ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"689"> ces; enfin si la déclamation ne résulte pas de l'assemblage de toutes ces choses, quoique la plûpart l'accompagnent, il faut donc que cette expression dépende de quelque autre chose, qui affectant le son même de la voix, la met en état d'émouvoir & de transporter notre ame.

Les langues ne sont que des institutions arbitraires, que de vains sons pour ceux qui ne les ont pas apprises. Il n'en est pas ainsi des inflexions expressives des passions, ni des changemens dans la disposition des traits du visage: ces signes peuvent être plus ou moins forts, plus ou moins marqués; mais ils forment une langue universelle pour toutes les nations. L'intelligence en est dans le coeur, dans l'organisation de tous les hommes. Les mêmes signes du sentiment, de la passion, ont souvent des nuances distinctives qui marquent des affections différentes ou opposées. On ne s'y méprend point, on distingue les larmes que la joie fait répandre, de celles qui sont arrachées par la douleur.

Si nous ne connoissons pas encore la nature de cette modification expressive des passions qui constitue la déclamation, son existence n'en est pas moins constante. Peut - être en découvrira - t - on le méchanisme.

Avant M. Dodart on n'avoit jamais pensé au mouvement du larynx dans le chant, à cette ondulation du corps même de la voix. La découverte que M. Ferrein a faite depuis des rubans membraneux dans la production du son & des tons, fait voir qu'il reste des choses à trouver sur les sujets qui semblent épuisés. Sans sortir de la question présente, y a - t - il un fait plus sensible, & dont le principe soit moins connu, que la différence de la voix d'un homme & de celle d'un autre; différence si frappante, qu'il est aussi facile de les distinguer que les physionomies?

L'examen dans lequel je suis entré fait assez voir que la déclamation est une modification de la voix distincte du son simple, de la parole & du chant, & que ces différentes modifications se réunissent sans s'altérer. Il reste à examiner s'il seroit pssible d'exprimer par des signes ou notes ces inflexions expressives des passions.

Quand on supposeroit avec l'abbé du Bos que ces inflexions consistent dans les différens degrés d'élévation & d'abbaissement de la voix, dans son renflement & sa diminution, dans sa rapidité & sa lenteur, enfin dans les repos placés entre les membres des phrases, on ne pourroit pas encore se servir des notes musicales.

La facilité qu'on a trouvé à noter le chant, vient de ce qu'entre toutes les divisions de l'octave on s'est borné à six tons fixes & déterminés, ou douze semitons, qui en parcourant plusieurs octaves, se répetent toûjours dans le même rapport malgré leurs combinaisons infinies. [M. Burette a montré que les anciens employoient pour marquer les tons du chant jusqu'à 1620 caracteres, auxquels Gui d'Arezzo a substitué un très - petit nombre de notes qui par leur seule position sur une espece d'échelle, deviennent susceptibles d'une infinité de combinaisons. Il seroit encore très - possible de substituer à la méthode d'aujourd'hui une méthode plus simple, si le préjugé d'un ancien usage pouvoit céder à la raison. Ce seroient des musiciens qui auroient le plus de peine à l'admettre, & peut - être à la comprendre.] Mais il n'y a rien de pareil dans la voix du discours, soit tranquille, soit passionné. Elle marche continuellement dans des intervalles incommensurables, & presque toûjours hors des modes harmoniques: car je ne prétens pas qu'il ne puisse quelquefois se trouver dans une déclamation chantante & vicieuse, & peut - être même dans le discours ordinaire, quelques inflexions qui seroient des tons harmoniques; mais ce sont des inflexions rares, qui ne rendroient pas la continuité du discours susceptible d'être noté.

L'abbé du Bos dit avoir consulté des musiciens, qui l'ont assûré que rien n'étoit plus facile que d'exprimer les inflexions de la déclamation avec les notes actuelles de la musique; qu'il suffiroit de leur donner la moitié de la valeur qu'elles ont dans le chant, & de faire la même réduction à l'égard des mesures. Je crois que l'abbé du Bos & ces musiciens n'avoient pas une idée nette & précise de la question. 1°. Il y a plusieurs tons qui ne peuvent être coupés en deux parties égales. 2°. On doit faire une grande distinction entre des changemens d'inflexions sensibles, & des changemens appréciables. Tout ce qui est sensible n'est pas appréciable, & il n'y a que les tons fixes & déterminés qui puissent avoir leurs signes: tels sont les tons harmoniques; telle est à l'égard du son simple l'articulation de la parole.

Lorsque je communiquai mon idée à l'académie, M. Freret l'appuya d'un fait qui mérite d'être remarqué. Arcadio Hoangh, chinois de naissance & très instruit de sa langue, étant à Paris, un habile musicien qui sentit que cette langue est chantante, parce qu'elle est remplie de monosyllabes dont les accens sont très - marqués pour en varier & déterminer la signification, examina ces intonations en les comparant au son fixe d'un instrument. Cependant il ne put jamais venir à - bout de déterminer le degré d'élévation ou d'abbaissement des inflexions chinoises. Les plus petites divisions du ton, telles que l'eptaméride de M. Sauveur, ou la différence de la quinte juste à la quinte tempérée pour l'accord du clavecin, étoient encore trop grandes, quoique cette eptaméride soit la 49e partie du ton, & la 7e du comma: de plus, la quantité des intonations chinoises varioit presque à chaque fois que Hoangh les répétoit; ce qui prouve qu'il peut y avoir encore une latitude sensible entre des inflexions très - délicates, & qui cependant sont assez distinctes pour exprimer des idées différentes.

S'il n'est pas possible de trouver dans la proportion harmonique des subdivisions capables d'exprimer les intonations d'une langue, telle que la chinoise qui nous paroît très - chantante, où trouveroiton des subdivisions pour une langue presque monotone comme la nôtre?

La comparaison qu'on fait des prétendues notes de la déclamation avec celles de la chorégraphie d'aujourd'hui, n'a aucune exactitude, & appuie même mon sentiment. Toutes nos danses sont composées d'un nombre de pas assez bornés, qui ont chacun leur nom, & dont la nature est déterminée. Les notes chorégraphiques montrent au danseur quels pas il doit faire, & quelle ligne il doit décrire sur le terrein; mais c'est la moindre partie du danseur: ces notes ne lui apprendront jamais à faire les pas avec grace, à regler les mòuvemens du corps, des bras, de la tête, en un mot toutes les attitudes convenables à sa taille, à sa figure, & au caractere de sa danse.

Les notes déclamatoires n'auroient pas même l'utilité médiocre qu'ont les notes chorégraphiques. Quand on accorderoit que les tons de la déclamation seroient déterminés, & qu'ils pourroient être exprimés par des signes; ces signes formeroient un dictionnaire si étendu, qu'il exigeroit une étude de plusieurs années. La déclamation deviendroit un art encore plus difficile que la musique des anciens, qui avoit 1620 notes. Aussi Platon veut - il que les jeunes gens, qui ne doivent pas faire leur profession de la musique, n'y sacrifient que trois ans.

Enfin cet art, s'il étoit possible, ne serviroit qu'à former des acteurs froids, qui par l'affectation & une attention servile défigureroient l'expression que le [p. 690] sentiment seul peut inspirer; ces notes ne donneroient ni la finesse, ni la délicatesse, ni la grace, ni la chaleur, qui font le mérite des acteurs & le plaisir des spectateurs.

De ce que je viens d'exposer, il résulte deux choses. L'une est l'impossibilité de noter les tons déclamatoires, comme ceux du chant musical, soit parce qu'ils ne sont pas fixes & déterminés, soit parce qu'ils ne suivent pas les proportions harmoniques, foit enfin parce que le nombre en seroit infini. La seconde est l'inutilité dont seroient ces notes, qui serviroient tout au plus à conduire des acteurs médiocres, en les rendant plus froids qu'ils ne le seroient en suivant la nature.

Il reste une question de fait à examiner: savoir si les anciens ont eu des notes pour leur déclamation. Aristoxene dit qu'il y a un chant du discours qui naît de la différence des accens; & Denis d'Halicarnasse nous apprend que chez les Grecs l'élévation de la voix dans l'accent aigu, & son abbaissement dans le grave, étoient d'une quinte entiere; & que dans l'accent circonflexe, composé des deux autres, la voix parcouroit deux fois la même quinte en montant & en descendant sur la même syllabe.

Comme il n'y avoit dans la langue greque aucun mot qui n'eût son accent, ces élévations & abbaissemens continuels d'une quinte devoient rendre la prononciation greque assez chantante. Les Latins (Cic. orat. 57. Quint. l. IX.) avoient, ainsi que les Grecs, les accens aigu, grave, & circonflexe; & ils y joignoient encore d'autres signes, propres à marquer les longues, les breves, les repos, les suspensions, l'accélération, &c. Ce sont ces notes de la prononciation dont parlent les grammairiens des siecles postérieurs, qu'on a prises pour celles de la déclamation.

Cicéron en parlant des accens employe le terme général de sonus, qu'il prend encore dans d'autres acceptions.

On ignore quelle étoit la valeur des accens chez les Latins: mais on sait qu'ils étoient, comme les grecs, fort sensibles à l'harmonie du discours; ils avoient des longues & des breves, les premieres en général doubles des secondes dans leur durée, & ils en avoient aussi d'indéterminées, irrationales. Mais nous ignorons la valeur de ces durées, & nous ne savons pas davantage si dans les accens on partoit d'un ton fixe & déterminé.

Comme l'imagination ne peut jamais suppléer au défaut des impressions reçûes par les sens, on n'est pas plus en état de se représenter des sons qui n'ont pas frappé l'oreille, que des couleurs qu'on n'a pas vûes, ou des odeurs & des saveurs qu'on n'a pas éprouvées. Ainsi je doute fort que les critiques qui se sont le plus enflammés sur le mérite de l'harmonie des langues greque & latine, ayent jamais eû une idée bien ressemblante des choses dont ils parloient avec tant de chaleur. Nous savons qu'elles avoient une harmonie; mais nous devons avouer qu'elles n'ont plus rien de semblable, puisque nous les prononçons avec les intonations & les inflexions de notre langue naturelle qui sont très - différentes.

Je suis persuadé que nous serions fort choqués de la véritable prosodie des anciens; mais comme en fait de sensations l'agrément & le desagrément dépendent de l'habitude des organes, les Grecs & les Romains pouvoient trouver de grandes beautés dans ce qui nous déplairoit beaucoup.

Cicéron dit que la déclamation met encore une nouvelle modification dans la voix, dont les inflexions suivoient les mouvemens de l'ame (Orator. n°. 16.) Vocis mutationes totidem sunt quot animorum qui maximè voce moventur; & il ajoûte qu'il y a une espece de chant dans la récitation animée du simple discours: Est etiam in dicendo cantus obscurior.

Mais cette prosodie qui avoit quelques caracteres du chant, n'en étoit pas un véritable, quoiqu'il y eût des accompagnemens de flûtes; sans quoi il faudroit dire que Caïus Gracchus haranguoit en chantant, puisqu'il avoit derriere lui un esclave qui regloit ses tons avec une flûte. Il est vrai que la déclamation du théatre, modulatio scenica, avoit pénétré dans la tribune, & c'étoit un vice que Cicéron & Quintilien après lui recommandoient d'éviter. Cependant on ne doit pas s'imaginer que Gracchus eût dans ses harangues un accompagnement suivi. La flûte ou le tonorion de l'esclave ne servoit qu'à ramener l'orateur à un ton modéré, lorsque sa voix montoit trop haut, ou descendoit trop bas. Ce flûteur qui étoit caché derriere Gracchus, qui staret occultè post ipsum, n'étoit vraissemblablement entendu que de lui, lorsqu'il falloit donner ou rétablir le ton. Cicéron, Quintilien, & Plutarque, ne nous donnent pas une autre idée de l'usage du tonorion. Quo illum aut remissum excitaret, aut à contentione revocaret. Cic. l. III. de orat. Cui concionanti consistens post eum musices sistulâ, quam tonorion vocant, modos quibus deberet intendi ministrabat. Quintil. lib. I. c. x. Il paroît que c'est le diapason d'aujourd'hui.

« Caius Gracchus l'orateur, qui étoit de nature homme âpre, véhément & violent en sa façon de dire, avoit une petite flûte bien accommodée avec laquelle les musiciens ont accoûtumé de conduire tout doucement lavoix du haut en - bas & du bas enhaut par toutes les notes pour enseigner à entonner; & ainsi comme il haranguoit, il y avoit l'un de ses serviteurs qui étant debout derriere lui, comme il sortoit un petit de ton en parlant, lui entonnoit un ton plus doux & plus gracieux en le retirant de son exclamation, & lui ôtant l'âpreté & l'accent colérique de sa voix ». Plutarque, dans son traité comment il faut retenir la colere, traduction d'Amyot.

Les flûtes du théatre pouvoient faire une sorte d'accompagnement suivi, sans que la récitation fût un véritable chant; il suffisoit qu'elle en eût quelques caracteres. Je crois qu'on pourroit prendre un parti moyen entre ceux qui regardent la déclamation des anciens comme un chant femblable à nos opéra, & ceux qui croyent qu'elle étoit du même genre que celle de notre théatre.

Après tout ce que viens d'exposer, je ne serois pas éloigné de penser que les Romains avoient un art de noter la prononciation plus exactement que nous ne la marquons aujourd'hui. Peut - être même y avoit - il des notes pour indiquer aux acteurs commençans les tons qu'ils devoient employer dans certaines impressions, parce que leur déclamation étoit accompagnée d'une basse de flûtes, & qu'elle étoit d'un genre absolument différent de la nôtre. L'acteur pouvoit ne mettre guere plus de sa part dans la récitation, que nos acteurs n'en mettent dans le récitatif de nos opéra.

Ce qui me donne cette idée, car ce n'est pas un fait prouvé, c'est l'état même des acteurs à Rome; ils n'étoient pas, comme chez les Grecs, des hommes libres qui se destinoient à une profession, qui chez eux n'avoit rien de bas dans l'opinion publique, & qui n'empêchoit pas celui qui l'exerçoit de remplir des emplois honorables. A Rome ces acteurs étoient ordinairement des esclaves étrangers ou nés dans l'esclavage: ce ne fut que l'état vil de la personne qui avilit cette profession. Le latin n'étoit pas leur langue maternelle, & ceux mêmes qui étoient nés à Rome ne devoient parler qu'un latin altéré par la langue de leurs peres & de leurs camarades. Il falloit donc que les maîtres qui les dressoient pour le théatre commençassent par leur donner la vraie

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