ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"467"> veau, c'est pourquoi nous devons croire qu'une créature sans cerveau est aussi capable de penser, qu'une créature organisée comme nous le sommes. Qu'est - ce donc qui a pu porter Spinosa à nier ce que l'on dit des esprits? Pourquoi a - t - il cru qu'il n'y a rien dans le monde qui soit capable d'exciter dans notre machine la vue d'un spectre, de faire du bruit dans une chambre, & de causer tous les phénomenes magiques dont les livres font mention? Est - ce qu'il a cru que, pour produire ces effets, il faudroit avoir un corps aussi massif que celui de l'homme, & qu'en ce cas - là les démons ne pourroient pas subsister en l'air, ni entrer dans nos maisons, ni se dérober à nos yeux? Mais cette pensée seroit ridicule: la masse de chair dont nous sommes composés, est moins une aide qu'un obstacle à l'esprit & à la force: j'entends la force médiate, ou la faculté d'appliquer les instrumens les plus propres à la production des grands effets. C'est de cette faculté que naissent les actions les plus surprenantes de l'homme; mille & mille exemples le sont voir. Un ingénieur, petit comme un nain, maigre, pâle, fait plus de choses que n'en feroient deux mille sauvages plus forts que Milon. Une machine animée plus petite dix mille fois qu'une fourmi, pourroit être plus capable de produire de grands effets qu'un éléphant: elle pourroit découvrir les parties insensibles des animaux & des plantes, & s'aller placer sur le siege des premiers ressorts de notre cerveau, & y ouvrir des valvules, dont l'effet seroit que nous vissions des fantômes & entendissions du bruit. Si les Médecins connoissoient les premieres fibres & les premieres combinaisons des parties dans les végétaux, dans les minéraux, dans les animaux, ils connoîtroient aussi les instrumens propres à les déranger, & ils pourroient appliquer ces instrumens comme il seroit nécessaire pour produire de nouveaux arrangemens qui convertiroient les bonnes viandes en poison, & les poisons en bonnes viandes. De tels médecins seroient sans comparaison plus habiles qu'Hippocrate; & s'ils étoient assez petits pour entrer dans le cerveau & dans les visceres, ils guériroient qui ils voudroient, & ils causeroient aussi quand ils voudroient les plus étranges maladies qui se puissent voir. Tout se réduit à cette question; est - il possible qu'une modification invisible ait plus de lumieres que l'homme & plus de méchanceté? Si Spinosa prend la négative, il ignore les conséquences de son hypothese, & se conduit témérairement & sans principes.

S'il eût raisonné conséquemment, il n'eût pas aussi traité de chimérique la peur des enfers. Qu'on croie tant qu'on voudra que cet univers n'est point l'ouvrage de Dieu, & qu'il n'est point dirigé par une nature simple, spirituelle & distincte de tous les corps, il faut pour le moins que l'on avoue qu'il y a certaines choses qui ont de l'intelligence & des volontés, & qui sont jalouses de leur pouvoir, qui exercent leur autorité sur les autres, qui leur commandent ceci ou cela, qui les châtient, qui les maltraitent, qui se vengent sévérement. La terre n'est - elle pas pleine de ces sortes de choses? Chaque homme ne le sait - il pas par expérience? De s'imaginer que tous les êtres de cette nature se soient trouvés précisément sur la terre, qui n'est qu'un point en comparaison de ce monde, c'est assurément une pensée tout - à - fait déraisonnable. La raison, l'esprit, l'ambition, la haine, seroient plutôt sur la terre que par - tout ailleurs. Pourquoi cela? En pourroit - on donner une cause bonne ou mauvaise? Je ne le crois pas. Nos yeux nous portent à être persuadés que ces espaces immenses, que nous appellons le ciel, où il se fait des mouvemens si rapides & si actifs, sont aussi capables que la terre de former des hommes, & aussi dignes que la terre d'être partagés en plusieurs domina<cb-> tions. Nous ne savons pas ce qui s'y passe; mais si nous ne consultons que la raison, il nous faudra croire qu'il est très - probable, ou du - moins possible, qu'il s'y trouve des êtres puissans qui étendent leur empire, aussi - bien que leur lumiere sur notre monde. Nous sommes peut - être une portion de leur seigneurie: ils font des lois, ils nous les révelent par les lumieres de la conscience, & ils se fâchent violemment contre ceux qui les trangressent. Il suffit que cela soit possible pour jetter dans l'inquiétude les athées, & il n'y a qu'un bon moyen de ne rien craindre, c'est de croire la mortalité de l'ame. On échapperoit par - là à la colere de ces esprits, mais autrement ils pourroient être plus redoutables que Dieu lui - même. En mourant on pourroit tomber sous le pouvoir de quelque maître farouche, c'est en vain qu'ils espéreroient d'en être quittes pour quelques années de tourment. Une nature bornée peut n'avoir aucune sorte de perfection morale, ne suivre que son caprice & sa passion dans les peines qu'elle inflige. Elle peut bien ressembler à nos Phalaris & à nos Nérons, gens capables de laisser leur ennemi dans un cachot éternellement, s'ils avoient pû posséder une autorité éternelle. Espérerat - on que les êtres malfaisans ne dureront pas toujours? Mais combien y a - t - il d'athées qui prétendent que le soleil n'a jamais eu de commencement, & qu'il n'aura point de fin?

Pour appliquer tout ceci à un spinosiste, souvenons-nous qu'il est obligé par son principe à reconnoître l'immortalité de l'ame, car il se regarde comme la modalité d'un être essentiellement pensant; souvenons-nous qu'il ne peut nier qu'il n'y ait des modalités qui se fâchent contre les autres, qui les mettent à la gêne, à la question, qui font durer leurs tourmens autant qu'elles peuvent, qui les envoient aux galeres pour toute leur vie, & qui feroient durer ce supplice éternellement si la mort n'y mettoit ordre de part & d'autre. Tibere & Caligula, monstres affamés de carnages, en sont des exemples illustres. Souvenons - nous qu'un spinosiste se rend ridicule, s'il n'avoue que tout l'univers est rempli de modalités ambitieuses, chagrines, jalouses, cruelles. Souvenons - nous enfin que l'essence des modalités humaines ne consiste pas à porter de grosses pieces de chair. Socrate étoit Socrate le jour de sa conception ou peu après; tout ce qu'il avoit en ce tems - là peut subsister en son entier après qu'une maladie mortelle a fait cesser la circulation du sang & le mouvement du coeur dans la matiere dont il s'étoit agrandi: il est donc après sa mort la même modalité qu'il étoit pendant sa vie, à ne considérer que l'essentiel de sa personne; il n'échappa donc point par la mort à la justice, ou au caprice de ses persécuteurs invisibles. Ils peuvent le suivre partout où il ira, & le maltraiter sous les formes visibles qu'il pourra acquérir.

M. Bayle appliqué sans cesse à faire voir l'inexactitude des idées des partisans de Spinosa, prétend que toutes leurs disputes sur les miracles n'est qu'un misérable jeu de mots, & qu'ils ignorent les conséquences de leur système, s'ils en nient la possibilité. Pour faire voir, dit - il, leur mauvaise foi & leurs illusions sur cette matiere, il suffit de dire que quand ils rejettent la possibilité des miracles, ils alleguent cette raison, c'est que Dieu & la nature sont le même être: de sorte que si Dieu faisoit quelque chose contre les lois de la nature, il feroit quelque chose contre lui - même, ce qui est impossible. Parlez nettement & sans équivoque, dites que les lois de la nature n'ayant pas été faites par un législateur libre, & qui connût ce qu'il faisoit, mais étant l'action d'une cause aveugle & nécessaire, rien ne peut arriver qui soit contraire à ces lois. Vous alléguerez alors contre les miracles votre propre these: ce sera la pétition du principe, mais au - moins vous parlerez rondement. Tirons - les [p. 468] de cette généralité, demandons - leur ce qu'ils pensent des miracles rapportés dans l'Ecriture. Ils en nieront absolument tout ce qu'ils n'en pourront pas attribuer à quelque tour de souplesse. Laissons - leur passer le front d'airain qu'il faut avoir pour s'inscrire en faux contre des faits de cette nature, attaquons - les par leurs principes. Ne dites - vous pas que la puissance de la nature est infinie? & la seroit - elle s'il n'y avoit rien dans l'univers qui pût redonner la vie à un homme mort? la seroit - elle s'il n'y avoit qu'un seul moyen de former des hommes, celui de la génération ordinaire? Ne dites pas que la connoissance de la nature est infinie. Vous niez cet entendement divin, où, selon nous, la connoissance de tous les êtres possibles est réunie; mais en dispersant la connoissance, vous ne niez point son infinité. Vous devez donc dire que la nature connoît toutes choses, à - peu - près comme nous disons que l'homme entend toutes les langues. Un seul homme ne les entend pas toutes, mais les uns entendent celle - ci & les autres celle - là. Pouvez vous nier que l'univers ne contienne rien qui connoisse la construction de notre corps? Si cela étoit, vous tomberiez en contradiction, vous ne reconnoîtriez plus que la connoissance de Dieu fût partagée en une infinité de manieres: l'artifice de nos organes ne lui seroit point connu. Avouez donc, si vous voulez raisonner conséquemment, qu'il y a quelque modification qui le connoît; avouez qu'il est très - possible à la nature de ressusciter un mort, & que votre maître confondoit lui - même fes idées, ignoroit les suites de son principe lorsqu'il disoit, que s'il eût pû se persuader la résurrection du Lazare, il auroit brisé en pieces tout son système, il auroit embrassé sans répugnance la foi ordinaire des Chrétiens. Cela suffit pour prouver à ces gens - là qu'ils démentent leurs hypotheses lorsqu'ils nient la possibilité des miracles, je veux dire, afin d'ôter toute équivoque, la possibilité des événemens racontés dans l'Ecriture.

Plusieurs personnes ont prétendu que M. Bayle n'avoit nullement compris la doctrine de Spinosa, ce qui doit paroître bien étrange d'un esprit aussi subtil & aussi pénétrant. M. Bayle a prouvé, mais aux dépens de ce système, qu'il l'avoit parfaitement compris. Il lui a porté de nouveaux coups que n'ont pu parer les spinosistes. Voici comme il raisonne. J'attribue à Spinosa d'avoir enseigné, 1°. qu'il n'y a qu'une substance dans l'univers; 2°. que cette substance est Dieu; 3°. que tous les êtres particuliers, le soleil, la lune, les plantes, les bêtes, les hommes, leurs mouvemens, leurs idées, leurs imaginations, leurs desirs, sont des modifications de Dieu. Je demande présentement aux spinosistes, votre maître a - t - il enseigné cela, ou ne l'a - t - il pas enseigné? S'il l'a enseigné, on ne peut point dire que mes objections aient le défaut qu'on nomme ignoratio elenchi, ignorance de l'état de la question. Car elles supposent que telle a été sa doctrine, & ne l'attaquent que sur ce pié - là. Je suis donc hors d'affaire, & l'on se trompe toutes les fois que l'on débite que j'ai refuté ce que je n'ai pas compris. Si vous dites que Spinosa n'a point enseigné les trois doctrines ci - dessus articulées, je vous demande, pourquoi donc s'exprimoit - il comme ceux qui auroient eu la plus forte passion de persuader au lecteur qu'ils enseignoient ces trois choses? Est - il beau & louable de se servir du style commun, sans attacher aux paroles les mêmes idées que les autres hommes, & sans avertir du sens nouveau auquel on les prend? Mais pour discuter un peu ceci, cherchons où peut être la méprise. Ce n'est pas à l'égard du mot substance que je me serois abusé, car je n'ai point combattu le sentiment de Spinosa sur ce point - là, je lui ai laissé passer ce qu'il suppose que pour mériter le nom de substance il faut être indépendant de toute cause, ou exister par soi - même éternellement nécessairement. Je ne pense pas que j'aie pû m'abuser en lui imputant de dire, qu'il n'y a que Dieu qui ait la nature de substance. S'il y avoit donc de l'abus dans mes objections, il consisteroit uniquement en ce que j'aurois entendu par modalités, modifications, modes, ce que Spinosa n'a point voulu signifier par ces mots - là, mais encore un coup, si je m'y étois abusé, ce seroit sa faute. J'ai pris ces termes comme on les a toujours entendus. La doctrine générale des philosophes est que l'idée d'être contient sous soi immédiatement deux especes, la substance & l'accident, & que la substance subsiste par elle - même, ens per se subsistens, & que l'accident subsiste dans un antre, ens in alio. Or subsister par soi, dans leurs idées, c'est ne dépendre que de quelque sujet d'inhésion; & comme cela convient, selon eux, à la matiere, aux anges, à l'ame de l'homme, ils admettent deux sortes de substances, l'une incréée, l'autre créée, & ils subdivisent en deux especes la substance créée; l'une de ces deux especes est la matiere, l'autre est notre ame. Pour ce qui regarde l'accident, il dépend si essentiellement de son sujet d'inhésion, qu'il ne sauroit subsister sans lui; c'est son caractere spécifique. Descartes l'a toujours ainsi entendu. Or puisque Spinosa avoit été grand cartésien, la raison veut que l'on croie qu'il a donné à ces termes là le même sens que Descartes. Si cela est, il n'entend par modification de substance qu'une façon d'être qui a la même relation à la substance, par la figure, le mouvement, le repos, la situation à la matiere, &c. que la douleur, l'affirmation, l'amour, &c. à l'ame de l'homme: car voilà ce que les cartésiens appellent modes. Mais en supposant une fois que la substance est ce qui existe de soi, indépendamment de toute cause efficiente, il n'a pas dû dire que la matiere, ni que les hommes fussent des substances; & puisque, selon la doctrine commune, il ne divisoit l'être qu'en deux especes, savoir en substance & en modification de substance, il a dû dire que la matiere, & que l'ame des hommes n'étoient que des modifications de substance, qu'il n'y a qu'une seule substance dans l'univers, & que cette substance est Dieu. Il ne sera plus question que de savoir s'il subdivise en deux especes la modification de substance. En cas qu'il se serve de cette subdivision, & qu'il veuille que l'une de ces deux especes soient ce que les cartésiens & les autres philosophes chrétiens nomment substance créée, & que l'autre espece soit ce qu'ils nomment accident ou mode, il n'y aura plus qu'une dispute de mot entre lui & eux, & il sera très - aisé de ramener à l'orthodoxie tout son système, & de faire évanouir toute sa secte; car on ne veut être spinosiste qu'à cause qu'on croit qu'il a renversé de fond en comble le système des Chrétiens & l'existence d'un Dieu immatériel & gouvernant toutes choses avec une souveraine liberté. D'où nous pouvons conclure en passant, que les spinosistes & leurs adversaires s'accordent parfaitement bien dans le sens du mot modification de substance. Ils croient les uns les autres que Spinosa ne s'en est servi que pour désigner un être qui a la même nature que ce que les Cartésiens appellent mode, & qu'il n'a jamais entendu par ce mot - là un être qui eût les propriétés ou la nature de ce que nous appellons substance créée.

Si l'on veut toucher la question au vif, voici comme on doit raisonner avec un spinosiste. Le vrai & le propre caractere de la modification convient - il à la matiere par rapport à Dieu, ou ne lui convientil point? Avant de me répondre, attendez que je vous explique par des exemples ce que c'est que le caractere propre de la modification. C'est d'être dans un sujet de la maniere que le mouvement est dans le corps & la pensée dans l'ame de l'homme. Il ne suffit pas pour être une modification de la substance divine, de subsister dans l'immensité de Dieu, d'en être

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