ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"492"> connoissances, que le critique doit observer avec soin: suivre pas à pas la science dans ses progrès, marquer les obstacles qui l'ont retardée, comment ces obstacles ont été levés, & par quel enchaînement de difficultés & de solutions elle a passé du doute à la probabilité, de la probabilité à l'évidence. Par - là il imposeroit silence à ceux qui ne font que grossir le volume de la science sans en augmenter le thrésor. Il marqueroit le pas qu'elle auroit fait dans un ouvrage; ou renverroit l'ouvrage au néant, si l'auteur la laissoit où il l'auroit prise. Tels sont dans cette partie l'objet & le fruit de la critique. Combien cette réforme nous restitueroit d'espace dans nos bibliotheques! Que deviendroit cette foule épouvantable de faiseurs d'élémens en tout genre, ces prolixes démonstrateurs de vérités dont personne ne doute; ces physiciens romanciers qui prenant leur imagination pour le livre de la nature, érigent leurs visions en découvertes, & leurs songes en systemes suivis; ces amplificateurs ingénieux qui délayent un fait en 20 pages de superfluités puériles, & qui tourmentent à force d'esprit une vérité claire & simple, jusqu'à ce qu'ils l'ayent rendue obscure & compliquée? Tous ces auteurs qui causent sur la science au lieu d'en raisonner, seroient retranchés du nombre des livres utiles: on auroit beaucoup moins à lire, & beaucoup plus à recueillir.

Cette réduction seroit encore plus considérable dans les sciences abstraites, que dans la science des faits. Les premieres sont comme l'air qui occupe un espace immense lorsqu'il est libre de s'étendre, & qui n'acquiert de la consistance qu'à mesure qu'il est pressé.

L'emploi du critique dans cette partie seroit donc de ramener les idées aux choses, la Métaphysique & la Géométrie à la Morale & à la Physique; de les empêcher de se répandre dans le vuide des abstractions, & s'il est permis de le dire, de retrancher de leur surface pour ajoûter à leur solidité. Un métaphysicien ou un géometre qui applique la force de son génie à de vaines spéculations, ressemble à ce luteur que nous peint Virgile:

Alternaque jactat Brachia protendens, & verberat ictibus auras. AEn. lib. V.

M. de Fontenelle qui a porté si loin l'esprit d'ordre, de précision, & de clarté, eût éte un critique supérieur, soit dans les sciences abstraites, soit dans celle de la nature; & Bayle (que nous considérons ici seulement comme littérateur) n'avoit besoin pour exceller dans sa partie, que de plus d'indépendance, de tranquillité, & de loisir. Avec ces trois conditions essentielles à un critique, il eût dit ce qu'il pensoit, & l'eût dit en moins de volumes.

Critique dans les Arts libéraux ou les beaux Arts. Tout homme qui produit un ouvrage dans un genre auquel nous ne sommes point préparés, excite aisément notre admiration. Nous ne devenons admirateurs difficiles que lorsque les ouvrages dans le même genre venant à se multiplier, nous pouvons établir des points de comparaison, & en tirer des regles plus ou moins séveres, suivant les nouvelles productions qui nous sont offertes. Celles de ces productions où l'on a constamment reconnu un mérite supérieur, servent de modeles. Il s'en faut beaucoup que ces modeles soient parfaits; ils ont seulement chacun en particulier une on plusieurs qualités excellentes qui les distinguent. L'esprit faisant alors ce qu'on nous dit d'Apelle, se forme d'une multitude de beautés éparses un tout idéal qui les rassemble. C'est à ce modele intellectuel au dessus de toutes les productions existantes, qu'il rapportera les ouvrages dont il se constituera le juge. Le criti<cb-> que supérieur doit donc avoir dans son imagination autant de modeles différens qu'il y a de genres. Le critique subalterne est celui qui n'ayant pas dequoi se former ces modeles transcendans, rapporte tout dans ses jugemens aux productions existantes. Le critique ignorant est celui qui ne connoît point, ou qui connoît mal ces objets de comparaison. C'est le plus ou le moins de justesse, de force, d'étendue dans l'esprit, de sensibilité dans l'ame, de chaleur dans l'imagination, qui marque les degrés de perfection entre les modeles & les rangs parmi les critiques. Tous les Arts n'exigent pas ces qualités réunies dans une égale proportion; dans les uns l'organe décide, l'imagination dans les autres, le sentiment dans la plûpart; & l'esprit qui influe sur tous, ne préside sur aucun.

Dans l'Architecture & l'Harmonie, le type intellectuel que le critique est obligé de se former, exige une étude d'autant plus profonde des possibles, & pour en déterminer le choix, une connoissance d'autant plus précise du rapport des objets avec nos organes, que les beautés physiques de ces deux arts n'ont pour arbitre que le goût, c'est - à - dire ce tact de l'ame, cette faculté innée ou acquise de saisir & de préférer le beau, espece d'instinct qui juge les regles & qui n'en a point. Il n'en a point en harmonie: la résonnance du corps sonore indique les proportions; mais c'est à l'oreille à nous guider dans le mêlange des accords. Il n'en a point en Architecture: tant qu'elle s'est bornée à nos besoins, elle a pû se modeler sur les productions naturelles; mais dès qu'on a voulu joindre la décoration à la solidité, l'imagination a créé les formes, & l'oeil en a fixé le choix. La premiere cabane, qui ne fut - elle même qu'un essai de l'industrie éclairée par le besoin, avoit si l'on veut pour appuis quelques pieux enfoncés dans la terre, ces pieux soûtenoient des traverses, & cellesci portient des chevrons chargés d'un toît. Mais de bonne - foi peut - on tirer de ce modele brute les proportions des colonnes, de l'entablement & du fronton?

Le sentiment du beau physique, soit en Architecture, soit en Harmonie, dépend donc essentiellement du rapport des objets avec nos organes; & le point essentiel pour le critique, est de s'assûrer du témoignage de ses sens. Le critique ignorant n'en doute jamais. Le critique subalterne consulte ceux qui l'environnent, & croit bien voir & bien entendre lorsqu'il voit & entend comme eux. Le critique supérieur consulte le goût des différens peuples; il les trouve divisés sur des ornemens de caprice; il les voit réunis sur des beautés essentielles qui ne vieillissent jamais, & dont les débris ont le charme de la nouveauté; il se replie sur lui - même, & par l'impression plus ou moins vive qu'ont faite sur lui ces beautés, il s'assûre ou se défie du rapport de ses organes. Dès - lors il peut former son modele intellectuel de ce qui l'affecte le plus dans les modeles existans, suppléer au défaut de l'un par les beautés de l'autre, & se disposer ainsi à juger non - seulement des faits par les faits, mais encore par les possibles. Dans l'Architecture, il dépouillera le gothique de ses ornemens puériles, mais il adoptera la coupe hardie, majestueuse, & legere de ses voûtes, qu'il revêtira des beautés simples & mâles du grec: dans celui - ci, il joindra la frise iomque à la colonne dorique, la base dorique au chapiteau corinthien, à ce chapiteau si élégant, si noble, & si contraire à la vraissemblance. Il aura recours au compas & au calcul pour proportionner les hauteurs aux bases, & les supports aux fardeaux; mais dans le détail des ornemens, il jugera d'un coup - d'oeil les rapports de l'ensemble, sans exiger qu'on fasse du triglif un quarré long, du metope un quarré parfait, &c. bisarrerie [p. 493] d'usage, tyrannie de l'habitude, que la stérilité & la paresse ont érigée en inviolable loi.

Il usera de la même liberté dans la composition de son modele en Harmonie; il tirera du phénomene donné par la nature, l'origine des accords; il les suivra dans leur génération, il observera leurs progrès, il développera leur mêlange, il appliquera la théorie à la pratique; & soûmettant l'une & l'autre au jugement de l'oreille, il sacrifiera les détails à l'ensemble, & les regles au sentiment. L'Harmonie ainsi réduite à la beauté physique des accords, & bornée à la simple émotion de l'organe, n'exige donc, comme l'Architecture, qu'un sens exercé par l'étude, éprouvé par l'usage, docile à l'expérience, & rebelle à l'opinion.

Mais dès que la mélodie vient donner de l'ame & du caractere à l'Harmonie, au jugement de l'oreille se joint celui de l'imagination, du sentiment, de l'esprit lui - même. La Musique devient un langage expressif, une imitation vive & touchante: dès - lors c'est avec la Poésie que ses principes lui sont communs, & l'art de les juger est le même. Des sons articulés dans l'une, dans l'autre des sons modulés, dans toutes les deux le nombre & le mouvement, concourent à peindre la nature. Et si l'on demande quelle est la Musique & la Poésie par excellence, c'est la poésie ou la musique qui peint le plus & qui exprime le mieux. Voyez Accord, Accompagnement, Harmonie, Musique, Mélodie, Mesure, Modulation, Mouvement , &c.

Dans la Sculpture & la Peinture, c'est peu d'étudier la nature en elle - même, modele toûjours imparfait; c'est peu d'étudier les productions de l'art, modeles toûjours plus froids que la nature. Il faut prendre de l'un ce qui manque à l'autre, & se former un ensemble des différentes parties où ils se surpassent mutuellement. Or, sans parler des sources où l'artiste & le connoisseur doivent puiser l'idée du beau, relative au choix des sujets, au caractere des passions, à la composition & à l'ordonnance; combien la seule étude du physique dans ces deux arts ne suppose - t - elle pas d'épreuves & d'observations? que d'études pour la partie du dessein! Qu'on demande à nos prétendus connoisseurs où ils ont observé, par exemple, le méchanisme du corps humain, la combinaison & le jeu des nerfs, le gonflement, la tension, la contraction des muscles, la direction des forces, les points d'appui, &c. Ils seront aussi embarrassés dans leur réponse, qu'ils le sont peu dans leurs décisions. Qu'on leur demande où ils ont observé tous les reflets, toutes les gradations, tous les contrastes des couleurs, tous les tons, tous les coups de lumiere possibles, étude sans laquelle on est hors d'état de parler du coloris. Un peintre aussi connu par les sacrifices qu'il a faits à la perfection de son art; que par la force & la vérité qui caractérisent ses ouvrages, M. de la Tour vouloit exprimer dans un de ses tableaux l'application d'un homme absorbé dans l'étude. Il a imaginé de le peindre éclairé par deux bougies, dont l'une fond & s'éteint sans qu'il s'en apperçoive. Combien, de l'aveu même de l'artiste, pour saisir cet accident il a fallu voir couler de bougies? Or si un homme accoûtumé à épier & à surprendre la nature a tant de peine à l'imiter, quel est le connoisseur qui peut se flatter de l'avoir assez bien vûe pour en critiquer l'imitation? C'est une chose étrange que la hardiesse avec laquelle on se donne pour juge de la belle nature dans quelque situation que le peintre ou le sculpteur ait pû l'imaginer & la saisir. Celui - ci après avoir employé la moitié de sa vie à l'étude de son art, n'ose se fier aux modeles que sa mémoire a recueillis, & que son imagination lui retrace; il a cent fois recours à la nature pour se corriger d'après elle: il vient un critique plein de confian<cb-> ce, qui le juge d'un coup - d'oeil: ce critique a - t - il étudié l'art ou la nature? aussi peu l'un que l'autre: mais il a des statues & des tableaux, & avec eux il prétend avoir acquis le talent de s'y connoître. On voit de ces connoisseurs se pâmer devant un ancien tableau dont ils admirent le clair - obscur: le hasard fait qu'on leve la bordure; le vrai coloris mieux conservé se découvre dans un coin; & ce ton de couleur si admiré se trouve une couche de fumée.

Nous savons qu'il est des amateurs versés dans l'étude des grands maîtres, qui en ont saisi la maniere, qui en connoissent la touche, qui en distinguent le coloris: c'est beaucoup pour qui ne veut que joüir, mais c'est bien peu pour qui ose juger: on ne juge point un tableau d'après des tableaux. Quelque plein qu'on soit de Raphael, on sera neuf devant le Guide. Bien plus, les Forces du Guide, malgré l'analogie du genre, ne seront point une regle sûre pour critiquer le Milon du Puget, ou le Gladiateur mourant. La nature varie sans cesse: chaque position, chaque action différente la modifie diversement: c'est donc la nature qu'il faut avoir étudiée sous telle & telle face pour en juger l'imitation. Mais la nature elle - même est imparfaite; il faut donc aussi avoir étudié les chefs - d'oeuvres de l'art, pour être en état de critiquer en même tems & l'imitation & le modele.

Cependant les difficultés que présente la critique dans les Arts dont nous venons de parler, n'approchent pas de celles que réunit la critique littéraire.

Dans l'histoire, aux lumieres profondes que nous avons exigées du critique pour la partie de l'érudition, se joint pour la partie purement littéraire, l'étude moins étendue, mais non moins refléchie, de la majestueuse simplicité du style, de la netteté, de la décence, de la rapidité de la narration; de l'apropos & du choix des réflexions & des portraits, ornemens puériles dès qu'on les affecte & qu'on les prodigue; enfin de cette éloquence mâle, précise, & naturelle, qui ne peint les grands hommes & les grandes choses que de leurs propres couleurs, qualités qui mettent si fort Tacite & Saluste au - dessus de Tite Live & de Quinte - Curce. Ce n'est que de cet assemblage de connoissances & de goût que se forme un critique supérieur dans le genre historique: que seroit - ce si le même homme prétendoit embrasser en même tems la partie de l'Eloquence & celle de la Morale?

Ces deux genres, soit que renfermés en eux - mêmes, ils se nourrissent de leur propre substance, soit qu'ils se pénetrent l'un l'autre & s'animent mutuellement, soit que répandus dans les autres genres de littérature comme un feu élémentaire, ils y portent la vie & la fécondité; ces deux genres dans tous les cas, ont pour objet de rendre la vérité sensible & la vertu aimable.

C'est un talent donné à peu de personnes, & que peu de personnes sont en état de critiquer. L'esprit n'en est qu'un demi - juge. Il connoît l'art de convaincre, non celui de persuader; l'art de séduire, non celui d'émouvoir. L'esprit peut critiquer unrhéteur subtil; mais le coeur seul peut juger un philosophe éloquent. Le critique en éloquence & en morale doit donc avoir en lui ce principe de sensibilité & de droiture, qui fait concevoir & produire avec force les vérités dont on se pénetre: ce principe de noblesse & d'élévation qui excite en nous l'enthousiasme de la vertu, & qui seul embrasse tous les possibles dans l'art d'intéresser pour elle. Si la vertu pouvoit se rendre visible aux hommes, a dit un philosophe, elle paroîtroit si touchante & si belle, que personne ne pourroit lui résister: c'est ainsi que doit la concevoir & celui qui la peint & celui qui en critique la peinture.

La fausse éloquence est également facile à profes<pb->

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