, de liaison dans le style, de nuances dans les sentimens, peut entraîner insensiblement un acteur hors de la déclamation naturelle. C'est une réflexion que nous avons faite, en voyant que les tragédies de Corneille étoient constamment celles que l'on déclamoit avec le plus de simplicité. Rien n'est plus difficile que d'être naturel dans un rôle qui ne l'est pas.

Comme le geste suit la parole, ce que nous avons dit de l'une peut s'appliquer à l'autre: la violence de la passion exige beaucoup de gestes, & comporte même les plus expressifs. Si l'on demande comment ces derniers sont susceptibles de noblesse, qu'on jette les yeux sur les forces du Guide, sur le Poetus antique, sur le Laocoon, &c. Les grands peintres ne feront pas cette difficulté. Les regles défendent, disoit Baron, de lever les bras au - dessus de la tête; mais si la passion les y por<cb-> te, ils feront bien: la passion en sait plus que les regles. Il est des tableaux dont l'imagination est émûe, & dont les yeux seroient blessés: mais le vice est dans le choix de l'objet, non dans la force de l'expression. Tout ce qui seroit beau en peinture, doit être beau sur le théatre. Et que ne peut - on y exprimer le desespoir de la soeur de Didon, tel qu'il est peint dans l'Enéide! Encore une fois, de combien de plaisirs ne nous prive point une vaine délicatesse? Les Athéniens plus sensibles & aussi polis que nous, voyoient sans dégoût Philoctete pansant sa blessure, & Pilade essuyant l'écume des levres de son ami étendu sur le sable.

L'abattement de la douleur permet peu de gestes; la réflexion profonde n'en veut aucun: le sentiment demande une action simple comme lui: l'indignation, le mépris, la fierté, la menace, la fureur concentrée, n'ont besoin que de l'expression des yeux & du visage; un regard, un mouvement de tête, voilà leur action naturelle; le geste ne feroit que l'affoiblir. Que ceux qui reprochent à un acteur de négliger le geste dans les rôles pathétiques de pere, ou dans les rôles majestueux de rois, apprennent que la dignité n'a point ce qu'ils appellent des bras. Auguste tendoit simplement la main à Cinna, en lui disant: soyons amis. Et dans cette réponse:

Connoissez - vous César pour lui parler ainsi?
César doit à peine laisser tomber un regard sur Ptolemée.

Ceux - là sur - tout ont besoin de peu de gestes, dont les yeux & les traits sont susceptibles d'une expression vive & touchante. L'expression des yeux & du visage est l'ame de la déclamation; c'est - là que les passions vont se peindre en caracteres de feu; c'est de - là que partent ces traits, qui nous pénetrent lorsque nous entendons dans Iphigénie, vous y serez ma fille: dans Andromaque, je ne t'ai point aimé cruel, qu'ai - je donc fait? dans Atrée, reconnois - tu ce sang? &c. Mais ce n'est ni dans les yeux seulement, ni seulement dans les traits, que le sentiment doit se peindre; son expression résulte de leur harmonie, & les fils qui les font mouvoir aboutissent au siége de l'ame. Lorsque Alvarès vient annoncer à Zamore & à Alzire l'arrêt qui les a condamnés, cet arrêt funeste est écrit sur le front de ce vieillard, dans ses regards abattus, dans ses pas chancelans; on frémit avant de l'entendre. Lorsque Ariane lit le billet de Thesée, les caracteres de la main du perfide se répetent comme dans un miroïr sur le visage pâlissant de son amante, dans ses yeux fixes & remplis de larmes, dans le tremblement de sa main. Les anciens n'avoient pas l'idée de ce degré d'expression; & tel est parmi nous l'avantage des salles peu vastes, & du visage découvert. Le jeu mixte & le jeu muet devoient être encore plus incompatibles avec les masques; mais il faut avoüer aussi que la plûpart de nos acteurs ont trop négligé cette partie, l'une des plus essentielles de la déclamation.

Nous appellons jeu mixte ou compose, l'expression d'un sentiment modifié par les circonstances, ou de plusieurs sentimens réunis. Dans le premier sens, tout jeu de théatre est un jeu mixte: car dans l'expression du sentiment doivent se fondre à chaque trait les nuances du caractere & de la situation du personnage; ainsi la férocité de Rhadamiste doit se peindre même dans l'expression de son amour; ainsi Pyrrhus doit mêler le ton du dépit & de la rage à l'expression tendre de ces paroles d'Andromaque qu'il a entendues, & qu'il répete en frémissant:

C'est Hector . . . . . . . . . . . . Voilà ses yeux, sa bouche, & déjà son audace, C'est lui - même; c'est toi cher époux que j'embrasse. Rien de plus varié dans ses détails que le monologue

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