ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"338"> est contraire à la nature, & qu'aucun droit ne peut l'autoriser.

Il n'y a rien de tout cela dans la société politique. Loin que le chef ait un intérêt naturel au bonheur des particuliers, il ne lui est pas rare de chercher le sien dans leur misere. La magistrature est - elle héréditaire, c'est souvent un enfant qui commande à des hommes: est - elle élective, mille inconvéniens se sont sentir dans les élections, & l'on perd dans l'un & l'autre cas tous les avantages de la paternité. Si vous n'avez qu'un seul chef, vous êtes à la discrétion d'un maître qui n'a nulle raison de vous aimer; si vous en avez plusieurs, il faut supporter à la fois leur tyrannie & leurs divisions. En un mot, les abus sont inévitables & leurs suites funestes dans toute société, où l'intérêt public & les lois n'ont aucune force naturelle, & sont sans cesse attaqués par l'intérêt personnel & les passions du chef & des membres.

Quoique les fonctions du pere de famille & du premier magistrat doivent tendre au même but, c'est par des voies si différentes; leur devoir & leurs droits sont tellement distingués, qu'on ne peut les confondre sans se former de fausses idées des lois fondamentales de la société, & sans tomber dans des erreurs fatales au genre humain. En effet, si la voix de la nature est le meilleur conseil que doive écouter un bon pere pour bien remplir ses devoirs, elle n'est pour le magistrat qu'un faux guide qui travaille sans cesse à l'écarter des siens, & qui l'entraîne tôt ou tard à sa perte ou à celle de l'état, s'il n'est retenu par la plus sublime vertu. La seule précaution nécessaire au pere de famille, est de se garantir de la dépravation, & d'empêcher que les inclinations naturelles ne se corrompent en lui; mais ce sont elles qui corrompent le magistrat. Pour bien faire, le premier n'a qu'à consulter son coeur; l'autre devient un traître au moment qu'il écoute le sien: sa raison même lui doit être suspecte, & il ne doit suivre d'autre regle que la raison publique, qui est la loi. Aussi la nature a - t - elle fait une multitude de bons peres de famille; mais il est douteux que depuis l'existence du monde, la sagesse humaine ait jamais fait dix bons magistrats.

De tout ce que je viens d'exposer, il s'ensuit que c'est avec raison qu'on a distingué l'économie publi<-> que de l'économie particuliere, & que l'état n'ayant rien de commun avec la famille que l'obligation qu'ont les chefs de rendre heureux l'un & l'autre, les mêmes regles de conduite ne sauroient convenir à tous les deux. J'ai cru qu'il suffiroit de ce peu de lignes pour renverser l'odieux systeme que le chevalier Filmer a tâché d'établir dans un ouvrage intitulé Patriarcha, auquel deux hommes illustres ont fait trop d'honneur en écrivant des livres pour le réfuter: au reste, cette erreur est fort ancienne, puisqu'Aristote même a jugé à - propos de la combattre par des raisons qu'on peut voir au premier livre de ses Politiques.

Je prie mes lecteurs de bien distinguer encore l'é<-> conomie publique dont j'ai à parler, & que j'appelle gouvernement, de l'autorite suprème que j'appelle souveraineté; distinction qui consiste en ce que l'une a le droit législatif, & oblige en certains cas le corps même de la nation, tandis que l'autre n'a que la puissance exécutrice, & ne peut obliger que les particuliers. Voyez Politique & Souveraineté.

Qu'on me permette d'employer pour un moment une comparaison commune & peu exacte à bien des égards, mais propre à me faire mieux entendre.

Le corps politique, pris individuellement, peut être considéré comme un corps organisé, vivant, & semblable à celui de l'homme. Le pouvoir souverain représente la tête; les lois & les coûtumes sont e cerveau, principe des nerfs & siége de l'entendement, de la volonté, & des sens, dont les juges & magistrats sont les organes; le commerce, l'industrie, & l'agriculture, sont la bouche & l'estomac qui préparent la subsistance commune; les finances publiques sont le sang qu'une sage économie, en faisant les fonctions du coeur, renvoye distribuer par tout le corps la nourriture & la vie; les citoyens sont le corps & les membres qui font mouvoir, vivre, & travailler la machine, & qu'on ne sauroit blesser en aucune partie, qu'aussi - tôt l'impression douloureuse ne s'en porte au cerveau, si l'animal est dans un état de santé.

La vie de l'un & de l'autre est le moi commun au tout, la sensibilité réciproque, & la correspondance interne de toutes les parties. Cette communication vient - elle à cesser, l'unité formelle à s'évanoüir, & les parties contiguës à n'appartenir plus l'une à l'autre que par juxta - position? l'homme est mort, ou l'état est disious.

Le corps politique est donc aussi un être moral qui a une volonté; & cette volonté générale, qui tend toûjours à la conservation & au bien - être du tout & de chaque partie, & qui est la source des lois, est pour tous les membres de l'état par rapport à eux & à lui, la regle du juste & de l'injuste; vérité qui, pour le dire en passant, montre avec combien de sens tant d'écrivains ont traité de vol la subtilité prescrite aux enfans de Lacédémone, pour gagner leur frugal repas, comme si tout ce qu'ordonne la loi pouvoit ne pas être légitime. Voy. au mot Droit, la source de ce grand & lumineux principe, dont cet article est le développement.

Il est important de remarquer que cette grande regle de justice, par rapport à tous les citoyens, peut etre fautive avec les étrangers; & la raison de ceci est évidente: c'est qu'alors la volonté de l'état, quoique générale par rapport à ses membres, ne l'est plus par rapport aux autres états & à leurs membres, mais devient pour eux une volonté particuliere & individuelle, qui a sa regle de justice dans la loi de nature, ce qui rentre également dans le principe établi: car alors la grande ville du monde devient le corps politique dont la loi de nature est toûjours la volonté générale, & dont les états & peuples divers ne sont que des membres individuels.

De ces mêmes distinctions appliquées à chaque societé politique & à ses membres, découlent les regles les plus universelles & les plus sûres sur lesquelles on puisse juger d'un bon ou d'un mauvais gouvernement, & en général, de la moralité de toutes les actions humaines.

Toute societé politique est composée d'autres sociétés plus petites, de différentes especes dont chacune a ses intérêts & ses maximes; mais ces sociétés que chacun apperçoit, parce qu'elles ont une forme extérieure & autorisée, ne sont pas les seules qui existent réellement dans l'état; tous les particuliers qu'un intérêt commun réunit, en composent autant d'autres, permanentes ou passageres, dont la force n'est pas moins réelle pour être moins apparente, & dont les divers rapports bien observés font la véritable connoissance des moeurs. Ce sont toutes ces associations tacites ou formelles qui modifient de tant de manieres les apparences de la volonté publique par l'influence de la leur. La volonté de ces sociétés particulieres a toûjours deux relations; pour les membres de l'association, c'est une volonté générale; pour la grande societé, c'est une volonté particuliere, qui très - souvent se trouve droite au premier égard, & vicieuse au second. Tel peut être prêtre dévot, ou brave soldat, ou patricien zélé, & mauvais citoyen. Telle délibéra<pb-> [p. 339] tion peut être avantageuse à la petite communauté, & très - pernicieuse à l'état. Il est vrai que les sociétés particulieres étant toûjours subordonnées à celles qui les contiennent, on doit obéir à celle - ci préférablement aux autres, que les devoirs du citoyen vont avant ceux du sénateur, & ceux de l'homme avant ceux du citoyen: mais malheureusement l'intérêt personnel se trouve toûjours en raison inverse du devoir, & augmente à mesure que l'association devient plus étroite & l'engagement moins sacré; preuve invincible que la volonté la plus générale est aussi toûjours la plus juste, & que la voix du peuple est en effet la voix de Dieu.

Il ne s'ensuit pas pour cela que les délibérations publiques soient toûjours équitables; elles peuvent ne l'être pas lorsqu'il s'agit d'affaires étrangeres; j'en ai dit la raison. Ainsi, il n'est pas impossible qu'une république bien gouvernée fasse une guerre injuste. Il ne l'est pas non plus que le conseil d'une démocratie passe de mauvais decrets & condamne les innocens: mais cela n'arrivera jamais, que le peuple ne soit séduit par des intérêts particuliers, qu'avec du crédit & de l'éloquence quelques hommes adroits sauront substituer aux siens. Alors autre chose sera la délibération publique, & autre chose la volonté générale. Qu'on ne m'oppose donc point la démocratie d'Athenes, parce qu'Athenes n'étoit point en effet une démocratie, mais une aristocratie très - tyrannique, gouvernée par des savans & des orateurs. Examinez avec soin ce qui se passe dans une délibération quelconque, & vous verrez que la volonté générale est toûjours pour le bien commun; mais très - souvent il se fait une scission secrete, une confédération tacite, qui pour des vûes particulieres sait éluder la disposition naturelle de l'assemblée. Alors le corps social se divise réellement en d'autres dont les membres prennent une volonté générale, bonne & juste à l'égard de ces nouveaux corps, injuste & mauvaise à l'égard du tout dont chacun d'eux se démembre.

On voit avec quelle facilité l'on explique à l'aide de ces principes, les contradictions apparentes qu'on remarque dans la conduite de tant d'hommes remplis de scrupule & d'honneur à certains egards, trompeurs & fripons à d'autres, foulant aux piés les plus sacrés devoirs, & fideles jusqu'à la mort à des engagemens souvent illégitimes. C'est ainsi que les hommes les plus corrompus rendent toûjours quelque sorte d'hommage à la foi publique; c'est ainsi (comme on l'a remarqué à l'article Droit) que les brigands mêmes, qui sont les ennemis de la vertu dans la grande societé, en adorent le simulacre dans leurs cavernes.

En établissant la volonté générale pour premier principe de l'économie publique & regle fondamentale du gouvernement, je n'ai pas cru nécessaire d'examiner sérieusement si les magistrats appartiennent au peuple ou le peuple aux magistrats, & si dans les affaires publiques on doit consulter le bien de l'état ou celui des chefs. Depuis long - tems cette question a été décidée d'une maniere par la pratique, & d'une autre par la raison; & en général ce seroit une grande folie d'espérer que ceux qui dans le fait sont les maîtres, préféreront un autre intérêt au leur. Il seroit donc à propos de diviser encore l'économie publique en populaire & tyrannique. La premiere est celle de tout état, où regne entre le peuple & les chefs unité d'intérêt & de volonté; l'autre existera nécessairement par - tout où le gouvernement & le peuple auront des intérêts différens & par conséquent des volontés opposées. Les maximes de celle - ci sont inscrites au long dans les archives de l'histoire & dans les satyres de Machiavel. Les autres ne se trouvent que dans les écrits des philosophes qui osent reclamer les droits de l'humanité.

I. La premiere & plus importante maxime du gouvernement légitime ou populaire, c'est - à - dire de celui qui a pour objet le bien du peuple, est donc, comme je l'ai dit, de suivre en tout la volonté générale; mais pour la suivre il faut la connoître, & sur - tout la bien distinguer de la volonté particuliere en commençant par soi - même; distinction toûjours fort difficile à faire, & pour laquelle il n'appartient qu'à la plus sublime vertu de donner de suffisantes lumieres. Comme pour vouloir il faut être libre, une autre difficulté qui n'est guere moindre, est d'assurer à la fois la liberté publique & l'autorité du gouvernement. Cherchez les motifs qui ont porté les hommes unis par leurs besoins mutuels dans la grande société, à s'unir plus étroitement par des sociétés civiles; vous n'en trouverez point d'autre que celui d'assurer les biens, la vie, & la liberté de chaque membre par la protection de tous: or comment forcer des hommes à défendre la liberté de l'un d'entre eux, sans porter atteinte à celle des autres? & comment pourvoir aux besoins publics sans altérer la proprieté particuliere de ceux qu'on force d'y contribuer? De quelques sophismes qu'on puisse colorer tout cela, il est certain que si l'on peut contraindre ma volonté, je ne suis plus libre, & que je ne suis plus maître de mon bien, si quelqu'autre peut y toucher. Cette difficulté, qui devoit sembler insurmontable, a été levée avec la premiere par la plus sublime de toutes les institutions humaines, ou plûtôt par une inspiration céleste, qui apprit à l'homme à imiter ici - bas les decrets immuables de la divinité. Par quel art inconcevable a - t - on pû trouver le moyen d'assujettir les hommes pour les rendre libres? d'employer au service de l'état les biens, les bras, & la vie même de tous ses membres, sans les contraindre & sans les consulter? d'enchaîner leur volonté de leur propre aveu? de faire valoir leur consentement contre leur refus, & de les forcer à se punir eux - mêmes, quand ils font ce qu'ils n'ont pas voulu? Comment se peut - il faire qu'ils obéissent & que personne ne commande, qu'ils servent & n'ayent point de maître; d'autant plus libres en effet que sous une apparente sujétion, nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire à celle d'un autre? Ces prodiges sont l'ouvrage de la loi. C'est à la loi seule que les hommes doivent la justice & la liberté. C'est cet organe salutaire de la volonté de tous, qui rétablit dans le droit l'égalité naturelle entre les hommes. C'est cette voix céleste qui dicte à chaque citoyen les préceptes de la raison publique, & lui apprend à agir selon les maximes de son propre jugement, & à n'être pas en contradiction avec lui - même. C'est elle seule aussi que les chefs doivent faire parler quand ils commandent; car si - tôt qu'indépendamment des lois, un homme en prétend soûmettre un autre à sa volonté privée, il sort à l'instant de l'état civil, & se met vis - à - vis de lui dans le pur état de nature où l'obéissance n'est jamais prescrite que par la nécessité.

Le plus pressant intérêt du chef, de même que son devoir le plus indispensable, est donc de veiller à l'observation des lois dont il est le ministre, & sur lesquelles est fondée toute son autorité. S'il doit les faire observer aux autres, à plus forte raison doit - il les observer lui - même qui jouit de toute leur faveur. Car son exemple est de telle force, que quand même le peuple voudroit bien souffrir qu'il s'affranchît du joug de la loi, il devroit se garder de profiter d'une si dangereuse prérogative, que d'autres s'efforceroient bien - tôt d'usurper à leur tour, & souvent à son préjudice. Au fond, comme tous les engagemens de la societé sont réciproques par leur

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