ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"158"> d'admiration pour Brasidas, exalterent sa bravoure & ses exploits, jusqu'à dire que dans Sparte, il n'y avoit pas son égal. Non, non, repartit Argiléonide en les interrompant, & en essuyant ses larmes, mon fils étoit, j'espere, digne de son pays, mais sachez que Sparte est pleine de sujets qui ne lui cedent point ni en vertu ni en courage.

En effet, les actions de bravoure des Spartiates passeroient peut - être pour folles, si elles n'étoient consacrées par l'admiration de tous les siecles. Cette audacieuse opiniatreté, qui les rendoit invincibles, fut toujours entretenue par leurs héros, qui savoient bien que trop de prudence émousse la force du courage, & qu'un peuple n'a point les vertus dont il n'a pas les scrupules. Aussi les Spartiates toujours impatiens de combattre, se précipitoient avec fureur dans les bataillons ennemis, & de toutes parts environnés de la mort, ils n'envisagoient autre chose que la gloire.

Ils inventerent des armes qui n'étoient faites que pour eux; mais leur discipline & leur vaillance produisoient leurs véritables forces. Les autres peuples, dit Sénéque, couroient à la victoire quand ils la voyoient certaine; mais les Spartiates couroient à la mort, quand elle étoit assurée: & il ajoute élégamment, turpe est cuilibet fugisse, Laconi verò deliberasse; c'est une honte à qui que ce soit d'avoir pris la fuite, mais c'en est une à un lacédémonien d'y avoir seulement songé.

Les étrangers alliés de Lacédémone, ne lui demandoient pour soutenir leurs guerres, ni argent, ni vaisseaux, ni troupes, ils ne lui demandoient qu'un Spartiate à la tête de leurs armées; & quand ils l'avoient obtenu, ils lui rendoient avec une entiere soumission toutes sortes d'honneurs & de respects. C'est ainsi que les Siciliens obéirent à Gylippe, les Chalcidiens à Brasidas, & tous les Grecs d'Asie à Lysandre, à Callicratidas & à Agésilas.

Ce peuple belliqueux représentoit toutes ses déïtés armées, Vénus elle - même l'étoit: armatam Venerem vidit Lacedemona Pallas. Bacchus qui par tout ailleurs tenoit le thyrse à la main, portoit un dard à Lacédémone. Jugez si les Spartiates pouvoient manquer d'être vaillans. Ils n'alloient jamais dans leurs temples qu'ils n'y trouvassent une espece d'armée, & ne pouvoient jamais prier les dieux, qu'en même tems la dévotion ne réveillât leur courage.

Il falloit bien que ces gens - là se fussent fait toute leur vie une étude de la mort. Quand Léonidas roi de Lacédémone, partit pour se trouver à la défense du pas des Thermopyles avec trois cens Spartiates, opposés à trois cens mille persans, ils se déterminerent si bien à périt, qu'avant que de sortir de la ville, on leur fit des pompes funebres où ils assisterent eux - mêmes. Léonidas est ce roi magnanime dont Pausanias préfere les grandes actions à ce qu'Achille fit devant Troie, à ce qu'exécuta l'Athénien Miltiade à Marathon, & à tous les grands exemples de valeur de l'histoire grecque & romaine. Lorsque vous aurez lû Plutarque sur les exploits héroïques de ce capitaine, vous serez embarrassé de me nommer un homme qui lui soit comparable.

Du tems de ce héros, Athenes étoit si convaincue de la prééminence des Lacédémoniens, qu'elle n'hésita point à leur céder le commandement de l'armée des Grecs. Thémistocle servit sous Eurybiades, qui gagna sur les Perses la bataille navale de Salamine. Pausanias en triompha de nouveau à la journée de Platée, porta ses armes dans l'Hellespont, & s'empara de Bisance. Le seul Epaminondas Thébain, eut la gloire, long - tems après, de vaincre les Lacédémoniens à Leuctres & à Mantinée, & de leur ôter l'empire de la Grece qu'ils avoient conservé l'espace de 730 ans.

Les Romains s'étant rendus maîtres de toute l'Achaïe, n'imposerent aux Lacédémoniens d'autre sujétion que de fournir des troupes auxiliaires quand Rome les en solliciteroit. Philostrate raconte qu'Apollonius de Thyane qui vivoit sous Domitien, se rendit par curiosité à Lacédémone, & qu'il y trouva encore les lois de Lycurgue en vigueur. Enfin la réputation de la bravoure des Spartiates continua jusques dans le bas - empire.

Les Lacédémoniens se conserverent l'estime des empereurs de Rome, & éleverent des temples à l'honneur de Jules - César & d'Auguste, de qui ils avoient reçus de nouveaux bienfaits. Ils frapperent aussi quelques médailles aux coins d'Antonin, de Marc - Aurele & de Commode. M. Vaillant en cite une de Néron, parce que ce prince vint se signaler aux jeux de la Grece; mais il n'osa jamais mettre le pié dans Sparte, à cause de la sévérité des lois de Lycurgue, dont il n'eut pas moins de peur, dit - on, que des furies d'Athènes.

Cependani quelle différence entre ces deux peuples! vainement les Arhéniens travaillerent à ternir la gloire de leurs rivaux & à les tourner en ridicule de ce qu'ils ne cultivoient pas comme eux les lettres & la Philosophie. Il est aisé de venger les Lacédémoniens de pareils reproches, & j'oserai bien moi - même l'entreprendre, si on veut me le permettre.

J'avoue qu'on alloit chercher à Athènes & dans les autres villes de Grece des rhétoriciens, des peintres & des sculpteurs, mais on trouvoit à Lacédémone des législateurs, des magistrats & des généraux d'armées. A Athenes on apprenoit à bien dire, & à Sparte à bien faire; là à se démêler d'un argument sophistique, & à rabattre la subtilité des mots captieusement entrelacés; ici à se démêler des appas de la volupté, & à rabattre d'un grand courage les menaces de la fortune & de la mort. Ceux - là, dit joliment là Montagne, s'embesognoient après les paroles, ceux - ci après les choses. Envoyez - nous vos enfans, écrivoit Agésilaüs à Xénophon, non pas pour étudier auprès de nous la dialectique, mais pour apprendre une plus belle science, c'est d'obéir & de commander.

Si la Morale & la Philosophie s'expliquoient à Athènes, elles se pratiquoient à Lacédémone. Le spartiate Panthoidès le sut bien dire à des Athéniens, qui se promenant avec lui dans le Lycée, l'engagerent d'écouter les beaux traits de morale de leurs philosophes: on lui demanda ce qu'il en pensoit; ils sont admirables, repliqua - t - il, mais au reste inutiles pour votre nation, parce qu'elle n'en fait aucun usage.

Voulez - vous un fait historique qui peigne le caractere de ces deux peuples, le voici. « Un vieillard, au rapport de Plutarque, cherchoit place à un des spectacles d'Athènes, & n'en trouvoit point; de jeunes Athéniens le voyant en peine, lui firent signe; il s'approche, & pour lors ils se serrerent & se moquerent de lui: le bon homme faisoit ainsi le tour du théâtre, toûjours hué de la belle jeunesse. Les ambassadeurs de Sparte s'en apperçurent, & aussi - tôt placerent honorablement le vieillard au milieu d'eux. Cette action fut remarquée de tout le monde, & même applaudie d'un battement de mains général. Hélas, s'écria le bon vieillard d'un ton de douleur, les Athéniens savent ce qui est honnête, mais les Lacédémoniens le pratiquent »!

Ces Athéniens dont nous parlons, abuserent souvent de la parole, au lieu que les Lacédémoniens la regarderent toûjours comme l'image de l'action. Chez eux, il n'étoit permis de dire un bon mot qu'à celui qui menoit une bonne vie. Lorsque dans les affaires importantes, un homme de mauvaise répu<pb-> [p. 159] tation donnoit un avis salutaire, les éphores respectoient la proposition; mais ils empruntoient la voix d'un homme de bien pour faire passer cet avis; autrement le peuple ne l'auroit pas autorisé. C'est ainsi que les magistrats accoutumerent les Spartiates à se laisser plutôt persuader par les bonnes moeurs, que par toute autre voie.

Ce n'étoit pas chez eux que manquoit le talent de manier la parole: il regne dans leurs discours & dans leurs reparties une certaine force, une certaine grandeur, que le sel attique n'a jamais su mettre dans toute l'éloquence de leurs rivaux. Ils ne se sont pas amusés comme les citoyens d'Athènes, à faire retentir les théatres de satyres & de railleries; un seul bon mot d'Eudamidas obscurcit la scene outrageante de l'Andromaque. Ce lacédémonien se trouvant un jour dans l'Académie, & découvrant le philosophe Xénocrate déja fort âgé, qui étudioit la Philosophie, demanda qui étoit ce vieillard. C'est un sage, lui répondit - on, qui cherche la vertu. Eh quand donc en usera - t - il s'il la cherche encore, repartit Eudamidas? Mais aussi les hommes illustres d'Athènes étoient les premiers à préférer la conduite des Lacédémoniens à toutes les leçons des écoles.

Il est très plaisant de voir Socrate se moquant à sa maniere d'Hippias, qui lui disoit qu'à Sparte, il n'avoit pas pu gagner un sol à régenter; que c'étoient des gens sans goût, qui n'estimoient ni la grammaire, ni le rythme, s'amusant à étudier l'histoire & le caractere de leurs rois, l'établissement & la décadence des états, & autres choses de cette espece. Alors Socrate sans le contredire, lui fait avouer en détail l'excellence du gouvernement de Sparte, le mérite de ses citoyens, & le bonheur de leur vie privée, lui laissant à tirer la conclusion de l'inutilité des arts qu'il professoit.

En un mot, l'ignorance des Spartiates dans ces sortes d'arts, n'étoit pas une ignorance de stupidité, mais de préceptes, & Platon même en demeuroit d'accord Cependant malgré l'austérité de leur politique, il y a eu de très - beaux esprits sortis de Lacédémone, des philosophes, des poëtes célebtes, & des auteurs illustres, dont l'injure des tems nous a dérobé les ouvrages. Les soins que se donna Lycurgue pour recueillir les oeuvres d'Homere, qui seroient perdues sans lui; les belles statues dont Sparte étoit embellie, & l'amour des Lacédémoniens pour les tableaux de grands maîtres, montrent qu'ils n'étoient pas insensibles aux beautés de tous les Aits.

Passionnés pour les poésies de Terpandre, de Spendon, & d'Alcman, ils défendirent à tout esclave de les chanter, parce que selon eux, il n'appartenoit qu'à des hommes libres de chanter des choses divines.

Ils punirent à la vérité Timothée de ce qu'aux sept cordes de la Musique il en avoit ajouté quatre autres; mais c'étoit parce qu'ils craignirent que la mollesse de cette nouvelle harmonie n'altérât la sévérité de leurs moeurs. En même tems ils admirerent le génie de l'artiste; ils ne brûlerent pas sa lyre, au contraire ils la suspendirent à la voûte d'un de leurs plus beaux bâtimens où l'on venoit prendre le frais, & qui étoit un ouvrage de Théodore de Samos. Ils chasserent aussi le poëte Archiloque de Sparte; mais c'étoit pour avoir dit en vers, qu'il convenoit mieux de fuir & de sauver sa vie, que de périr les armes à la main. L'exil auquel ils le condamnerent ne procédoit pas de leur indifférence pour la poésie, mais de leur amour pour la valeur.

C'étoit encore par des principes de sagesse que l'architecture de leurs maisons n'employoit que la coignée & la scie. Un Lacédémonien, je puis le nommer, c'étoit le roi Léotichidas, qui soupant un jour à Corinthe, & voyant dans la salle où on le reçut, des pieces de bois dorées & richement travaillées, demanda froidement à son hôte, si les arbres chez eux croissoient de la sorte; cependant ces mêmes Spartiates avoient des temples superbes. Ils avoient aussi un magnifique théatre qui servoit au spectacle des exercices, des danses, des jeux, & autres représentations publiques. La description que Pausanïas a faite des décorations de leurs temples & de la somptuosité de ce théatre, prouve assez que ce peuple savoit étaler la magnificence dans les lieux où elle étoit vraiment convenable, & proscrire le luxe des maisons particulieres où son éclat frivole ne satisfait que les faux besoins de la vanité.

Mais comme leurs ouvriers étoient d'une industrie, d'une patience, & d'une adresse admirable, ils porterent leurs talens à perfectionner les meubles utiles, & journellement nécessaires. Les lits, les tables, les chaises des Lacédémoniens étoient mieux travaillées que par - tout ailleurs. Leur poteriè étoit plus belle & plus agréable; on vantoit en particulier la forme du gobelet laconique nommé cothon, sur - tout à cause du service qu'on en tiroit à l'armée. La couleur de ce gobelet, dit Critias, cachoit à la vûe la couleur dégoutante des eaux bourbeuses, qu'on est quelquefois obligé de boire à la guerre; les impuretés se déposoient au fond de ce gobelet, & ses bords quand on buvoit arrêtoient en - dedans le limon, ne laissant venir à la bouche que l'eau pure & limpide.

Pour ce qui regarde la culture de l'esprit & du langage, les Lacédémoniens loin de la négliger, vouloient que leurs enfans apprissent de bonne heure à joindre la force & l'élégance des expressions, à la pureté des pensées. Ils vouloient, dit Plutarque, que leurs réponses toûjours courtes & justes, fussent pleines de sel & d'agrément. Ceux qui par précipitation ou par lenteur d'esprit, répondoient mal, ou ne répondoient rien, étoient châtiés: un mauvais raisonnement se punissoit à Sparte, comme une mauvaise conduite; aussi rien n'en imposoit à la raison de ce peuple. « Un lacédémonien exemt dès le berceau des caprices & des humeurs de l'enfance, étoit dans la jeunesse affranchi de toute crainte; moins superstitieux que les autres grecs, les Spartiates citoient leur religion & leurs rits au tribunal du bon sens ». Aussi Diogène arrivant de Lacédémone à Athènes, répondit avec transport à ceux qui lui demandoient d'où il venoit: « je viens de quitter des hommes ».

Tous les peuples de la Grece avoient consacré des temples sans nombre à la Fortune; les seuls Lacédémoniens ne lui avoient dressé qu'une statue, dont ils n'appr choient jamais: ils ne recherchoient point les faveurs de cette déesse, & tâchoient par leur vertu de se mettre à l'abri de ses outrages.

S'ils n'étoient pas toûjours heureux, Ils savoient du - moins être sages.

On sait ce grand mot de l'antiquité, Spartam nactus es, hanc orna: « vous avez rencontré une ville de Sparte, songez à lui servir d'ornement ». C'étoit un proverbe noble, pour exhorter quelqu'un dans les occasions importantes à se regler pour remplir l'attente publique sur les sentimens & sur la conduite des Spartiates. Quand Cimon vouloit détourner ses compatriotes de prendre un mauvais parti: « pensez bien, leur disoit - il, à celui que suivroient les Lacédémoniens à votre place ».

Voilà quel étoit le lustre de cette république célebre, bien supérieure à celle d'Athènes; & ce fut le fruit de la seule législation de Lycurgue. Mais, comme l'observe M. de Montesquieu, quelle étendue de génie ne fallut - il pas à ce grand homme,

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