ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"469"> pénétré, entouré de toutes parts, d'exister par la vertu de Dieu, de ne pouvoir exister ni sans lui, ni hors de lui. Il faut de plus que la substance divine soit le sujet d'inhérence d'une chose, tout comme selon l'opinion commune l'ame humaine est le sujet d'inhérence du sentiment & de la douleur, & le corps le sujet d'inhérence du mouvement, du repos & de la figure. Répondez présentement; & si vous dites que, selon Spinosa, la substance de Dieu n'est pas de cette maniere, le sujet d'inhérence de cette étendue, ni du mouvement, ni des pensées humaines; je vous avouerai que vous en faites un philosophe orthodoxe qui n'a nullement mérité qu'on lui fît les objections qu'on lui a faites, & qui méritoit seulement qu'on lui reprochât de s'être fort tourmenté pour embarrasser une doctrine que tout le monde savoit, & pour forger un nouveau système, qui n'étoit bâti que sur l'équivoque d'un mot. Si vous dites qu'il a prétendu que la substance divine est le sujet d'inhérence de la matiere & de toutes les diversités de l'étendue & de la pensée, au même sens que, selon Descartes, l'étendue est le sujet d'inhérence du mouvement, l'ame de l'homme est le sujet d'inhérence des sensations & des passions; j'ai tout ce que je demande, c'est ainsi que j'ai entendu Spinosa, c'est là - dessus que toutes mes objections sont fondées.

Le précis de tout ceci est une question de fait touchant le vrai sens du mot modification dans le systeme de Spinosa. Le faut - il prendre pour la même chose qu'une substance créée, ou le faut - il prendre au sens qu'il a dans le systeme de M. Descartes? Je crois que le bon parti est le dernier, car dans l'autre sens Spinosa auroit reconnu des créatures distinctes de la substance divine, qui eussent été faites ou de rien ou d'une matiere distincte de Dieu. Or il seroit facile de prouver par un grand nombre de passages de ses livres, qui n'admet ni l'une, ni l'autre de ces deux choses. L'étendue, selon lui, est un attribut de Dieu. Il s'ensuit de - là que Dieu essentiellement, éternellement, nécessairement est une substance étendue, & que l'étendue lui est aussi propre que l'existence; d'où il résulte que les diversités particulieres de l'étendue, qui sont le soleil, la terre, les arbres, les corps des bêtes, les corps des hommes sont en Dieu, comme les philosophes de l'école supposent qu'elles sont dans la matiere premiere. Or si ces philosophes supposoient que la matiere premiere est une substance simple & parfaitement unique, ils concluroient que le soleil & la terre sont réellement la même substance. Il faut donc que Spinosa conclue la même chose. S'il ne disoit pas que le soleil est composé de l'étendue de Dieu, il faudroit qu'il avouât que l'étendue du soleil a été faite de rien; mais il nie la création: il est donc obligé de dire que la substance de Dieu est la cause matérielle du soleil, ce qui compose le soleil, subjectum ex quo; & par conséquent que le soleil n'est pas distingué de Dieu, que c'est Dieu lui - même, & Dieu tout entier, puisque, selon lui, Dieu n'est point un être composé de parties. Supposons pour un moment qu'une masse d'or ait la force de se convertir en assiettes, en plats, en chandeliers, en écuelles, &c. elle ne sera point distincte de ces assiettes & de ces plats: & si l'on ajoute qu'elle est une masse simple & non - composée de parties, il sera certain qu'elle est toute dans chaque assiette & dans chaque chandelier; car si elle n'y étoit point toute, elle se seroit partagée en diverses pieces; elle seroit donc composée de parties, ce qui est contre la supposition. Alors ces propositions réciproques ou convertibles seroient véritables, le chandelier est la masse d'or, la masse d'or est le chandelier. Voilà l'image du Dieu de Spinosa, il a la force de se changer ou de se modisier en terre, en lune, en mer, en arbre, &c. & il est absolument un, & sans nulle composition de par<cb-> ties. Il est donc vrai qu'on peut assurer que la terre est Dieu, que la lune est Dieu, que la terre est Dieu tout entier, que la lune l'est aussi, que Dieu est la terre, que Dieu tout entier est la lune.

On ne peut trouver que ces trois manleres, selon lesquelles les modifications de Spinosa soient en Dieu; mais aucune de ces manieres n'est ce que les autres philosophes disent de la substance créée. Elle est en Dieu, disent - ils, comme dans sa cause efficiente, & par conséquent elle est distincte de Dieu réellement & totalement. Mais, selon Spinosa, les créatures sont en Dieu, ou comme l'effet dans la cause matérielle, ou comme l'accident dans son sujet d'inhésion, ou comme la forme du chandelier dans l'étain dont on le compose. Le soleil, la lune, les arbres en tant que ce sont des choses à trois dimensions, sont en Dieu comme dans la cause matérielle dont leur étendue est composée: il y a donc identité entre Dieu & le soleil, &c. Les mêmes arbres en tant qu'ils ont une forme qui les distingue des pierres, sont en Dieu, comme la forme du chandelier est dans l'étain. Etre chandelier n'est qu'une maniere d'être de l'étain. Le mouvement des corps & des pensées des hommes sont en Dieu, comme les accidens des péripatéticiens sont dans sa substance créée. Ce sont des entités inhérentes à leur sujet, & qui n'en sont point composées, & qui n'en font point partie.

Un apologiste de Spinosa soutient que ce philosophe n'attribue point à Dieu l'étendue corporelle, mais seulement une étendue intelligible, & qui n'est point imaginable. Mais si l'étendue des corps que nous voyons & que nous imaginons n'est point l'étendue dé Dieu, d'où est - elle venue, comment a - t - elle été faite? Si elle a été produite de rien, Spinosa est orthodoxe, son systeme devient nul. Si elle a été produite de l'étendue intelligible de Dieu, c'est encore une vraie création, car l'étendue intelligible n'étant qu'une idée, & n'ayant point réellement les trois dimensions, ne peut point fournir l'étoffe ou la matiere de l'étendue formellement existante hors de l'entendement. Outre que si l'on distingue deux especes d'étendue, l'une intelligible, qui appartient à Dieu, l'autre imaginable, qui appartient aux corps, il faudra aussi admettre deux sujets de ces étendues distincts l'un de l'autre, & alors l'unité de substance est renversée, tout l'édifice de Spinosa va par terre.

M. Bayle, comme on peut le voir par tout ce que nous avons dit, s'est principalement attaché à la supposition que l'étendue n'est pas un être composé, mais une substance unique en nombre. La raison qu'il en donne, c'est que les spinosistes témoignent que ce n'est pas là en quoi consistent les difficultés. Ils croient qu'on les embarrasse beaucoup plus, lorsqu'on leur demande comment la pensée & l'étendue se peuvent unir dans une même substance. Il y a quelque bisarrerie là - dedans. Car s'il est certain par les notions de notre esprit que l'étendue & la pensée n'ont aucune affinité l'une avec l'autre, il est encore plus évident que l'étendue est composée de parties réellement distinctes l'une de l'autre, & néanmoins ils comprennent mieux la premiere difficulté que la seconde, & ils traitent celle - ci de bagatelle en comparaison de l'autre. M. Bayle les ayant si bien battus par l'endroit de leur système, qu'ils pensoient n'avoir pas besoin d'être secouru, comment repousseront - ils les attaques aux endroits foibles? Ce qui doit surprendre, c'est que Spinosa respectant si peu la raison & l'évidence, ait eu des partisans & des sectateurs de son système. C'est sa méthode spécieuse qui les a trompés, & non pas, comme il arrive quelquefois, un éclat de principes séduisans. Ils ont cru que celui qui employoit la géométrie, qui procédoit par axiomes, par définitions, par théoremes & par lemmes, suivoit trop bien la marche de la vérité, pour [p. 470] ne trouver que l'erreur au lieu d'elle. Ils ont jugé du fond sur les apparences, décision précipitée qu'inspire notre paresse. Ils n'ont pas vu que ces axiomes n'étoient que des propositions très - vagues, très incertaines, que ces définitions étoient inexactes, bisarres & défectueuses, que leur chef alloit enfin au milieu des paralogismes où sa présomption & ses fantaisies le conduisoient.

Le premier point d'égarement, qui est la source de l'erreur, se trouve dans la définition que Spinosa donne de la substance. J'entends par la substance, ditil, ce qui est en soi & est conçu par soi - même, c'est - à - dire, ce dont la conception n'a pas besoin de la conception d'une autre chose dont elle doive être formée. Cette définition est captieuse, car elle peut recevoir un sens vrai & faux: ou Spinosa définit la substance par rapport aux accidens, ou par rapport à l'existence; or de quelque maniere qu'il la définisse, sa définition est fausse, ou du moins lui devient inutile. Car 1°. s'il définit la substance par rapport aux accidens, on pourra conclure de cette définition que la substance est un être qui subsiste par lui - même indépendamment d'un sujet d'inhésion. Or Spinosa ne peut faire servir une telle définition à démontrer qu'il n'y a dans le monde qu'une seule & unique substance. Il est évident que les arbres, les pierres, les anges, les hommes existent indépendamment d'un sujet d'inhérence. 2°. Si Spinosa définit la substance par rapport à l'existance, sa définition est encore fausse. Cette définition bien entendue, signifie que la substance est une chose, dont l'idée ne dépend point d'une autre idée, & qui ne suppose rien qui l'ait formée, mais renferme une existence nécessaire; or cette définition est fausse, car ou Spinosa veut dire par ce langage mystérieux, que l'idée même de la substance, autrement l'essence & la définition de la substance, est indépendante de toute cause, ou bien que la substance existante subsiste tellement par elle - même qu'elle ne peut dépendre d'aucune cause. Le premier sens est trop ridicule, & d'ailleurs trop inutile à Spinosa, pour croire qu'il l'ait eu dans l'esprit; car ce sens se reduiroit à dire, que la définition de la substance ne peut produire une autre définition de substance, ce qui est absurde & impertinent. Quelque peu conséquent que soit Spinosa, je ne croirai jamais qu'il emploie une telle définition de la substance, pour prouver qu'une substance n'en peut produire une autre, comme si cela étoit impossible; sous prétexte qu'une définition de substance ne peut produire une autre définition de substance. Il faut donc que Spinosa, par sa définition entortillée de la substance, ait voulu dire que la substance existe tellement par elle - même, qu'elle ne peut dépendre d'aucune cause. Or c'est cette définition que tous les philosophes attaquent. Ils vous diront bien que la définition de la substance est simple & indivisible, sur - tout si on la considere par opposition au néant; mais ils vous nieront qu'il n'y ait qu'une substance. Autre chose est de dire qu'il n'y a qu'une seule définition de substance, & autre chose, qu'il n'y a qu'une substance.

En mettant à - part les idées de métaphysique, & ces nom d'essence, d'existance, de substance, qui n'ont aucune distinction réelle entre elles, mais seulement dans les diverses conceptions de l'entendement; il faudra, pour parler plus intelligiblement & plus humainement, dire, que puisqu'il y a deux sortes d'existences, l'une nécessaire, & l'autre contingente, il y a aussi de toute nécessité deux sortes de substances, l'une qui existe nécessairement, & qui est Dieu, & l'autre qui n'a qu'une existence empruntée de ce premier être, & de laquelle elle ne jouit que par sa vertu, qui sont les créatures. La définition de Spinosa ne vaut donc rien du tout; elle confond ce qui doit être nécessairement distingué, l'essence, qu'il nomme substance, avec l'existence. La définition qu'il apporte pour prouver qu'une substance n'en peut produire une autre, est aussi ridicule que ce raisonnement qu'on feroit pour prouver qu'un homme est un cercle: Par homme, j'entends une figure ronde; or le cercle est une figure ronde, donc l'homme est un cercle. Car voici comme raisonne Spinosa: il me plaît d'entendre par substance ce qui n'a point de cause; or ce qui est produit par un autre a une cause, donc une substance ne peut être produite par une autre substance.

La définition qu'il donne du fini & de l'infini n'est pas plus heureuse. Une chose est finie, selon lui, quand elle peut être terminée par une chose de la même nature. Ainsi un corps est dit fini, parce que nous en concevons un plus grand que lui; ainsi la pensée est terminée par une autre pensée. Mais le corps n'est point terminé par la pensée, ainsi que la pensée ne l'est point par le corps. On peut supposer deux sujets différens, dont l'un ait une connoissance infinie d'un objet, & l'autre n'en ait qu'une connoissance finie. La connoissance infinie du premier ne donne point l'exclusion à la connoissance finie du second. De ce qu'un être connoît toutes les propriétés & tous les rapports d'une chose, ce n'est pas une raison, pour qu'un autre n'en puisse du - moins saisir quelques rapports & quelques propriétés. Mais, dira Spinosa, les degrés de connoissance qui se trouve dans l'être fini, n'étant point ajoutés à cette connoissance que nous supposons infinie, elle ne peut pas l'être. Pour répondre à cette objection, qui n'est qu'une pure équivoque, je demande, si les degrés de la connoissance finie ne se trouvent pas dans la connoissance infinie, on ne sauroit le nier. Ce ne seroit pas à la vérité les mêmes degrés numériques, mais ce seront les mêmes spécifiquement, c'est - à - dire, qu'ils seront semblables. Or il n'en faut pas davantage pour la connoissance infinie. Quant aux degrés infinis dont elle est composée on ajouteroit encore tous les degrés qui se trouvent épars & désunis dans toutes les connoissances finies, elle n'en deviendroit pas plus parfaite ni plus étendue. Si j'avois précisément le même fonds de connoissances que vous sur quelqu'objet, en deviendrois - je plus habile & mes lumieres plus étendues, parce qu'on ajouteroit vos connoissances numériques à celles que je possede déja? Vos connoissances étant absolument semblables aux miennes, cette répétition de la même science ne me rendroit pas plus savant. Donc une connoissance infinie n'exige point les degrés finis des autres connoissances; donc une chose n'est pas précisément finie, parce qu'il existe d'autres êtres de la même nature.

Ses raisonnemens sur l'infini ne sont pas plus justes. Il appelle infini, ce dont on ne peut rien nier, & ce qui renferme en soi formellement toutes les réalités possibles. Si on lui passe cette définition, il est clair qu'il lui sera aisé de prouver qu'il n'y a dans le monde qu'une substance unique, & que cette substance est Dieu, & que toutes les choses sont les modes de cette substance. Mais comme il n'a pas prouvé cette définition, tout ce qu'il bâtit dessus, n'a qu'un fondement ruineux. Pour que Dieu soit infini, il n'est pas nécessaire qu'il renferme en lui toutes les réalités possibles qui sont finies & bornées, mais seulement les réalités & perfections possibles qui sont immenses & infinies: ou, si l'on veut, pour parler le langage ordinaire de l'école, qu'il renferme éminemment toutes les réalités & les perfections possibles; c'est - à - dire, que toutes les perfections & réalités qui se rencontrent dans les individus de chaque être que Dieu peut former, se trouvent en lui dans un degré éminent & souverain: d'où il ne s'ensuit pas que la substance de Dieu renferme

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