ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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Il ne faut donc pas confondre ce qu'on appelle maîtrise & police: ces idées sont bien différentes, & l'une n'amene peut être jamais l'autre. Aussi ne doiton pas rapporter l'origine des maîtrises ni à un perfectionnement de police, ni même aux besoins de l'état, mais uniquement à l'esprit de monopole qui regne d'ordinaire parmi les ouvriers & les marchands. On sait en effet que les maîtrises étoient inconnues il y a quatre à cinq siecles. J'ai vu des reglemens de police de ces tems - là qui commencent par annoncer une franchise parfaite en ce qui concerne les Arts & le Commerce: Il est permis à cil qui voudra, &c.

L'esprit de monopole aveugla dans la suite les ouvriers & les négocians; ils crurent mal - à - propos que la liberté générale du négoce & des arts leur étoit préjudiciable: dans cette persuasion ils comploterent ensemble pour se faire donner certains réglemens qui leur fussent favorables à l'avenir, & qui fussent un obstacle aux nouveaux venus. Ils obtinrent donc premierement une entiere franchise pour tous ceux qui étoient actuellement établis dans telle & telle profession; en même tems ils prirent des mesures pour assujettir les aspirans à des examens & à des droits de réception qui n'étoient pas considérables d'abord, mais qui sous divers prétextes se sont accrus prodigieusement. Sur quoi je dois faire ici une observation qui me paroît importante, c'est que les premiers auteurs de ces établissemens ruineux pour le public, travaillerent sans y penser contre leur postérité même. Ils devoient concevoir en effet, pour peu qu'ils eussent réfléchi sur les vicissitudes des familles, que leurs descendans ne pouvant pas embrasser tous la même prosession, alloient être asservis durant les siecles à toute la gêne des maîtrises; & c'est une réflexion que devroient faire encore aujourd'hui ceux qui en sont les plus entêtés & qui les croient utiles à leur négoce, tandis qu'elles sont vraiment dommageables à la nation. J'en appelle à l'expérience de nos voisins, qui s'enrichissent par de meilleures voies, en ouvrant à tout le monde la carriere des Arts & du Commerce.

Les corps & communautés ne voient qu'avec jalousie le grand nombre des aspirans, & ils font en conséquence tout leur possible pour le diminuer; c'est pour cela qu'ils enflent perpétuellement les droits de réception, du - moins pour ceux qui ne sont pas fils de maîtres. D'un autre côté, lorsque le ministere en certains cas annonce des maîtrises de nouvelle création & d'un prix modique, ces corps, toujours conduits par l'esprit de monopole, aiment mieux les acquérir pour eux - mêmes sous des noms empruntés, & par ce moyen les éteindre à leur avantage, que de les voir passer à de bons sujets qui travailleroient en concurrence avec eux.

Mais ce que je trouve de plus étrange & de plus inique, c'est l'usage où sont plusieurs communautés à Paris de priver une veuve de tout son droit, & de lui faire quitter sa fabrique & son commerce lorsqu'elle épouse un homme qui n'est pas dans le cas de la maîtrise: car enfin sur quoi fondé lui causer à elle & à ses enfans un dommage si considérable, & qui ne doit être que la peine de quelque grand délit. Tout le crime qu'on lui reproche & pour lequel on la punit avec tant de rigueur, c'est qu'elle prend, comme on dit, un mari sans qualité. Mais quelle police ou quelle loi, quelle puissance même sur la terre peut gêner ainsi les inclinations des personnes libres, & empêcher des mariages d'ailleurs honnêtes & légitimes? De plus, où est la justice de punir les enfans d'un premier lit & qui sont fils de maître, où est, dis - je, la justice de les punir pour les secondes nôces de leur mere?

Si l'on prétendoit simplement qu'en épousant une veuve de maître l'homme sans qualité n'acquiert aucun droit pour lui - même, & qu'avenant la mort de sa femme il doit cesser un négoce auquel il n'est pas admis par la communauté, à la bonne heure, j'y trouverois moins à redire; mais qu'une veuve qui a par elle même la liberté du commerce tant qu'elle reste en viduité, que cette veuve remariée vienne à perdre son droit & en quelque sorte celui de ses enfans, par la raison seule que les statuts donnent l'exclusion à son mari, c'est, je le dis hautement, l'injustice la plus criante. Rien de plus opposé à ce que Dieu prescrit dans l'Exode xxij. 22. viduoe & pupillo non nocebitis. Il est visible en effet qu'un usage si déraisonnable, si contraire au droit naturel, tend à l'oppression de la veuve & de l'orphelin; & l'on sentira, si l'on y refléchit, qu'il n'a pu s'établir qu'à la sourdine, sans avoir jamais été bien discuté ni bien approfondi.

Voilà donc sur les maîtrises une législature arbitraire, d'où il émane de prétendus réglemens favorables à quelques - uns & nuisibles au grand nombre; mais convient - il à des particuliers sans autorité, sans lumieres & sans lettres, d'imposer un joug à leurs concitoyens, d'établir pour leur utilité propre des lois onéreuses à la société? Et notre magistrature enfin peut - elle approuver de tels attentats contre la liberté publique?

On parle beaucoup depuis quelques années de favoriser la population, & sans doute que c'est l'intention du ministere; mais sur cela malheureusement nous sommes en contradiction avec nous - mêmes, puisqu'il n'est rien en général de plus contraire au mariage que d'assujettir les citoyens aux embarras des maîtrises, & de gêner les veuves sur cet article au point de leur ôter en certains cas toutes les ressources de leur négoce. Cette mauvaise politique réduit bien des gens au célibat; elle occasionne le vice & le désordre, & elle diminue nos véritables richesses.

En effet, comme il est difficile de passer maître & qu'il n'est guere possible sans cela de soutenir une femme & des enfans, bien des gens qui sentent & qui craignent cet embarras, renoncent pour toujours au mariage, & s'abandonnent ensuite à la paresse & à la débauche: d'autres effrayés des mêmes difficultés, pensent à chercher au loin de meilleures positions; & persuadés sur le bruit commun que les pays étrangers sont plus favorables, ils y portent comme à l'envi leur courage & leurs talens. Du reste, ce ne sont pas les disgraciés de la nature, les foibles ni les imbécilles qui songent à s'expatrier; ce sont toujours les plus vigoureux & les plus entreprenans qui vont tenter fortune chez l'étranger, & qui vont quelquefois dans la même vûe jusqu'aux extrémités de la terre. Ces émigrations si deshonorantes pour notre police, & que différentes causes occasionnent tous les jours, ne peuvent qu'affoiblir sensiblement la puissance nationale; & c'est pourquoi il est important de travailler à les prévenir. Un moyen pour cela des plus efficaces, ce seroit d'attribuer des avantages solides à la société conjugale, de rendre, en un mot, les maîtrises gratuites ou peu coûteuses aux gens mariés, tandis qu'on les vendroit fort cher aux célibataires, si l'on n'aimoit encore mieux leur donner l'entiere exclusion.

Quoi qu'il en soit, les maîtrises, je le répete, ne sont point une suite nécessaire d'une police exacte; elles ne servent proprement qu'à fomenter parmi nous la division & le monopole; & il est aisé sans ces pratiques d'établir l'ordre & l'équité dans le commerce.

On peut former dans nos bonnes villes une chambre municipale composée de cinq ou six échevins ayant un magistrat à leur tête, pour régler gratuitement tout ce qui concerne la police des arts & du [p. 913] négoce, de maniere que ceux qui voudront fabriquer ou vendre quelque marchandise ou quelqu'ouvrage, n'auront qu'à se présenter à cette chambre, déclarant à quoi ils veulent s'attacher, & donnant leur nom & leur demeure pour que l'on puisse veiller sur eux par des visites juridiques dont on fixera le nombre & la rétribution à l'avantage des surveillans.

A l'égard de la capacité requise pour exercer chaque profession en qualité de maître, il me semble qu'on devroit l'estimer en bloc sans chicane & sans partialité, par le nombre des années d'exercice; je veux dire que quiconque prouveroit, par exemple, huit ou dix ans de travail chez les maîtres, seroit censé pour lors ipso facto, sans brevet d'apprentissage, sans chef d'oeuvre & sans examen, raisonnablement au fait de son art ou négoce, & digne enfin de parvenir à la maîtrise aux conditions prescrites par sa majesté.

Qu'est - il nécessaire en effet d'assujettir les simples compagnons à de prétendus chefs - d'oeuvre, & à mille autres formalités gênantes auxquelles on n'assujettit point les fils de maître? On s'imagine sans doute que ceux - ci sont plus habiles, & cela devroit être naturellement; cependant l'expérience fait assez voir le contraire.

Un simple compagnon a toujours de grandes difficultés à vaincre pour s'établir dans une profession; il est communément moins riche & moins protégé, moins à portée de s'arranger & de se faire connoître; cependant il est autant qu'un autre membre de la république, & il doit ressentir également la protection des lois. Il n'est donc pas juste d'aggraver le malheur de sa condition, ni de rendre son établissement plus difficile & plus coûteux, en un mot d'assujettir un sujet foible & sans défense à des cérémonies ruineuses dont on exempte ceux qui ont plus de facultés & de protection.

D'ailleurs est - il bien constant que les chefs - d'oeuvre soient nécessaires pour la perfection des Arts? pour moi je ne le crois en aucune sorte; il ne faut communément que de l'exactitude & de la probité pour bien faire, & heureusement ces bonnes qualités sont à la portée des plus médiocres sujets. J'ajoute qu'un homme passablement au fait de sa profession peut travailler avec fruit pour le public & pour sa famille, sans être en état de faire des prodiges de l'art. Vaut - il mieux dans ce cas - là qu'il demeure sans occupation? A Dieu ne plaise! il travaillera utilement pour les petits & les médiocres, & pour lors son ouvrage ne sera payé que sa juste valeur; au lieu que ce même ouvrage devient souvent fort cher entre les mains des maîtres. Le grand ouvrier, l'homme de goût & de génie sera bientôt connu par ses talens, & il les employera pour les riches, les curieux & les délicats. Ainsi, quelque facilité qu'on ait à recevoir des maîtres d'une capacité médiocre, on ne doit pas appréhender de manquer au besoin d'excellens artistes. Ce n'est point la gêne des maîtrises qui les forme, c'est le goût de la nation & le prix qu'on peut mettre aux beaux ouvrages.

On peut inférer de ces réflexions que tous les sujets étant également chers, également soumis au roi, sa majesté pourroit avec justice établir un réglement uniforme pour la réception des ouvriers & des commerçans. Et qu'on ne dise pas que les maîtrises sont nécessaires pour asseoir & pour faire payer la capitation, puisqu'enfin tout cela se fait également bien dans les villes où il n'y a que peu ou point de maîtrises: d'ailleurs on conserveroit toujours les corps & communautés, tant pour y maintenir l'ordre & la police, que pour asseoir les impositions publiques.

Mais je soutiens d'un autre côté que les maîtrises, & réceptions sur le pié qu'elles sont aujourd'hui, font éluder la capitation à bien des sujets qui la payeroient en tout autre cas. En effet, la difficulté de devenir maître forçant bien des gens dans le Commerce & dans les Arts à vieillir garçons de boutique, courtiers, compagnons, &c. ces gens - là presque toujours isolés, errans & peu connus, esquivent assez facilement les impositions personnelles: au lieu que si les maîtrises étoient plus accessibles, il y auroit en conséquence beaucoup plus de maîtres, gens établis pour les Arts & pour le Commerce, qui tous payeroient la capitation à l'avantage du public & du roi.

Un autre avantage qu'on pourroit trouver dans les corps que le lien des maîtrises réunit de nos jours, c'est qu'au lieu d'imposer aux aspirans des taxes considérables qui fondent presque toujours entre les mains des chefs & qui sont infructueuses au général, on pourroit, par des dispositions plus sages, procurer des ressources à tous les membres contre le desastre des faillites; je m'explique.

Un jeune marchand dépense communément pour sa réception, circonstances & dépendances, environ 2000 francs, & cela, comme nous l'avons dit, en pure perte. Je voudrois qu'à la place, après l'examen de capacité que nous avons marqué ou autre qu'on croiroit préférable, on fît compter aux candidats la somme de 10000 livres, pour lui conférer le droit & le crédit de négociant; somme dont on lui payeroit l'intérêt à quatre pour cent tant qu'il voudroit faire le commerce. Cet argent seroit aussi - tôt placé à cinq ou six pour cent chez des gens solvables & bien cautionnés d'ailleurs. Au moyen des 10000 liv, avancées par tous marchands, chacun auroit dans son corps un crédit de 40000 francs à la caisse ou au bureau général: ensorte que ceux qui lui fourniroient des marchandises ou de l'argent pourroient toujours assurer leur créance jusqu'à ladite somme de 40000 livres.

An lieu qu'on marche aujourd'hui à tâtons & en tremblant dans les crédits du commerce, le nouveau réglement augmenteroit la confiance & par conséquent la circulation; il préviendroit encore la plûpart des faillites, par la raison principale qu'on verroit beaucoup moins d'avanturiers s'introduire en des négoces pour lesquels il faudroit alors du comptant, ce qui seroit au reste un exclusif plus efficace, plus favorable aux anciennes familles & aux anciens installés, que l'exigence actuelle des maîtrises, qui n'operent d'autre effet dans le commerce que d'en arrêter les progrès.

Avec le surplus d'intérêt qu'auroit la caisse, quand elle ne placeroit qu'à cinq pour cent, elle remplaceroit les vuides & les pertes qu'elle essuyeroit encore quelquefois, mais qui seroient pourtant assez rares, parce que le commerce, comme on l'a vu, ne se feroit plus guère que par des gens qui auroient un fonds & des ressources connues. Si cependant la caisse faisoit quelque perte au - delà de ses produits, ce qui est difficile à croire, cette perte seroit supportée alors par le corps entier, suivant la taxe de capitation imposée à chacun des membres. Cette contribution, qui n'auroit peut - être pas lieu en vingt ans, deviendroit presqu'imperceptible aux particuliers, & elle empêcheroit la ruine de tant d'honnêtes gens qu'une seule banqueroute écrase souvent aujourd'hui. Quand un homme voudroit quitter le commerce, on lui rendroit ses 10000 liv. pourvu qu'il eût sarisfait les créanciers qui auroient assuré à la caisse.

Au surplus, ce qu'on dit ici sommairement en faveur, des marchands se pourroit pratiquer à proportion pour les ouvriers; on pourroit employer àpeu - près les mêmes dispositions pour augmenter le crédit des notaires & la sécurité du public à leur égard.

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