ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

RECHERCHE Accueil Mises en garde Documentation ATILF ARTFL Courriel

Previous page

"85"> sciences. L'Euphrate a successivement été le siége des Chaldéens, des Assyriens, des Babyloniens & des Perses; & ces énormes puissances n'ayant jamais cessé de donner le ton à cette partie occidentale de l'Asie, il a bien fallu que la langue dominante fût celle du peuple dominant. C'est ainsi qu'on a vû en Europe & en différens tems le grec & le latin devenir des langues générales: & cet empire des langues, qui est la suite de l'empire des nations, en est en même tems le monument le plus constant & le plus durable.

Celle de toutes ces dialectes chaldéennes avec laquelle la langue d'Abraham & de Jacob a contracté cependant le plus d'affinité, a été sans contredit la dialecte cananéenne ou phénicienne. Les colonies de ces peuples commercans chez les nations riveraines de la Méditerranée & de l'Océan, ont laissé par - tout une multitude de vestiges qui nous prouvent que la langue d'Abraham s'étoit intimement incorporée avec celle de Phénicie, pour former la langue de Moyse, que l'Ecriture pour cette raison sans doute appelle quelquefois la langue de Canaan. Les auteurs qui ont traité de l'une, ont crû aussi devoir traiter de l'autre; & c'est à leur exemple, que pour ne point laisser incomplet ce qui concerne la langue hébraïque, nous parlerons de la langue de Phénicie & de ses révolutions chez les différens peuples où elle a été portée, après que nous aurons suivi chez les Hébreux les révolutions de la langue de Moyse.

La langue des Israélites se trouvant fixée par les ouvrages de Moyse, n'a plus été sujette à aucune variation, comme on le voit par les ouvrages des prophetes qui lui ont succédé d'âge en âge jusqu'à la captivité de Babylone. On pourroit donc regarder les dix siecles que renferme cet espace de tems comme la mesure certaine de la durée de la langue hébraïque. Après ce long regne, elle fut, diton, oubliée des Hébreux, qui dans les soixante - dix ans de leur captivité, s'habituerent tellement à la dialecte chaldéenne qui se parloit alors à Babylone, qu'à leur retour en Judée ils n'eurent plus d'autre langue vulgaire. Un oubli aussi prompt nous paroît cependant si extraordinaire, qu'il y a lieu d'être étonné qu'on ait jusqu'ici reçû sans méfiance ce que les traditions judaïques nous ont transmis pour nous rendre raison de la révolution qui s'est faite autrefois dans la langue de leurs peres. Quoiqu'il soit fort certain qu'au tems d'Esdras & de Daniel les Hébreux ne parloient & n'écrivoient plus qu'en Chaldéen, d'un autre côté il est si peu vraissemblable que tout un peuple ait oublié sa langue en soixante dix ans, qu'une tradition aussi suspecte du côté du vrai que du côté de la nature, auroit dû faire soupçonner qu'ils l'avoient déjà oubliée & negligée longtems avant cette époque. Si notre sentiment est nouveau, il n'en est peut - être pas moins raisonnable, & nous pouvons le fortifier de quelques observations. Nous remarquerons donc que cette captivité n'emmena point tous les Hébreux, qu'il en resta beaucoup en Judée, & que de tous ceux qui furent enlevés, il en revint plusieurs qui vêcurent encore assez de tems pour voir le second temple qui fut long à construire, & pour pleurer sur les ruines du premier. Nous ajoûterons que cette captivité à laquelle on donne soixante - dix ans, parce qu'elle commença pour quelques - uns au premier siége de Jérusalem en 606 avant Jesus - Christ, & qu'elle finit en 536, ne dura néanmoins pour le plus grand nombre que cinquante - trois ans, à compter de 586, époque de la ruine totale du temple, après le troisieme & dernier siége. Or dans un intervalle aussi court, une nation entiere n'a pû oublier sa langue, ni s'habituer à une langue étrangere, à - moins qu'elle n'y fût déjà disposée par un usage plus ancien & par un oubli antérieur de sa langue naturelle. D'ailleurs la durée que l'on accorde communément à la langue hébraïque, est une durée excessive, sur - tout pour une langue orientale, qui plus que toutes les autres sont susceptibles d'altération. Il n'en faut point chercher d'autre preuve que dans ce Chaldéen même auquel on dit que les Juifs se sont habitués dans leur captivité. Il différoit dès - lors du chaldéen d'Abraham; il s'étoit perfectionné & enrichi par des finales plus sonores, & par des expressions empruntées non - seulement des Perses, des Medes, & autres nations voisines, mais aussi des nations les plus éloignées, témoin le sumphoneiah, du iij. chap. de Daniel, V. 5. 10. 15. mot grec qui dès le tems de Cyrus avoit déjà pénétré à Babylone. Les Hébreux eux - mêmes ne s'y furent pas plûtôt familiarisés, qu'ils continuerent à le corrompre de leur côté. Le chaldéen d'Onkelos n'est plus le chaldéen d'Esdras; & celui des Paraphrastes, qui ont continué ses commentaires, en differe infiniment. S'il falloit donc juger des révolutions qu'a dû essuyer le premier langage des Juifs, par celles où celui qui passe pour avoir été leur second, a été exposé, à peine pourrions - nous donner quatre ou cinq siecles d'intégrité & de durée à la langue de Moyse.

Il est vrai que la Bible à la main on essayera de nous prouver par les ouvrages des prophetes de tous les âges, antérieurs à la captivité, que l'hébreu de Moyse n'a point cessé d'être vulgaire jusqu'à cet évenement. Mais par le même raisonnement ne tentera - t - on pas aussi de nous prouver que le latin a toujours été vulgaire, en nous montrant tous les ouvrages qui ont été successivement écrits en cette langue, depuis une longue suite de siecles? Il faudroit être sans doute bien prévenu, ou, pour mieux dire, bien aveugle, pour hasarder un tel paradoxe. Une langue peut être celle des savans, sans être celle du peuple; & ce n'est que lorsqu'elle n'appartient plus à ce dernier, qu'elle arrive à l'immutabilité, ce caractere essentiel des langues mortes, où les langues vivantes ne peuvent jamais parvenir. La véritable induction que nous devons donc tirer de cette longue succession d'ouvrages tous écrits dans la dialecte de Moyse, c'est qu'après lui elle a été la dialecte particuliere des prophetes, & que de vulgaire qu'elle avoit été dans les premiers tems, elle n'a plus été qu'une langue savante, & peut - être même qu'une langue sacrée qui ne s'est plus altérée, parce qu'elle s'est conservée dans le sanctuaire, où elle a été hors des atteintes de la multitude, qui, comme le dit l'Ecriture, s'habituoit facilement aux dialectes & aux usages des nations étrangeres qu'elle fréquentoit. Le génie de la langue hébraïque est tellement le même dans tous les écrits des prophetes, quoique composés en des âges fort distans les uns des autres, que si le caractere particulier de chaque écrivain ne se faisoit connoître dans chaque livre, on penseroit que tous ces ouvrages n'ont été que d'un seul tems & d'une seule plume; ut ferè quis putare posset orines illos libros eodem tempore esse conscriptos. (Voyez la note entiere *.) La construction, [p. 86] l'appareil des mots, la syntaxe, le caractere de la langue enfin sont si semblables & si monotones partout, qu'un esprit inquiet & soupçonneux en pourroit tirer des conséquences aussi contraires à l'antiquité & à l'intégrité de ces livres précieux, que notre observation leur est au contraire favorable. L'immutabilité de leur style & de leur diction, dont celle de Moyse a toujours été le modele, s'est communiquée aux faits & à la mémoire des faits; & c'étoit le seul moyen de les transmettre jusqu'à nous, malgré l'inconstance & les égaremens d'une nation capricieuse & volage. Tous les sages de l'antiquité qui ont, aussi - bien que le sacerdoce hébreu, connu les avantages des langues mortes, n'ont point manqué de se servir de même, dans leurs annales, d'une langue particuliere & sacrée: c'étoit un usage général, que la religion, d'accord en cela avec la politique, avoit établi chez tous les anciens peuples. Le génie de l'antiquité concourt donc avec la fortune des langues, à justifier nos réflexions. Il n'est point d'ailleurs difficile de juger que la langue de Moyse avoit dû se corrompre parmi son peuple; nous avons vû ci - devant combien il avoit négligé ses livres, son écriture & sa loi. La même conduite lui fit aussi négliger son langage; l'oubli de l'un étoit une suite nécessaire de l'autre. Pour nous peindre les Hébreux pendant les dix siecles presque continus de leurs desordres & de leur idolatrie, nous pouvons sans doute nous représenter les Guebres aujourd'hui répandus dans l'Inde avec les livres de Zoroastre qu'ils conservent encore sans les pouvoir lire & sans les entendre; ils n'y connoissent que du blanc & du noir: & telle a dû être pendant l'idolatrie d'Israël la position du commun des Juifs vis - à - vis des livres de leur législateur. Si leur conduite présente nous fait connoître à quel point ils les considerent & les respectent aujourd'hui, leur conduite primitive doit nous montrer quel a été pour ce religieux dépôt l'excès de leur indifférence. Jamais livres n'ont couru de plus grands risques de se perdre & de devenir inintelligibles; & il n'en est point cependant sur qui la Providence ait plus veillé: c'est sans doute un miracle qu'un exemplaire en ait été trouvé par le saint roi Josias, qui s'en servit pour retirer pendant un tems le peuple de ses desordres: mais si un Achab, une Jézabel, ou une Athalie les eût trouvés, qui doute que ces livres précieux n'eussent eu chez les Hébreux même le sort qu'ont eu chez les Romains les livres de Numa, que le hasard retrouva, & que la politique brûla, pour ne point changer la religion, c'est - à dire la superstition établie?

Ce fut vraissemblablement par le seul canal des savans, des prêtres, & particulierement des voyans ou prophetes qui se succéderent les uns aux autres, que la langue & les ouvrages de Moyse se sont conservés; ceux - ci seuls en ont fait leur étude, ils y puisoient la loi & la science; & selon qu'ils étolent bien ou mal intentionnés, ils égaroient les peuples, ou les retiroient de leurs égaremens. Le langage du législateur devint pour eux un langage sacré, qui seul eut le privilége d'être employé dans les annales, dans les hymnes, & sur - tout dans les livres prophétiques, qui après avoir été interpretés au peuple, ou lûs en langue vulgaire, étoient ensuite déposés au sanctuaire, pour être un monument inaltérable vis - à - vis des nations futures que ces diverses prophéties devoient un jour intéresser.

On nous demandera dans quel tems la langue de Moyse a cessé d'être en usage parmi les Hébreux;

* Plurimum etiam ad perfectionem linguae hebraeae facit ejusdem constantia in omnibus libris veteris Testamenti. Miratus soepissime fui quod tanta sit linguae hebraeae convenientia in omnibus libris veteris Testamenti, cum sciamus libros illos a diversis viris qui soepe proprium stylum expresserunt, diversis temporibus, & diversis in locis esse conscriptos. Scribatur liber a diversis viris in eadem civitate habitantibus, videbimus ferè majorem differentiam in illo libro, vel respectu styli, vel copulationis litterarum, vel respectu aliarum circumstantiarum, quam in totis Bibliis. Verum si liber sit scriptus, verbi causa, à Teutonio & Frisio, vel si intercedat inter scriptores differentia mille annorum, quanta in multis libris veteris Testamenti respectu scriptionis intercessit, cheu! quanta esset differentia linguoe! Qui unam scripturam intelligit, vix alteram intelligeret: imo erit tanta differentia, ut vix ullas eas linguas, ob differentiam temporis & loci ita discrepantes, regulis Grammaticoe & Syntaxeos comprehendere possit. Verum in veteri Testamento tanta est constantia, tanta convenientia in copulatione litterarum, & constructione vocum, ut fere quis putare posset omnes illos libros codem tempore, iisdem in locis, à diversis tamen authoribus esse conscriptos. Leusden. Philologus hebroeus dissertatio 17.
c'est ce qu'il n'est pas facile de déterminer: ce n'est pas en un seul tems, mais en plusieurs, qu'une langue s'altere & se corrompt. Nous pouvons conjecturer cependant, que ce fut en grande partie sous les juges, & dans ces cinq ou six siecles où la nation juive n'eut rien de fixe dans son gouvernement & dans sa religion, & qu'elle suivoit en tout ses délires & ses caprices. Nous fixons notre conjecture à ces tems, parce que sous les rois nous remarquons dans les noms propres un génie & une tournure toute différente des anciens noms sonores, emphatiques, & presque tous composés; ils n'ont plus ce caractere antique, & cette simplicité des noms propres de tous les âges antérieurs. Quoique notre remarque soit délicate, on en doit sentir la justesse, parce que chez les anciens les noms propres n'ayant point été héréditaires, ont dû toûjours appartenir aux dialectes vulgaires, & que la langue sacrée ou historique n'a pû les changer en traduisant les faits. Nous pouvons donc de leur dissimilitude chez les Hébreux en tirer cette conclusion, que le génie de leur langue avoit changé & changeoit d'âge en âge, par la fréquentation des diverses nations dont ils ont toûjours été ou les alliés ou les esclaves. C'est de même par le caractere de la plûpart de leurs noms propres, dans les derniers siecles qui ont précédé Jesus - Christ, que l'on juge aussi que les Hebreux se sont ensuite familiarisés avec le grec, parce que leurs noms dans les Machabées & dans l'historien Josephe, sont souvent tirés de cette langue. Il est vrai que ces deux ouvrages sont écrits en grec; mais quand ils le seroient en hébreu, leurs auteurs n'en auroient pû changer les noms, & dans l'un ou l'autre texte, ils nous serviroient de même à juger des liaisons qu'avoient contracté les Hébreux avec les conquérans de l'Asie.

Mais quelle a été la langue d'Israël après celle de son législateur, & avant le Chaldéen d'Esdras & de Daniel? c'est ce qu'il est impossible de fixer; ce ne pourroit être au reste qu'une dialecte particuliere de celle de Moyse corrompue par des dialectes étrangeres. Les dix tribus en avoient une qui en différoit déjà, comme on le voit par le Pentateuque samaritain, qui n'est plus le pur hébreu de la Bible; & nous sçavons par Esdras, que les Juifs presque confondus avec les peuples voisins, avoient adopté leurs différens idiomes, & parloient les uns la langue d'Azot, & d'autres celle de Moab, d'Ammon, &c. Cela seul peut nous suffire avec ce que nous avons dit ci - dessus, pour entrevoir toutes les variations & les révolutions de la langue hébraïque vulgaire pendant dix siecles, & jusqu'au tems où nous trouvons les Juifs tout - à - fait familiarisés & habitués au chaldéen: dès - lors il ne pouvoit y avoir que bien du tems qu'ils avoient perdu l'usage de la langue de leurs ancêtres: car par les efforts qu'ils firent du tems d'Esdras pour rétablir leur culte & leurs usages, il est à croire qu'ils eussent aussi tenté de rétablir leur langage, s'il n'eût été suspendu que par le court espace de leur captivité. S'ils ont donc sur ce changement des traditions contraires à nos observations, mettons - les au nombre de tant d'autres anecdotes sans date & sans époque, qu'ils ont inventé, & dont ils veulent bien se satisfaire.

La langue de Babylone devenue celle de Judée, fut aussi sujette à de semblables révolutions; les Juifs la parlerent jusqu'à leur derniere destruction par les Romains, mais ce fut en l'altérant de génération en génération, par un bisarre mêlange de syrien, d'arabe & de grec. Dispersés ensuite parmi les nations, ils n'ont plus eu d'autre langue vuigaire que celle des différens peuples chez lesquels ils se sont habitués; aujourd'hui ils parlent françois en France, & allemand au - delà du Rhin. La langue de

Next page


The Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic Text Services (ETS) of the University of Chicago.

PhiloLogic Software, Copyright © 2001 The University of Chicago.