ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"668"> vit une génération de gens qui ne pouvoient avoir de patrimoine, ni souffrir que d'autres en eussent. Sylla, dans la fureur de ses entreprises, avoit fait des choses qui mirent Rome dans l'impossibilité de conserver sa liberté. Il ruina dans son expédition d'Asie toute la discipline militaire: il accoutuma son armée aux rapines, & lui donna des besoins qu'elle n'avoit jamais eu; il corrompit une fois des soldats qui devoient, dans la suite, corrompre les capitaines.

Il entra à main armée dans Rome, & enseigna aux généraux romains à violer l'asyle de la liberté. Il donna les terres des citoyens aux soldats, & il les rendit avides pour jamais; car dès ce moment il n'y eut plus un homme de guerre qui n'attendît une occasion qui pût mettre les biens de ses concitoyens entre ses mains.

Dans cette position, la république devoit nécessairement périr; il n'étoit plus question que de savoir comment & par qui elle seroit abattue. Trois hommes également ambitieux effaçoient alors les autres citoyens de Rome, par leur naissance, par leur crédit, par leurs exploits, & par leurs richesses, Cnéïus Pompéïus, Caïus Julius César, & Marcus Licinius Crassus.

Caracteres de Crassus. Ce dernier de la maison Licinia, & célebre par sa mort chez les Parthes, étoit fils de Crassus le censeur. Ne pouvant vivre en sûreté à Rome, parce qu'il avoit été proscrit par Cinna & Marius, il se sauva en Espagne, où Vibius, un de ses amis, le tint caché pendant huit mois dans une caverne. De - là il se rendit en Afrique auprès de Sylla, qui lui donna d'abord la commission d'aller dans le pays des Marses, pour y faire de nouvelles levées; mais comme il falloit passer dans différens quartiers de l'armée ennemie, Crassus avoit besoin d'une escorte, il la demanda à Sylla. Ce général, qui vouloit accoutumer ses officiers à des entreprises hardies, lui répondit fierement: « Je te donne pour gardes ton pere, ton frere, tes parens, & tes amis qui ont été massacrés par nos tirans, & dont je veux venger la mort ». Crassus touché de ce discours, & plein du desir de se distinguer, partit sans répliquer, passa au - travers de différens corps de l'armée ennemie, leva un grand nombre de troupes par son crédit, vint rejoindre Sylla, & partagea depuis avec lui tous les périls & toute la gloire de cette guerre.

Dans le même tems, le jeune Pompée n'ayant pas encore vingt - trois ans, tailla en pieces la cavalerie gauloise aux ordres de Brutus, joignit Sylla avec trois légions, & se lia d'amitié & d'intérêt avec Crassus.

Sylla devenu dictateur perpétuel, ou, pour mieux dire, le maître absolu de Rome, disposa souverainement des biens de ses concitoyens, qu'il regardoit comme faisant partie de ses conquêtes; & Crassus, dans cette confiscation, eut le choix de tout ce qui pouvoit flatter son avarice: Sylla, aussi libéral envers ses amis, que dur & inexorable envers ses ennemis, se faisoit un plaisir de répandre à pleines mains les trésors de la république sur ceux qui s'étoient attachés à sa fortune. Voilà la principale source des richesses de Crassus.

Elles n'amollirent point sa valeur. Il y avoit déja trois ans que la guerre civile duroit en Italie, avec autant de honte que de désavantage pour la république, lorsque le sénat lui en donna la conduite. La fortune changea sous cet habile général; il rétablit la discipline militaire, défit les troupes de Spartacus, & remporta un victoire complette.

De retour à Rome l'an 683, sa faction se réunit à celle de Pompée; & comme il avoit passé par la charge de préteur, il fut élu consul. On déféra la même dignité à Pompée, quoiqu'il ne fût que simple chevalier, qu'il n'eût pas été seulement questeur, & qu'à peine il eût trente - quatre ans; mais sa haute réputation & l'éclat de ses victoires couvrirent ces irrégularités; on ne crut pas qu'un citoyen qui avoit été honoré du triomphe avant l'âge de vingt - quatre ans & avant que d'avoir entrée au sénat, dût être assujetti aux regles ordinaires.

Il sembloit que Pompée & Crassus eussent renoncé au triomphe, étant entrés dans Rome pour demander le consulat; mais, après leur élection, on fut surpris qu'ils prétendissent encore au triomphe, comme s'ils étoient restés chacun à la tête de leurs armées. Ces deux hommes également ambitieux & puissans vouloient retenir leurs troupes, moins pour la cérémonie du triomphe, que pour conserver plus de force & d'autorité l'un contre l'autre. Crassus, pour gagner l'affection du peuple, fit dresser mille tables où il traita toute la ville, & fit distribuer en même tems aux familles du petit peuple du blé pour les nourrir pendant trois mois. On ne sera pas surpris de cette libéralité, si l'on considere que Crassus regorgeoit de richesses, & possédoit la valeur de plus de sept mille talens de bien, c'est - à - dire plus de trente millions de notre monnoie; & c'étoit par ces sortes de dépenses publiques que les grands de Rome achetoient les suffrages de la multitude.

Pompée de son côté, pour renchérir sur les bienfaits de Crassus, & pour mettre dans ses intérêts les tribuns du peuple, fit recevoir des lois qui rendoient à ces magistrats toute l'autorité dont ils avoient été privés par celles de Sylla.

Enfin ces deux hommes ambitieux se réunirent, s'embrasserent; & après avoir triomphé l'un & l'autre, ils licencierent de concert leurs armées.

Caractere de Pompée. Mais Pompée attira sur lui, pour ainsi dire, les yeux de toute la terre. C'étoit, au rapport de Cicéron, un personnage ne pour toutes les grandes choses, & qui pouvoit atteindre à la suprème éloquence, s'il n'eût mieux aimé cultiver les vertus militaires, & si son ambition ne l'eût porté à des honneurs plus brillans. Il fut général avant que d'être soldat, & sa vie n'offrit qu'une suite continuelle de victoires. Il fit la guerre dans les trois parties du monde, & il en revint toujours victorieux. Il vainquit dans l'Italie Carinat & Carbon du par i de Marius; Domitius, dans l'Afrique; Sertorius, ou pour mieux dire Perpenna, dans l'Espagne; les pirates de Cilicie sur la mer Méditeranée; & depuis la défaite de Catilina, il revint à Rome vainqueur de Mithridate & de Tigrane. Par tant de victoires & de conquêtes, il acquit un plus grand nom que les Romains ne souhaitoient, & qu'il n'avoit osé lui - même espérer.

Dans ce haut degré de gloire où la fortune le conduisit comme par la main, il crut qu'il étoit de sa dignité de se familiariser moins avec ses concitoyens. Il paroissoit rarement en public; & s'il sortoit de sa maison, on le voyoit toujours accompagné d'une foule de ses créatures, dont le cortege nombreux représentoit mieux la cour d'un grand prince, que la suite d'un citoyen de la république. Ce n'est pas qu'il abusât de son pouvoir, mais dans un ville libre on voyoit avec peine qu'il affectât des manieres de souverain.

Accoutumé dès sa jeunesse au commandement des armées, il ne pouvoit se réduire à la simplicité d'une vie privée. Ses moeurs à la vérité étoient pures & sans tâche: on le louoit même avec justice de sa tempérance; personne ne le soupçonna jamais d'avarice, & il recherchoit moins dans les dignités qu'il briguoit la puissance, qui en est inséparable, que les honneurs & l'éclat dont elles étoient environnées.

Deux fois Pompée retournant à Rome, maître d'opprimer la république, eut la modération de con<pb-> [p. 669] gédier ses armées avant que d'y entrer, pour s'assûrer les éloges du sénat & du peuple; son ambition étoit plus lente & plus douce que celle de César: il aspiroit à la dictature par les suffrages de la république; il ne pouvoit consentir à usurper la puissance, mais il auroit desiré qu'on la lui remît entre les mains. Il vouloit des honneurs qui le distinguassent de tous les capitaines de son tems.

Modéré en tout le reste, il ne pouvoit souffrir sur sa gloire aucune comparaison. Toute égalité le blessoit, & il eût voulu, ce semble, être le seul général de la république, quand il devoit se contenter d'être le premier. Cette jalousie du commandement lui attira un grand nombre d'ennemis, dont César, dans la suite, fut le plus dangereux & le plus redoutable; l'un ne voulut point d'égal, comme nous venons de dire, & l'autre ne pouvoit souffrir de supérieur. Cette concurrence ambitieuse dans les deux premiers hommes de l'univers causa les révolutions, dont nous allons indiquer l'origine & le succès à la suite du portrait de César.

Caractere de César. Il étoit né de l'illustre famille des Jules, qui, comme toutes les grandes maisons, avoit sa chimere, en se vantant de tirer son origine d'Anchise & de Vénus. C'étoit l'homme de son tems le mieux fait, adroit à toutes sortes d'exercices, infatigable au travail, plein de valeur, & d'un courage élevé; vaste dans ses desseins, magnifique dans sa dépense, & libéral jusqu'à la profusion. La nature, qui sembloit l'avoir fait naître pour commander au reste des hommes, lui avoit donné un air d'empire, & de la dignité dans ses manieres. Mais cet air de grandeur étoit tempéré par la douceur & la facilité de ses moeurs. Son éloquence insinuante & invincibie étoit encore plus attachée aux charmes de sa personne, qu'à la force de ses raisons. Ceux qui étoient assez durs pour résister à l'impression que faisoient tant d'aimables qualités, n'échappoient point à ses bienfaits: & il commença par gagner les coeurs, comme le fondement le plus solide de la domination à laquelle il aspiroit.

Né simple citoyen d'une république, il forma, dans une condition privée, le projet d'assujettir sa patrie. La grandeur & les périls d'une pareille entreprise ne l'épouvanterent point. Il ne trouva rien au - dessus de son ambition, que l'étendue immense de ses vues. Les exemples récens de Marius & de Sylla lui firent comprendre, qu'il n'étoit pas impossible de s'élever à la souveraine puissance: mais sage jusque dans ses desirs immodérés, il distribua en différens tems l'exécution de ses desseins. Doué d'un esprit toujours juste, malgré son étendue, il n'alla que par degrés au projet de la domination; & quelque éclatantes qu'ayent été depuis ses victoires, elles ne doivent passer pour de grandes actions, que parce qu'elles furent toujours la suite & l'effet de grands desseins.

A peine Sylla fut - il mort, que César se jetta dans les affaires: il y porta toute son ambition. Sa naissance, une des plus illustres de la république, devoit l'attacher au parti du sénat & de la noblesse; mais neveu de Marius & gendre de Cinna, il se déclara pour leur faction, quoiqu'elle eût été comme dissipée depuis la dictature de Sylla. Il entreprit de relever ce parti qui étoit celui du peuple, & il se flatta d'en devenir bien - tôt le chef, au - lieu qu'il lui auroit fallu plier sous l'autorité de Pompée, qui étoit à la tête du sénat.

Sylla avoit fait abattre pendant sa dictature les trophées de Marius. César n'étoit encore qu'édile, qu'il fit faire secrétement par d'excellens artistes la statue de Marius, couronné par les mains de la Victoire. Il y ajouta des inscriptions à son honneur, qui faisoient mention de la défaite des Cimbres, & il fit placer de nuit ces nouveaux trophées dans le capitole. Tout le peuple accourut en foule le matin pour voir ce nouveau spectacle. Les partisans de Sylla se récrierent contre une entreprise si hardie; on ne douta point que César n'en fût l'auteur. Ses ennemis publioient qu'il aspiroit à la tyrannie, & qu'on devoit punir un homme qui osoit de son autorité privée relever des trophées, qu'un souverain magistrat avoit fait abattre. Mais le peuple dont Marius s'étoit déclaré protecteur, donnoit de grandes louanges à César, & disoit qu'il étoit le seul qui, par son courage, méritât de succéder aux dignités de Marius. Aussi les principaux de chaque tribu ne furent pas long - tems sans lui donner des preuves de leur dévouement à ses intérêts.

Après la mort du grand pontife Métellus, il obtint cet emploi, passa avec facilité à la préture, & en sortant de cette charge, le peuple lui déféra le gouvernement de l'Espagne.

César en possession de ce gouvernement, porta la guerre dans la Galice & dans la Lusitanie, qu'il soumit à l'empire Romain; mais dans cette conquête il ne négligea pas ses intérêts particuliers. Il s'empara par des contributions violentes, de tout l'or & l'argent de ces provinces, & il revint à Rome chargé de richesses, dont il se servit pour se faire de nouvelles créatures, par des libéralités continuelles; sa maison leur étoit ouverte en tout tems; rien ne leur étoit caché que son coeur, toujours impénétrable même à ses plus chers amis.

On ne doutoit point qu'il ne se fût mis à la tête de la conjuration de Catilina, si elle eût réussi; & ce fameux rebelle qui croyoit ne travailler que pour sa propre grandeur, se fût vu enlever le fruit de son crime, par un homme plus autorisé que lui dans son propre parti, & qui avoit eu l'adresse de ne lui laisser que le péril de l'exécution. Cependant le mauvais succès de cette entreprise, & le souvenir de la mort des Gracques, assassinés aux yeux de la multitude qui les adoroit, lui firent comprendre que la faveur seule du peuple ne suffisoit pas pour le succès de ses affaires: & il jugea bien qu'il ne s'éleveroit jamais jusqu'à la souveraine puissance, sans le commandement des armées, & sans avoir un parti dans le sénat.

Formation du premier triumvirat. Ce corps si auguste étoit alors partagé entre Pompée & Crassus, ennemis & rivaux dans le gouvernement; l'un le plus puissant, & l'autre le plus riche de Rome. La république tiroit au - moins cet avantage de leur division, qu'en partageant le sénat, elle tenoit leur puissance en équilibre, & maintenoit la liberté. César résolut de s'unir tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre, & d'emprunter pour ainsi - dire leur crédit de tems - entems; dans la vue de s'en servir pour parvenir plus aisément au consulat & au commandement des armées. Mais comme il ne pouvoit ménager en même tems l'amitié de deux ennemis déclarés, il ne songea d'abord qu'à les réconcilier. Il y réussit, & lui seul tira toute l'utilité d'une réconciliation si pernicieuse à la liberté publique. Il sut persuader à Pompée & à Crassus de lui confier, comme en dépôt, le consulat, qu'ils n'auroient pas vu sans jalousie passer entre les mains de leurs partisans. Il fut élu consul avec Calphurnius Bibulus, par le concours des deux factions. Il en gagna secrétement les principaux, dont il forma un troisieme parti, qui opprima dans la suite ceux mêmes qui avoient le plus contribué à son élévation.

Rome se vit alors en proie à l'ambition de trois hommes qui, par le crédit de leurs factions réunies, disposerent souverainement des dignités & des emplois de la république. Crassus toujours avare, & trop riche pour un particulier, songeoit moins à grossir son parti, qu'à amasser de nouvelles richesses. Pompée content des marques extérieures de respect

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