ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

RECHERCHE Accueil Mises en garde Documentation ATILF ARTFL Courriel

Previous page

"848">

Si je pouvois m'assûrer qu'un témoin a bien vû, & qu'il a voulu me dire vrai, son témoignage pour moi deviendroit infaillible: ce n'est qu'à proportion des degrés de cette double assûrance que croît ma persuasion; elle ne s'élevera jamais jusqu'à une pleine démonstration, tant que le témoignage sera unique, & que je considérerai le témoin en particulier; parce que quelque connoissance que j'aye du coeur humain, je ne le connoîtrai jamais assez parfaitement pour en deviner les divers caprices, & tous les ressorts mystérieux qui le font mouvoir. Mais ce que je chercherois envain dans un témoignage, je le trouve dans le concours de plusieurs témoignages, parce que l'humanité s'y peint; je puis, en conséquence des lois que suivent les esprits, assûrer que la seule vérité a pû réunir tant de personnes, dont les intérêts sont si divers, & les passions si opposées. L'erreur a différentes formes, selon le tour d'esprit des hommes, selon les préjugés de religion & d'éducation dans lesquels ils sont nourris: si donc je les vois, malgré cette prodigieuse variété de préjugés qui différencient si fort les nations, se réunir dans la déposition d'un même fait, je ne dois nullement douter de sa réalité. Plus vous me prouverez que les passions qui gouvernent les hommes sont bisarres, capricieuses, & déraisonnables, plus vous serez éloquent à m'exagérer la multiplicité d'erreurs que font naître tant de préjugés différens; & plus vous me confirmerez, à votre grand étonnement, dans la persuasion où je suis, qu'il n'y a que la vérité qui puisse faire parler de la mîme maniere tant d'hommes d'un caractere opposé. Nous ne saurions donner l'être à la vérité; elle existe indépendamment de l'homme: elle n'est donc sujette ni de nos passions ni de nos préjugés: l'erreur au - contraire qui n'a d'autre réalité que celle que nous lui donnons, se trouve par sa dépendance obligée de prendre la forme que nous voulons lui donner: elle doit donc être toûjours par sa nature marquée au coin de celui qui l'a inventée; aussi est - il facile de connoître la trempe de l'esprit d'un homme aux erreurs qu'il débite. Si les livres de morale, au lieu de contenir les idées de leur auteur, n'étoient, comme ils doivent être, qu'un recueil d'expériences sur l'esprit de l'homme, je vous y renvoyerois pour vous convaincre du principe que j'avance. Choisissez un fait éclatant & qui intéresse, & vous verrez s'il est possible que le concours des témoins qui l'attestent puisse vous tromper. Rappellez - vous la glorieuse journée de Fontenoi; pûtes - vous douter de la victoire signalée remportée par les François, après la déposition d'un certain nombre de témoins? vous ne vous occupâtes dans cet instant ni de la probité ni de la sincérité des témoins; le concours vous entraîna, & votre foi ne pût s'y refuser. Un fait éclatant & intéressant entraîne des suites après lui: ces suites servent merveilleusement à confirmer la déposition des témoins; elles sont aux contemporains ce que les monumens sont à la postérité: comme des tableaux répandus dans tout le pays que vous habitez, elles représentent sans cesse à vos yeux le fait qui vous intéresse: faites - les entrer dans la combinaison que vous ferez des témoins ensemble, & du fait avec les témoins; il en résultera une preuve d'autant plus forte, que toute entrée sera fermée à l'erreur; car ces faits ne sauroient se prêter aux passions & aux intérêts des témoins.

Vous demandez, me dira - t - on, pour être assûré d'un fait invariablement, que les témoins qui vous le rapportent ayent des passions opposées & des intérêts divers: mais si ces caracteres de vérité, que je ne desavoue point, étoient uniques, on pourroit douter de certains faits qui tiennent non - seulement à la religion, mais qui même en sont la base. Les apôtres n'avoient ni des passions opposées ni des intérêts di<cb-> vers: votre combinaison, continuera - t - on, devenant par - là impossible, nous ne pourrons point nous assûrer des faits qu'ils attestent.

Cette difficulté seroit sans doute mieux placée ailleurs, où je discuterai les faits de l'évangile: mais il faut arrêter des soupçons injustes ou ignorans. De tous les faits que nous croyons, je n'en connois aucun qui soit plus susceptible de la combinaison dont je parle, que les faits de l'évangile. Cette combinaison est même ici plus frappante, & je crois qu'elle acquiert un degré de force, parce qu'on peut combiner les témoins entr'eux & encore avec les faits. Que veut - on dire lorsqu'on avance que les apôtres n'avoient ni des passions opposées ni des intérêts divers, & que toute combinaison par rapport à eux est impossible? A Dieu ne plaise que je veuille prêter ici des passions à ces premiers fondateurs d'une religion certainement divine; je sai qu'ils n'avoient d'autre intérêt que celui de la vérité: mais je ne le sai que parce que je suis convaincu de la vérité de la religion Chrétienne; & un homme qui fait les premiers pas vers cette religion peut, sans que le Chrétien qui travaille à sa conversion doive le trouver mauvais, raisonner sur - les apôtres comme sur le reste des hommes. Pourquoi les apôtres n'étoient - ils conduits ni par la passion ni par l'intérêt? c'est parce qu'ils défendoient une vérité, qui écartoit loin d'elle & la passion & l'intérêt. Un Chrétien instruit dira donc à celui qu'il veut convaincre de la religion qu'il professe: si les faits que les apôtres rapportent n'étoient point vrais, quelqu'intérêt particulier ou quelque passion favorite les auroient portés à défendre si opiniâtrément l'imposture, parce que le mensonge ne peut devoir son origine qu'à la passion & à l'intérêt: mais, continuera ce Chrétien, personne n'ignore que sur un certain nombre d'hommes il doit s'y trouver des passions opposées & des intérêts divers; ils ne s'accorderoient donc point s'ils avoient été guidés par la passion & par l'intérêt: on est donc forcé d'avoüer que la seule vérité forme cet accord. Son raisonnement recevra une nouvelle force, lorsqu'après avoir comparé les personnes entr'elles, il les rapprochera des faits. Il s'appercevra d'abord qu'ils sont d'une nature à ne favoriser aucune passion, & qu'il ne sauroit y avoir d'autre intérêt que celui de la vérité qui eût pû les engager à les attester. Je ne dois pas étendre d'avantage ce raisonnement; il suffit qu'on voie que les faits de la religion Chrétienne sont susceptibles des caracteres de vérité que nous assignons.

Quelqu'un me dira peut - être encore: pourquoi vous obstinez - vous à séparer la probabilité de la certitude? pourquoi ne convenez - vous point avec tous ceux qui ont écrit sur l'évidence morale, qu'elle n'est qu'un amas de probabilités?

Ceux qui me font cette difficulté, n'ont jamais examiné de bien près cette matiere. La certitude est par elle - même indivisible: on ne sauroit la diviser sans la détruire. On l'apperçoit dans un certain point fixe de combinaison, & c'est celui où vous avez assez de témoins pour pouvoir assûrer qu'il y a des passions opposées ou des intérêts divers, ou si l'on veut encore, lorsque les faits ne peuvent s'accorder ni avec les passions ni avec les intérêts de ceux qui les rapportent; en un mot, lorsque du côté des témoins ou du côté du fait on voit évidemment qu'il ne sauroit y avoir d'unité de motif. Si vous ôtez quelque circonstance nécessaire à cette combinaison, la certitude du fait disparoîtra pour vous. Vous serez obligés de vous rejetter sur l'examen des témoins qui restent, parce que n'en ayant pas assez pour qu'ils puissent représenter le caractere de l'humanité, vous êtes obligés d'examiner chacun en particulier. Or voilà la différence essentielle entre la probabilité & la [p. 849] certitude; celle - ci prend sa source dans les lois générales que tous les hommes suivent, & l'autre dans l'étude du coeur de celui qui vous parle; l'une est susceptible d'accroissement, & l'autre ne l'est point. Vous ne seriez pas plus certain de l'existence de Rome, quand même vous l'auriez sous vos yeux; votre certitude changeroit de nature, puisqu'elle seroit physique: mais votre croyance n'en deviendroit pas plus inébranlable. Vous me présentez plusieurs témoins, & vous me faites part de l'examen réfléchi que vous avez fait de chacun en particulier; la probabilité sera plus ou moins grande selon le degré d'habileté que je vous connois à pénétrer les hommes. Il est évident que ces examens particuliers tiennent toûjours de la conjecture; c'est une tache dont on ne peut les laver. Multipliez tant que vous voudrez ces examens; si votre tête retrécie ne saisit pas la loi que suivent les esprits, vous augmenterez, il est vrai, le nombre de vos probabilités: mais vous n'acquerrez jamais la certitude. Je sens bien ce qui fait dire que la certitude n'est qu'un amas de probabilités; c'est parce qu'on peut passer des probabilités à la certitude; non qu'elle en soit, pour ainsi dire, composée, mais parce qu'un grand nombre de probabilités demandant plusieurs témoins, vous met à portée, en laissant les idées particulieres, de porter vos vûes sur l'homme tout entier. Bien loin que la certitude résulte de ces probabilités, vous êtes obligé, comme vous voyez, de changer d'objet pour y atteindre. En un mot, les probabilités ne servent à la certitude, que parce que par les idées particulieres vous passez aux idées générales. Après ces réflexions il ne sera pas difficile de sentir la vanité des calculs d'un Géometre Anglois, qui a prétendu supputer les différens degrés de certitude que peuvent procurer plusieurs témoins: il suffira de mettre cette difficulté sous les yeux pour la faire évanoüir.

Selon cet auteur, les divers degrés de probabilité nécessaires pour rendre un fait certain, sont comme un chemin dont la certitude seroit le terme. Le premier témoin, dont l'autorité est assez grande pour m'assûrer le fait à demi, ensorte qu'il y ait égal pari à faire pour & contre la vérité de ce qu'il m'annonce, me fait parcourir la moitié du chemin. Un témoin aussi croyable que le premier, qui m'a fait parcourir la moitié de tout le chemin, par cela même que son témoignage est du même poids, ne me fera parcourir que la moitié de cette moitié, ensorte que ces deux témoins me feront parcourir les trois quarts du chemin. Un troisieme qui surviendra ne me fera avancer que de la moitié sur l'espace restant, que les deux autres m'ont laissé à parcourir; son témoignage n'excédant point celui des deux premiers, pris séparément, il ne doit comme eux me faire parcourir que la moitié du chemin quelle qu'en soit l'étendue. En voici la raison sans doute, c'est que chaque témoin peut seulement détruire dans mon esprit la moitié des raisons qui s'opposent à l'entiere certitude du fait.

Le Géometre Anglois, comme on voit, examine chaque témoin en particulier, puisqu'il évalue le témoignage de chacun pris séparément; il ne suit donc pas le chemin que j'ai tracé pour arriver à la certitude. Le premier témoin me fera parcourir tout le chemin, si je puis m'assûrer qu'il ne s'est point trompé, & qu'il n'a pas voulu m'en imposer sur le fait qu'il me rapporte. Je ne saurois, je l'avoüe, avoir cette assûrance: mais examinez - en la raison, & vous vous convaincrez que ce n'est que parce que vous ne pouvez pas connoître les passions qui l'agitent, ou l'intérêt qui le fait agir. Toutes vos vûes doivent donc se tourner du côté de cet inconvénient. Vous passez à l'examen du second témoin, ne deviez - vous pas vous appercevoir que devant raisonner sur ce second témoin comme vous avez fait sur le premier, la même difficulté reste toûjours? Aurez - vous recours à l'examen d'un troisieme, ce ne seront jamais que des idées particulieres: ce qui s'oppose à votre certitude; c'est le coeur des témoins que vous ne connoissez pas: cherchez donc un moyen de le faire paroître, pour ainsi dire à vos yeux; or c'est ce que procure un grand nombre de témoins. Vous n'en connoissez aucun en particulier; vous pouvez pourtant assûrer qu'aucun complot ne les a réunis pour vous tromper. L'inégalité des conditions, la distance des lieux, la nature du fait, le nombre des témoins, vous font connoître, sans que vous puissiez en douter, qu'il y a parmi eux des passions opposées & des intérêts divers. Ce n'est que lorsque vous êtes parvenu à ce point, que la certitude se présente à vous; ce qui est, comme on voit, totalement soustrait au calcul.

Prétendez - vous, m'a - t - on dit, vous servir de ces marques de vérité pour les miracles comme pour les faits naturels? Cette question m'a toûjours surpris. Je répons à mon tour: est - ce qu'un miracle n'est pas un fait? Si c'est un fait, pourquoi ne puis - je pas me servir des mêmes marques de vérité pour les uns comme pour les autres? Seroit - ce parce que le miracle n'est pas compris dans l'enchaînement du eours ordinaire des choses? Il faudroit que ce en quoi les miracles different des faits naturels, ne leur permît pas d'être susceptibles des mêmes marques de vérité, ou que du moins elles ne pûssent pas faire la même impression. En quoi different - ils donc? Les uns sont produits par des agens naturels, tant libres que nécessaires; les autres par une force qui n'est point renfermée dans l'ordre de la nature. Je vois donc Dieu qui produit l'un, & la créature qui produit l'autre (je ne traite point ici la question des miracles); qui ne voit que cette différence dans les causes ne suffit pas pour que les mêmes caracteres de vérité ne puissent leur convenir également? La regle invariable que j'ai assignée pour s'assûrer d'un fait, ne regarde ni leur nature, c'est - à - dire s'ils sont naturels ou surnaturels, ni les causes qui les produisent. Quelque différence que vous trouviez donc de ce côté - là, elle ne sauroit s'étendre jusqu'à la regle qui n'y touche point. Une simple supposition fera sentir combien ce que je dis est vrai: qu'on se représente un monde où tous les évenemens miraculeux qu'on voit dans celui - ci, ne soient que des suites de l'ordre établi dans celui - là. Fixons nos regards sur le cours du soleil pour nous servir d'exemple: supposons que dans ce monde imaginaire le soleil suspendant sa course au commencement des quatre différentes saisons de l'année, le premier jour en soit quatre fois plus long qu'à l'ordinaire. Continuez à faire joüer votre imagination, & transportez - y les hommes tels qu'ils sont, ils seront témoins de ce spectacle bien nouveau pour eux. Peut - on nier que sans changer leurs organes ils fussent en état de s'assûrer de la longueur de ce jour? Il ne s'agit encore, comme on voit, que des témoins oculaires, c'est - à - dire si un homme peut voir aussi facilement un miracle qu'un fait naturel; il tombe également sous les sens: la difficulté est donc levée quant aux témoins oculaires. Or ces témoins qui nous rapportent un fait miraculeux, ont - ils plus de facilité pour nous en imposer que sur tout autre fait? & les marques de vérité que nous avons assignées ne reviennent - elles point avec toute leur force? Je pourrai combiner également les témoins ensemble; je pourrai connoître si quelque passion ou quelque intérêt commun les fait agir; il ne faudra, en un mot, qu'examiner l'homme, & consulter les lois générales qu'il suit; tout est égal de part & d'autre.

Vous allez trop loin, me dira - t - on, tout n'est point égal; je sai que les caracteres de vérité que vous avez assignés ne sont point inutiles pour les faits miraculeux: mais ils ne sauroient faire la même impression

Next page


The Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic Text Services (ETS) of the University of Chicago.

PhiloLogic Software, Copyright © 2001 The University of Chicago.