ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"894"> gards: desorte que nous ne sçaurions nous assurer si ces qualités, que nous voyons coexister dans un même sujet, ne pourroient pas exister isolées les unes des autres, ou si elles doivent toûjours s'accompagner. Par exemple, toutes les qualités dont nous avons formé l'idée complexe de l'or, sçavoir, la couleur jaune, la pesanteur, la malléabilité, la fusibilité, la fixité, & la capacité d'être dissous dans l'eau régale; toutes ces qualités, dis - je, sont - elles tellement liées & unies ensemble, qu'elles soient inséparables, ou bien ne le sont - elles pas? M. Locke prétend que nous ne pouvons le savoir; & que par conséquent, nous ne pouvons nous assurer qu'elles sont rassemblées & réunies dans plusieurs substances semblables, si ce n'est par l'expérience que nous ferons sur chacune d'elles en particulier. Ainsi voilà deux pieces d'or; je ne puis connoître si elles ont toutes deux toutes les qualités que nous renfermons dans l'idée complexe de l'or, à moins que nous ne tentions des expériences sur chacune d'elles. Avant l'expérience, nous ne connoissons qu'elles ont toutes les qualités de l'or, que d'une maniere à la vérité fort probable, mais qui pourtant ne va pas jusqu'à la certitude; ainsi pense M. Locke. 4°. Quoique nous n'ayons qu'une connoissance fort imparfaite & fort défectueuse des premieres qualités des corps; il en est cependant quelques - unes dont nous connoissons la liaison intime, connoissance qui nous est absolument interdite par rapport aux secondes qualités, dont aucune ne nous paroît supposer l'autre. Ainsi la figure suppose nécessairement l'étendue; & la réception ou la communication de mouvement par voye d'impulsion suppose la solidité; ainsi la divisibilité découle nécessairement de la multiplicité de parties substantielles. 5°. La connoissance de l'incompatibilité des idées dans un même sujet, s'étend plus loin que celle de leur coexistence. Par exemple, une étendue particuliere, une certaine figure, un certain nombre de parties, un mouvement particulier exclut toute autre étendue, toute autre figure, tout autre mouvement & nombre de parties. Il en est certainement de même de toutes les idées sensibles particulieres à chaque sens; car toute idée de chaque sorte qui est présente dans un sujet, exclut toute autre de cette espece. Par exemple, aucun sujet ne peut avoir deux odeurs, ou deux couleurs dans un même tems, & par rapport à la même personne. 6°. L'expérience seule peut nous fournir des connoissances sûres & infaillibles, sur les puissances tant actives que passives des corps; c'est - là le seul fond où la Physique puise ses connoissances.

Ces choses ainsi supposées, on peut en quelque façon déterminer quelle est l'étendue de nos connoissances par rapport aux substances corporelles. Ce qui contribue à les étendre beaucoup plus que ne se l'est imaginé M. Locke, c'est que nous avons, pour connoître les corps, outre les sens, le témoignage des hommes avec qui nous vivons, & l'analogie: moyens que le philosophe Anglois n'a point fait entrer dans les secours que nous fournit l'auteur de notre être, pour perfectionner nos connoissances. Les sens, le témoignage & l'analogie; voilà les trois fondemens de l'évidence morale que nous avons des corps. Ancun de ces moyens n'est par lui - même, c'est - à - dire, par sa nature, la marque caractéristique de la vérité; mais réunis ensemble, ils forment une persuasion convaincante, qui entraîne tous les esprits. Voyez Analogie.

L'être souverainement bon, dit M. s'Gravesande, a accordé une grande abondance de biens aux hommes, dont il a voulu qu'ils fissent usage durant leur séjour sur la terre; mais si les hommes n'avoient point les sens, il leur seroit impossible d'avoir la moindre connoissance de ces avantages; & ils seroient privés des commodités que l'usage leur en peut procurer; par où il paroît que Dieu a donné aux hommes les sens, pour s'en servir dans l'examen de ces choses, & pour y ajoûter foi.

La sagesse suprême tomberoit en contradiction avec elle - même, si après avoir accordé tant de biens aux hommes, & leur avoir donné les moyens de les connoître, ces moyens mêmes induisoient en erreur ceux à qui ces bienfaits ont été accordés. Ainsi, les sens conduisent à la connoissance de la vérité, parce - que Dieu l'a voulu ainsi; & la persuasion de la conformité des idées, que nous acquérons dans l'ordre naturel par les sens, avec les choses qu'elles représentent, est complete.

Cependant la maniee dont les sens nous menent à la connoissance des choses, n'est pas évidente par elle - même. Un long usage & une longue expérience sont nécessaires pour cela. Voyez l'art. des Sens, où nous expliquons, comment dans chaque circonstance nous pouvons déterminer exactement ce que nous pouvons déduire de nos sensations, d'une maniere qui ne nous laisse pas le moindre doute.

Les sens seuls ne suffisent pas, pour pouvoir acquérir une connoissance des corps conforme à notre situation. Il n'y point d'homme au monde, qui puisse examiner par lui - même toutes les choses qui lui sont nécessaires à la vie; dans un nombre infini d'occasions il doit être instruit par d'autres, & s'il n'ajoûte pas foi à leur témoignage, il ne pourra tirer aucune utilité de la plûpart des choses que Dieu lui a accordées; & il se trouvera réduit à mener sur la terre une vie courte & malheureuse.

D'où nous concluons, que Dieu a voulu que le témoignage fùt aussi une marque de la vérité; il a d'ailleurs donné aux hommes la faculté de déterminer les qualités que doit avoir un témoignage, pour qu'on y ajoûte foi.

Les jugemens, qui ont pour fondement l'analogie, nous conduisent aussi à la connoissance des choses; & la justesse des conclusions, que nous tirons de l'analogie, se déduit du même principe; c'est - à - dire, de la volonté de Dieu, dont la providence a placél'homme dans des circonstances, qui lui imposent la nécessité de vivre peu & misérablement, s'il refuse d'attribuer aux choses, qu'il n'a point examinées, les propriétés qu'il a trouvées à d'autres choses semblables, en les examinant.

Qui pourroit sans le secours de l'analogie, distinguer du poison de ce qui peut être utile à la santé? Qui oseroit quitter le lieu qu'il occupe? Quel moyen y auroit - il d'éviter un nombre infini de périls?

3°. Pour ce qui est de la troisieme espece de connoissance, qui est la convenance ou la disconvenance de quelqu'une de nos idées, considérées dans quelque autre rapport que ce soit; comme c'est - là le plus vaste champ de nos connoissances, il est bien difficile de déterminer jusqu'où il peut s'étendre. Comme les progrès qu'on peut faire dans cette partie de notre connoissance, dépendent de notre sagacité à trouver des idées intermédiaires, qui puissent faire voir les rapports des idées dont on ne considere pas la coexistence; il est difficile de dire, quand nous sommes au bout de ces sortes de découvertes.

Ceux qui ignorent l'Algebre, ne sçauroient se figurer les choses étonnantes qu'on peut faire en ce genre par le moyen de cette science. Il n'est pas possible de déterminer quels nouveaux moyens de perfectionner les autres parties de nos connoissances, peuvent être encore inventés par un esprit pénétrant. Quoi qu'il en soit, l'on peut assurer que les idées qui regardent les nombres & l'étendue, ne sont pas les seules capables de démonstration; mais qu'il y en a d'autres qui font peut - être la plus importante de nos spéculations, d'où l'on pourroit déduire des connoissan - [p. 895] ces aussi certaines, si les vices, les passions, des intérêts dominans, ne s'opposoient directement à l'exécution d'une telle entreprise.

L'idée d'un Etre suprême, infini en puissance, en bonté, en sagesse, qui nous a faits, & de qui nous dépendons; & l'idée de nous - mêmes comme de créatures intelligentes & raisonnables: ces deux idées, dis - je, bien approsondies, conduiroient à des conséquences sur nos devoirs envers Dieu, aussi nécessaires & aussi intimement liées, que toutes les conséquences qu'on tire des principes Mathématiques. On auroit du juste & de l'injuste des mesures aussi précises & aussi exactes que celles, que nous avons du nombre & de l'étendue. Par exemple, cette proposition; il ne sçauroit y avoir de l'injustice, où il n'y a point de propriété, est aussi certaine qu'aucune démonstration qui soit dans Euclide; car l'idée de propriété étant un droit à une certaine chose, & l'idée qu'on désigne par le nom d'injustice, étant l'invasion ou la violation d'un droit; il évident que ces idées étant ainsi déterminées, & ces noms leur étant attachés, je puis connoître aussi certainement que cette proposition est véritable, que je connois qu'un triangle a trois angles égaux à deux droits. Autre proposition d'une égale certitude, nul gouvernement n'accorde une absolue liberté; car comme l'idée de gouvernement est un établissement de société sur certaines regles ou lois dont il exige l'exécution, & que l'idée d'une absolue liberté emporte avec elle le droit de faire tout ce que l'on veut; je puis être aussi certain de la vérité de cette proposition, que d'aucune qu'on trouve dans les Mathémathiques.

Ce qui a donné à cet égard l'avantage aux idées de uantité, c'est:

1°. Qu'on peut les représenter par des marques sensibles, qui ont une plus grande & plus étroite correspondance avec elles, que quelques mots ou sens qu'on puisse imaginer. Des figures tracées sur le papier sont autant de copies des idées qu'on a dans l'esprit, & qui ne sont pas sujettes à l'incertude que les mots ont dans leur signification. Un angle, un cercle, ou un quarré qu'on trace avec des lignes, paroit à la vûe, sans qu'on puisse s'y méprendre, il demeure invariable, & peut être consideré à loisir; on peut revoir la démonstration qu'on a faite sur son sujet, & en considérer plus d'une fois toutes les parties, sans qu'il y ait aucun danger qu les idees changent le moins du monde. On ne peut pas faire la même chose à l'égard des idées morales; car nous n'avons point de marques sensibles qui les représentent, & par où nous puissions les exposer aux yeux. Nous n'avons que des mots pour les exprimer; mais quoique ces mots restent les mêmes quand ils sont écrits, cependant les idées qu'ils signifient, peuvent varier dans le même homme; & il est fort rare qu'elles ne soient pas différentes en différentes personnes.

2°. Une autre chose qui cause une plus grande difficulté dans la morale, c'est que les idées morales sont ordinairement plus complexes que celles des figures, qu'on considere ordinairement dans les Mathématiques; d'où naissent ces deux inconyéniens: le premier, que les noms des idées morales ont une signification plus incertaine, parce qu'on ne convient pas si aisément de la collection d'idées simples qu'ils signifient précisément; & par conséquent le signe qu'on met toûjours à leur place, lorsqu'on s'entretient avec d'autres personnes, & souvent en méditant en soi - même, n'emporte pas constamment avec lui la même idée. Un autre inconvénient qui naît de la complication des idées morales, c'est que l'esprit ne sauroit retenir aisément ces combinaisons précises d une maniere aussi exacte & aussi parfaite qu'il est nécessaire pour examiner les rapports, les convenances, ou les disconvenances de plusieurs de ces idées comparées l'une à l'autre; & sur - tout lorsqu'on n'en peut juger que par de longues déductions, & par l'intervention de plusieurs autres idées complexes, dont on se sert pour montrer la convenunce de deux idées éloignées. Il est donc certain que les vérités morales ont une étroite liaison les unes avec les autres, qu'elles découlent d'idées claires & distinctes par des conséquences nécessaires, & que par conséquent elles peuvent être démontrées.

3°. Quant à la connoissance que nous avons de l'exstence réelle & actuelle des choses, elle s'étend sur beaucoup de choses. Nous avons une connoissance intuitive de notre existence, voyez le Discours Préliminaire: une connoissance démonstrative de l'existence de Dieu; voyez Dieu: une connoissance sensitive de tous les objets qui frappent nos sens; & une testimoniale de plusieurs évenemens qui sont parvenus jusqu'à nous, à - travers l'espace des siecles, purs & sans altération. Voyez Vérité.

Il est constant, par tout ce que nous venons de dire, qu'il y a des connoissances certaines, puisque nous appercevons de la convenance ou de la disconvenance entre plusieurs de nos idées. Mais toutes nos connoissances sont - elles réelles? qui peut savoir ce que sont ces idées, dont nous voyons la convenance ou la disconvenance? y a - t - il rien de si extravagant que les imaginations qui se forment dans le cerveau des hommes? où est celui qui n'a pas quelque chimere dans la tête? & s'il y a un homme d'un sens rassis & d'un jugement tout - à - fait solide, quelle difference y aura - t - il, en vertu de nos regles, entre la connoissance d'un tel homme & celle de l'esprit le plus extravagant du monde? Ils ont tous deux leurs idées; & ils apperçoivent tous deux la convenance ou la disconvenance qui est entre elles. Si ces idées different par quelque endroit, tout l'avantage sera du côté de celui qui al'imagination la plus échauffée, parce qu'il a des idées plus vives & en plus grand nombre; de sorte que selon nos propres regles, il aura aussi plus de connoissance. S'il est vrai que toute la connoissance consiste dans la perception de la convenance ou de la disconvenance de nos propres idées, il y aura autant de certitude dans les visions d'un enthousiaste, que dans les raisonnemens d'un homme de bon sens. Il n'importe ce que les choses sont en elles - mêmes, pourvû qu'un homme observe la convenance de ses propres imaginations, & qu'il parle conséquemment; ce qu'il dit est certain, c'est la vérité toute pure. Tous ces châteaux bâtis en l'air seront d'aussi sortes retraites de la vérité, que les démonstrations mathématiques. Mais de quel usage sera toute cette belle connoissance des imaginations des hommes, à celui qui cherche à s'instruire de la réalité des choses? qu'importe de savoir ce que sont les fantaisies des hommes? ce n'est que la connoissance des choses qu'on doit estimer; c'est cela seul qui donne du prix à nos raisonnemens, & qui fait préférer la connoissance de ce que les choses sont réellement en elles - mêmes à une connoissance de songes & de visions. Voilà la difficulté proposée dans toute sa force par M. Locke. Voici comme il y répond.

Si la connoissance que nous avons de nos idées se termine à ces idées sans s'étendre plus avant lorsqu'on se propose quelque chose de plus, nos plus sérieuses pensées ne seront pas d'un beaucoup plus grand ulage que les rêveries d'un cerveau déréglé; & les vérités fondées sur cette connoissance, ne seront pas d'un plus grand poids que les discours d'un homme qui voit clairement les choses en songe, & les débite avec une extrème confiance; velut agri somnia, vane fingentur species.

Il est évident que l'esprit ne connoît pas les choses immédiatement, mais par l'intervention des idées qui les lui représentent; & par conséquent notre

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