ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"353"> toutés parvenues jusqu'à nous, les anciens en ont cité quelques - unes qui nous manquent; mais il n'est pas moins certain qu'elles étoient si familieres aux Grecs, que pour taxer quelqu'un d'ignorance ou de stupidité, il avoit passé en proverbe de dire, cet homme ne connoît pas même Esope.

Il faut ajoûter à sa gloire, qu'il sut employer avec art contre les défauts des hommes, les leçons les plus sensées & les plus ingénieuses dont l'esprit humain pût s'aviser. Celui qui a dit que ses apologues sont les plus utiles de toutes les fables de l'antiquité, savoit bien juger de la valeur des choses: c'est Platon qui a porté ce jugement. Il souhaite que les enfans sucent les fables d'Esope avec le lait, & recommande aux nourrices de les leur apprendre; parce que, ditil, on ne sauroit accoûtumer les hommes de trop bonne heure à la vertu.

Apollonius de Thyane ne s'est pas expliqué moins clairement sur le cas qu'il faisoit des fables d'Esope, aussi ne sont - elles jamais tombées dans le mépris. Notre siecle, quelque dédaigneux & quelqu'orgueilleux qu'il soit, continue de les estimer; & le travail que M. Lestrange a fait sur ces mêmes fables en Angleterre, y est toûjours très - applaudi.

Quoique la vie du fabuliste phrygien, donnée par Planude, soit un vrai roman, de l'aveu de tout le monde, il faut cependant convenir que c'est un roman heureusement imaginé, que d'avoir conservé dans l'inventeur de l'apologue sa qualité d'esclave, & d'avoir fait de son maître un homme plein de vanité. L'eselave ayant à ménager l'orgueil du maître, il ne devoit lui présenter certaines vérités qu'avec précaution; & l'on voit aussi dans sa vie, que le sage Esope sait toûjours concilier les égards & la sincérité par ses apologues. D'un autre côté, le maître qui s'arroge le nom de philosophe, ne devoit pas être homme à s'en tenir à l'écorce; il devoit tirer des fictions de l'csclave les vérités qu'il y renfermoit: il devoit se plaire à l'artifice respectueux d'Esope, & lui pardonner la leçon en faveur de l'adresse & du génie. Nous autres fabulistes, pouvoit dire Esope, nous sommes des esclaves qui voulons instruire les hommes sans les fâcher, & nous les regardons comme des maîtres intelligens qui nous savent gré de nos ménagemens, & qui reçoivent la vérité, parce que nous leur laissons l'honneur de la deviner en partie.

Socrate songeant à concilier ensemble le caractere de poëte & celui de philosophe, fit à son tour des fables qui contenoient des vérités solides, & d'excellentes regles pour les moeurs; il consacra même les derniers momens de sa vie à mettre en vers quelques - uns des apologues d'Esope.

Mais ce digne mortel, qui passe communément pour avoir eu le plus de communication avec les dieux, n'est pas le seul qui ait considéré comme soeurs la Poësie & les Fables. Phedre, affranchi d'Auguste, & dans la suite persécuté par Sejan, suivit l'exemple de Socrate, & sa façon de penser. Se voyant sous un regne où la tyrannie rendoit dangereux tout genre d'écrire un peu libre & un peu élevé, il évita de se montrer d'une façon brillante, & vécut dans le commerce d'un petit nombre d'amis, éloigné de tous lieux où l'on pouvoit être entendu par les délateurs. « L'homme, dit - il, se trouvant dans la servitude, parce qu'il n'osoit parler tout haut, glissa dans ses narrations fabuleuses les pensées de son esprit, & se mit par ce moyen à convert de la calomnie ». Préface du troisieme livre de ses fables, qu'il dédia à Eutyche. Il s'occupa donc dans la solitude du cabinet à écrire des fables, & son génie poétique lui fut d'une grande ressource pour les composer en vers ïambiques. Quant à la matiere, il la traita dans le goût d'Esope, comme il le déclare lui même:

AEsopus auctor, quam materiam reperit, Hanc ego polivi versibus senarüs.

Il ne s'écarta de son modele qu'à quelques égards, mais alors ce fut pour le mieux. Du tems d'Esope, par exemple, la fable étoit comptée simplement, la moralité séparée, & toûjours de suite. Phedré ne crut pas devoir s'assujettir à cet ordre méthodique; il embellit la narration, & transporte quelquefois la moralité de la fin au commencement de la fable. Ses fleurs, son élégance & son extrème briéveté le rendent encore très - recommandable; & si l'on y veut faire attention, on reconnoîtra dans le poëté de Thrace le caractere de Térence. Sa simpilcité est si belle, qu'il semble difficile d'élever notre langué à ce haut point de perfection. Son laconisme est toûjours clair, il peint toûjours par des épithetes convenables; & ses descriptions renfermées souvent en un seul mot, répandent encore de nouvelles graces dans ses ouvrages.

Il est vrai que cet auteur plein d'agrémens, a été très peu connu pendant plusieurs siecles; mais ce phénomene doit seulement diminuer notre surprise à l'égard de l'obscurité qui a couvert la gloire de Paterculus son contemporain, & pareillement de Quinte - Curce, dont personne n'a fait mention avant le xv. siecle. Phedre a presque eu le même sort; Pierre Pithou partage avec son frere l'honneur de l'avoir mis le premier au jour, l'an 1596. Les savans de Rome jugerent d'abord que c'étoit un faux nom; mais bientôt après ils crurent rencontrer dans son style les caracteres du siecle d'Auguste, & personne n'en doute aujourd'hui. Phedre est devenu un de nos précieux auteurs classiques, dont on a fait plusieurs traductions françoises & de très - belles éditions latines, publiées par les soins de MM. Burman & Hoogstraten, en Hollande, depuis l'édition de France à l'usage du Dauphin.

Après Phedre, Rufus Festus Aviénus, qui vivoit sur la fin du jv. siecle, sous l'empire de Gratien, nous a donné des fables en vers élégiaques, & les a dédiées à Théodose l'ancien, qui est le même que Macrobe. Mais les fables d'Aviénus sont bien éloignées de la beauté & de la grace de celles de Phedre; outre qu'elles ne paroissent guere propres aux enfans, s'il est vrai, comme le pense Quintilien, qu'il ne leur faut montrer que les choses les plus pures & les plus exquises.

Faërno (Gabrieli), natif de Crémone en Italie, poëte latin du xvj. siecle, mort à Rome en 1561, s'est attiré les loüanges de quelques savans, pour avoir mis les fables d'Esope en diverses sortes de vers; mais il auroit été plus estimé, dit M. de Thou, s'il n'eût point caché le nom de Phedre, sur lequel il s'étoit formé, ou qu'il n'eût pas supprimé ses écrits, qu'il avoit entre les mains. Vainement M. Perrault a traduit les fables de Faërno en françois; sa traduction qui vit le jour à Paris en 1699, est entierement tombée dans l'oubli.

Je n'ai pas fait mention jusqu'ici de deux fabulistes grecs nommés Gabrias & Aphthon, parce que le petit détail qui les concerne, est plûtôt une affaire d'érudition que de goût. Au reste les curieux trouveront dans la Bibliotheque de Fabricius tout ce qui regarde ces deux auteurs; j'ajoûterai seulement que c'est du premier que veut parler Lafontaine, quand il dit:

Mais sur - tout certain Grec renchérit, & se pique D'une élégance laconique: Il renferme toûjours son conte en quatre vers, Bien ou mal; je le laisse à juger aux experts.

Si quelqu'un me reprochoit encore mon silence à l'égard de Locman, dont les fables ont été publiées en arabe & en latin par Thomas Erpenius, je lui ferois la même réponse, & je le renverrois à la Bi<pb-> [p. 354] bliotheque de d'Herbelot, à l'Histoire orientale d'Hottinger, ou à d'autres érudits, qui ont discuté l'incertitude de toutes les traditions qu'on a débitées sur le compte de ce fabuliste étranger.

Mais Pilpay ou Bidpay paroît plus digne de nous arrêter un moment. Quoique ce rare esprit ait gouverné l'Indostan sous un puissant empereur, il n'en étoit pas pour cela moins esclave; car les premiers ministres des souverains, & sur - tout des despotes, le sont encore plus que leurs moindres sujets: aussi Pilpay renferma sagement sa politique dans ses fables, qui devinrent le livre d'état & la discipline de l'Indostan. Un roi de Perse digne du throne, prévenu de la beauté des maximes de l'auteur, envoya recueillir ce thrésor sur les lieux, & fit traduire l'ouvrage par son premier medecin. Les Arabes lui ont aussi décerné l'honneur de la traduction, & il est demeuré en possession de tous les suffrages de l'Orient. J'accorderois volontiers à M. de la Mothe que les fables de Pilpay ont plus de réputation que de valeur; qu'elles manquent par le naturel, l'unité & la justesse des pensées; & que de plus elles sont un composé bisarre d'hommes & de génies dont les avantures se croisent sans cesse. Mais d'un autre côté Pilpay est inventeur, & ce mérite compensera toûjours bien des défauts.

Enfin le célebre Lafontaine a paru pour effacer tous les fabulistes anciens & modernes; j'ose même y comprendre Esope & Phedre réunis. Si le Phrygien a la premiere gloire de l'invention, le François a certainement celle de l'art de conter, c'est la seconde; & ceux qui le suivront, n'en acquerront jamais une troisieme.

Envain un excellent critique des amis de Lafontaine, M. Patru, voulut le dissuader de mettre ses fables en vers; envain il lui représenta que leur principal ornement étoit de n'en avoir aucun; que d'ailleurs la contrainte de la poésie, jointe à la sévérité de notre langue, l'embarrasseroit continuellement, & banniroit de la plûpart de ses récits la briéveté, qu'on peut en appeller l'ame, puisque sans elle il faut nécessairement que la fable languisse. Lafontaine par son heureux génie surmonta tous ces obstacles, & fit voir que les graces du laconisme ne sont pas tellement ennemies des muses françoises, que l'on ne puisse dans le besoin les faire aller ensemble.

Nourri des meilleurs ouvrages du siecle d'Auguste, qu'il ne cessoit d'étudier, tantôt il a répandu dans ses fables une érudition enjoüée, dont ce genre d'écrire ne paroissoit pas susceptible; tantôt, comme dans le paysan du Danube, il a saisi le sublime de l'éloquence. Mille autres beautés sans nombre qui nous enchantent & nous intéressent, brillent de toutes parts dans ses fables; & plus on a de goût, plus on est éclairé, plus on est capable de les sentir. Quelle admirable naïveté dans le style & le récit! Combien d'esprit voilé sous une simplicité apparente! Quel naturel! quelle facilité de tours & d'idées! quelle connoissance des travers du coeur humain! quelle pureté dans la morale! quelle finesse dans les expressions! quel coloris dans les peintures. Voyez l'article Fable, où l'on a si bien développé en quoi consiste le charme de celles de Lafontaine.

Ce mortel, unique dans la carriere qu'il a courue, né à Château - Thierry en 1621, mort à Paris en 1695, est le seul des grands hommes de son tems qui n'eut point de part aux bienfaits de Louis XIV. Il y avoit droit par son mérite & par sa pauvreté. Cet homme célebre, ajoûte M. de Voltaire, réunissoit en lui les graces, l'ingénuité, & la crédulité d'un enfant: il a beaucoup écrit contre les femmes, & il eut toûjours le plus grand respect pour elles: il faisoit des vers licencieux, & il ne laissa jamais échapper au<cb-> cune équivoque; si fin dans ses ouvrages, si simple dans son maintien & dans ses discours, si modèste dans ses productions, que M. de Fontenelle a dit plaisamment que c'étoit par bêtise qu'il préféroit les fables des anciens aux siennes; en effet il a presque toûjours surpassé ses originaux, sans le croire & sans s'en douter.

Il a tiré d'Esope, de Phedre, d'Aviénus, de Faërne, de Pilpay, & de quelques autres écrivains moins connus, plusieurs de ses sujets; mais comment les rend - t - il? toûjours en les ornant & les embellissant, au point que toutes les beautés sont de lui, & les défauts, s'il y en a, sont des autres. Par exemple, le fond de la fable intitulée, le meûnier, son fils & l'âne, est empruntée de l'agaso de Frideric Widebrame, que Dornavius a donné dans l'amphitheatrum sapientioe socraticoe, tom. I. pag. 502. in - fol. Hanovr. 1619. Dans l'auteur latin c'est un récit sans grace, sans sel & sans finesse; dans le poëte françois c'est un chef - d'oeuvre de l'art, une fable unique en son genre, une fable qui vaut un poëme entier. Chose étonnante! tout prend des charmes sous la plume de cet aimable auteur, jusqu'aux inégalités & aux négligences de sa poésie. D'ailleurs on ne trouve nulle part une façon de narrer plus ingénieuse, plus variée, plus séduisante; & cela est si vrai, que ses fables sont peut - être le seul ouvrage dont le mérite ne soit ni balancé ni contredit par personne en aucun pays du monde.

En un mot, le beau génie de Lafontaine lui a fait rencontrer dans ce genre de composition mille & mille traits qui paroissent tellement propres à son sujet, que le premier mouvement du lecteur est de ne pas douter qu'il ne les trouvât aussi - bien que lui. C'est - là vraissemblablement une des raisons qui ont engagé plusieurs poëtes à l'imiter; & tous, sans en excepter M. de la Mothe, avec trop peu de succès.

Nous ne prétendons pas nier qu'il ne se trouve dans les fables de ce dernier écrivain, de la justesse, une composition réguliere, une invention ingénieuse, quantité d'excellentes tirades, d'endroits pleins d'esprit, de finesse & de délicatesse; mais il n'y a point ce beau naturel qui plaît tant dans Lafontaine. M. de la Mothe n'a point attrapé les graces simples & ingénues du fablier de madame de Bouillon; il semble qu'il réfléchissoit plus qu'il ne pensoit, & qu'il avoit plus de talent pour décrire que pour peindre. Voyez encore à ce sujet l'article Fable.

On loüa excessivement celles de M. de la Mothe, lorsqu'il les récita dans les assemblées publiques de l'Académie Françoise; mais quand elles furent imprimées, elles ne soûtinrent plus les mêmes éloges. Quelques personnes se souviennent encore d'avoir oüi raconter qu'un de ses plus zélés partisans avoit donné à son neveu deux fables à apprendre par coeur, l'une de Lafontaine, & l'autre de la Mothe. L'enfant, âgé de six à sept ans, avoit appris promptement celle de Lafontaine, & n'avoit jamais pû retenir un vers de celle de la Mothe.

Il ne faut pas croire que le public ait un caprice injuste, quand il a improuvé dans les fables de la Mothe des naïvetés qu'il paroît avoir adoptées pour toûjours dans celles de Lafontaine: ces naïvetés ne sont point les mêmes. Que Lafontaine appelle un chat qui est pris pour juge, sa majesté fourrée, cette épithete fait une image simple, naturelle & plaisante; mais que M. de la Mothe appelle un cadran un greffier solaire, cette idée alambiquée révolte, parce qu'elle est sans justesse & sans graces.

Je suis bien éloigné de faire ces réflexions pour jetter le moindre ridicule sur le mérite distingué d'un homme des plus estimables que la France ait eus dans les Lettres, & dont l'odieute envie n'a pû ternir la gloire. M. Houdart de la Mothe, mort sexagénaire à

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