ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"719"> ges qui reviendront de sa Physique genérale à la Medecine & à la santé. Le but de ses connoissances est, de se pouvoir exempter d'une infinité de maladies, & même aussi peut - être de l'affoiblissement de la vieillesse.

Telle est la méthode de Descartes. Telles sont ses promesses ou ses espérances. Elles sont grandes sans doute: & pour sentir au juste ce qu'elles peuvent valoir, il est bon d'avertir le lecteur qu'il ne doit point se prévenir contre ce renoncement à toute connoissance sensible, par lequel ce Philosophe débute. On est d'abord tenté de rire en le voyant hésiter à croire qu'il n'y ait ni monde, ni lieu, ni aucun corps autour de lui: mais c'est un doute métaphysique, qui n'a rien de ridicule ni de dangereux; & pour en juger sérieusement, il est bon de se rappeller les circonstances où Descartes se trouvoit. Il étoit né avec un grand génie; & il régnoit alors dans les écoles un galimathias d'entités, de formes substancielles, & de qualités attractives, répulsives, retentrices, concoctrices, expultrices, & autres non moins ridicules ni moins obscures, dont ce grand homme étoit extrèmement rebuté. Il avoit pris goût de bonne heure à la méthode des Géometres, qui d'une vérité incontestable, ou d'un point accordé, conduisent l'esprit à quelqu'autre vérité inconnue; puis de celle - là à une autre, en procedant toûjours ainsi; ce qui procure cette conviction d'où nait une satisfaction parfaite. La pensée lui vint d'introduire la même méthode dans l'étude de la nature; & il crut en partant de quelques vérités simples, pouvoir parvenir aux plus cachées, & enseigner la Physique ou la formation de tous les corps, comme on enseigne la Géométrie.

Nous reconnoîtrions facilement nos défauts, si nous pouvions remarquer que les plus grands hommes en ont eu de semblables. Les philosophes auroient suppléé à l'impuissance où nous sommes pour la plûpart de nous étudier nous - mêmes, s'ils nous avoient laissé l'histoire des progrès de leur esprit. Descartes l'a fait, & c'est un des grands avantages de sa méthode. Au lieu d'attaquer directement les scholastiques, il représente le tems où il étoit dans les mêmes préjugés: il ne cache point les obstacles qu'il a eus à surmonter pour s'en défaire; il donne les regles d'une méthode beaucoup plus simple qu'aucune de celles qui avoient été en usage jusqu'à lui, laisse entrevoir les découvertes qu'il croit avoir faites, & prépare par cette adresse les esprits à recevoir les nouvelles opinions qu'il se proposoit d'établir. Il y a apparence que cette conduite a eu beaucoup de part à la révolution dont ce philosophe est l'auteur.

La méthode des Géometres est bonne, mais at - elle autant d'étendue que Descartes lui en donnoit? Il n'y a nulle apparence. Si l'on peut procéder géométriquement en Physique, c'est seulement dans telle ou telle partie, & sans esperance de lier le tout. Il n'en est pas de la nature comme des mesures & des rapports de grandeur. Sur ces rapports Dieu a donné à l'homme une intelligence capable d'aller fort loin, parce qu'il vouloit le mettre en état de faire une maison, une voûte, une digue, & mille autres ouvrages où il auroit besoin de nombrer & de mesurer. En formant un ouvrier, Dieu a mis en lui les principes propres à diriger ses opérations: mais destinant l'homme à faire usage du monde, & non à le construire, il s'est contenté de lui en faire connoître sensiblement & expérimentalement les qualités usuelles; il n'a pas jugé à propos de lui accorder la vûe claire de cette machine immense.

Il y a encore un défaut dans la méthode de Descartes: selon lui il faut commencer par définir les choses, & regarder les définitions comme des principes propres à en faire découvrir les proprié<cb-> tés. Il paroît au contraire qu'il faut commencer par chercher les propriétés; car, si les notions que nous sommes capables d'acquérir, ne sont, comme il paroît évident, que différentes collections d'idées simples que l'expérience nous a fait rassembler sous certains noms, il est bien plus naturel de les former, en cherchant les idées dans le même ordre que l'expérience les donne, que de commencer par les définitions, pour en déduire ensuite les différentes propriétés des choses. Descartes méprisoit la science qui s'acquiert par les sens; & s'étant accoutumé à se renfermer tout entier dans des idées intellectuelles, qui pour avoir entr'elles quelque suite, n'avoient pas en effet plus de réalité, il alla avec beaucoup d'esprit de méprise en méprise. Avec une matiere prétendue homogene, mise & entretenue en mouvement, selon deux ou trois regles de la méchanique, il entreprit d'expliquer la formation de l'univers. Il entreprit en particulier de montrer avec une parfaite évidence, comment quelques parcelles de chyle ou de sang, tirées d'une nourriture commune, doivent former juste & précisément le tissu, l'entrelacement, & la correspondance des vaisseaux du corps d'un homme, plûtôt que d'un tigre ou d'un poisson. Enfin il se vantoit d'avoir découvert un chemin qui lui sembloit tel, qu'on devoit infailliblement trouver la science de la vraie Medecine en le suivant. Voyez Axiome.

On peut juger de la nature de ses connoissances à cet égard par les traits suivans. Il prit pour un rhûmatisme la pleurésie dont il est mort, & crut se délivrer de la fievre en buvant un demi - verre d'eaude - vie: parce qu'il n'avoit pas eu besoin de la saignée dans l'espace de 40 ans, il s'opiniâtra à refuser ce secours qui étoit le plus spécifique pour son mal: il y consentit trop tard, lorsque son delire fut calmé & dissipé. Mais alors, dans le plein usage de sa raison, il voulut qu'on lui infusât du tabac dans du vin pour le prendre intérieurement; ce qui détermina son medecin à l'abandonner. Le neuvieme jour de sa fievre, qui fut l'avant - dernier de sa vie, il demanda de sang froid des panais, & les mangea par précaution, de crainte que ses boyaux ne se retrécissent, s'il continuoit à ne prendre que des bouillons. On voit ici la distance qu'il y a du Géometre au Physicien. Hist. du Ciel, tome II.

Quoique M. Descartes se fût appliqué à l'étude de la morale, autant qu'à aucune autre partie de la philosophie, nous n'avons cependant de lui aucun traité complet sur cette matiere. On en voit les raisons dans une lettre qu'il écrivit à M. Chanut. « Messieurs les régens de collége (disoit - il à son ami) sont si animés contre moi à cause des innocens principes de Physique qu'ils ont vû, & tellement en colere de ce qu'ils n'y trouvent aucun prétexte pour me calomnier, que si je traitois après cela de la morale, ils ne me laisseroient aucun repos; car, puisqu'un pere Jésuite a crû avoir assez de sujet pour m'accuser d'être sceptique, de ce que j'ai réfuté les sceptiques; & qu'un ministre a entrepris de persuader que j'étois athée, sans en alléguer d'autres raisons, sinon, que j'ai tâché de prouver l'existence de Dieu: que ne diroient - ils point, si j'entreprenois d'examiner quelle est la juste valeur de toutes les choses qu'on peut desirer ou craindre; quel sera l'état de l'ame après la mort; jusqu'où nous devons aimer la vie, & quels nous devons être pour n'avoir aucun sujet d'en craindre la perte! J'aurois beau n'avoir que les opinions les plus conformes à la Religion, & les plus utiles au bien de l'Etat, ils ne laisseroient pas de me vouloir faire croire que j'en aurois de contraires à l'un & à l'autre. Ainsi je pense que le mieux que je puisse faire dorénavant, sera de m'abstenir de faire des livres: & ayant pris pour ma devise, illi mors gravis incubat, qui notus nimis omni - [p. 720] bus, ignotus moritur sibi, de n'étudier plus que pour m'instruire; & ne communiquer mes pensées qu'à ceux avec qui je pourrai converser en particulier ».

On voit par - là qu'il n'étudioit la morale que pour sa conduite particuliere; & c'est peut - être aux effets de cette étude qu'on pourroit rapporter les desirs qu'on trouve dans la plûpart de ses lettres, de consacrer toute sa vie à la science de bien vivre avec Dieu & avec son prochain, en renonçant à toute autre connoissance; au moins avoit - il appris dans cette étude à considérer les écrits des anciens payens comme des palais superbes, qui ne sont bâtis que sur du sable. Il remarqua dès lors, que ces anciens dans leur morale, élevent fort haut les vertus, & les font paroître estimables au - dessus de tout ce qu'il y a dans le monde; mais qu'ils n'enseignent pas assez à les connoître, & que ce qu'ils appellent d'un si beau nom, n'est souvent qu'insensibilité, orgueil, & desespoir. Ce fut aussi à cette étude qu'il fut redevable des quatre maximes que nous avons rapportées dans l'analyse que nous avons donnée de sa méthode, & sur lesquelles il voulut régler sa conduite: il n'étoit esclave d'aucune des passions qui rendent les hommes vicieux. Il étoit parfaitement guéri de l'inclination qu'on lui avoit autrefois inspirée pour le jeu, & de l'indifférence pour la perte de son tems. Quant à ce qui regarde la religion, il conserva toûjours ce fonds de pieté que ses maîtres lui avoient inspirée à la Fleche. Il avoit compris de bonne heure que tout ce qui est l'objet de la foi, ne sauroit l'être de la raison: il disoit qu'il seroit tranquille, tant qu'il auroit Rome & la Sorbonne de son côté.

L'irrésolution où il fut assez long - tems touchant les vûes générales de son état, ne tomboit point sur ses actions particulieres; il vivoit & agissoit indépendamment de l'incertitude qu'il trouvoit dans les jugemens qu'il faisoit sur les Sciences. Il s'étoit fait une morale simple, selon les maximes de laquelle il prétendoit embrasser les opinions les plus modérées, le plus communément reçûes dans la pratique, se faisant toûjours assez de justice, pour ne pas préférer ses opinions particulieres à celles des personnes qu'il jugeoit plus sages que lui. Il apportoit deux raisons qui l'obligeoient à ne choisir que les plus modérées d'entre plusieurs opinions également reçûes. « La premiere, que ce sont toûjours les plus commodes pour la pratique, & vraissemblablement les meilleures, toutes les extrémités dans les actions morales étant ordinairement vicieuses; la seconde, que ce seroit se détourner moins du vrai chemin, au cas qu'il vînt à s'égarer; & qu'ainsi, il ne seroit jamais obligé de passer d'une extrémité à l'autre ». Disc. sur la Méth. Il paroissoit dans toutes les occasions si jaloux de sa liberté, qu'il ne pouvoit dissimuler l'éloignement qu'il avoit pour tous les engagemens qui sont capables de nous priver de notre indifférence dans nos actions. Ce n'est pas qu'il prétendît trouver à redire aux lois, qui, pour remédier à l'inconstance des esprits foibles, ou pour établir des sûretés dans le commerce de la vie, permettent qu'on fasse des voeux ou des contrats, qui obligent ceux qui les font à persévérer dans leur entreprise: mais ne voyant rien au monde qui demeurât toûjours dans le même état, & se promettant de perfectionner son jugement de plus en plus, il auroit crû offenser le bon sens, s'il se fût obligé à prendre une chose pour bonne, lorsqu'elle auroit cessé de l'être, ou de lui paroître telle; sous prétexte qu'il l'auroit trouvée bonne dans un autre tems.

A l'égard des actions de sa vie, qu'il ne croyoit point pouvoir souffrir de délai; lorsqu'il n'étoit point en état de discerner les opinions les plus véritables, il s'attachoit toûjours aux plus probables. S'il arrivoit qu'il ne trouvât pas plus de probabilité dans les unes que dans les autres, il ne laissoit pas de se determiner à quelques - unes, & de les considérer ensuite, non plus comme douteuses par rapport à la pratique, mais comme très - vraies & très - certaines; parce qu'il croyoit que la raison qui l'y avoit fait déterminer se trouvoit telle: par ce moyen, il vint à bout de prevenir le repentir, & les remords qui ont coûtume d'agiter les esprits foibles & chancelans, qui se portent trop légérement à entreprendre, comme bonnes, les choses qu'ils jugent ensuite être mauvaises.

Il s'étoit fortement persuadé qu'il n'y a rien dont nous puissions disposer absolument, hormis nos pensées & nos desirs; desorte qu'après avoir fait tout ce qui pouvoit dépendre de lui pour les choses de dehors, il regardoit comme absolument impossible à son égard, ce qui lui paroissoit difficile; c'est ce qui le fit résoudre à ne desirer que ce qu'il croyoit pouvoir acquérir. Il crut que le moyen de vivre content, étoit de regarder tous les biens qui sont hors de nous, comme également éloignés de notre pouvoir. Il dut sans doute avoir besoin de beaucoup d'exercice, & d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoûtumer à regarder tout sous ce point de vûe; mais étant venu à bout de mettre son esprit dans cette situation, il se trouva tout préparé à souffrir tranquillement les maladies & les disgraces de la fortune par lesquelles il plairoit à Dieu de l'exercer. Il croyoit que c'étoit principalement dans ce point, que consistoit le secret des anciens philosophes, qui avoient pû autrefois se soustraire à l'empire de la fortune, & malgré les douleurs & la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs Dieux. Discours sur la Méthode, pag. 27. 29.

Avec ces dispositions intérieures, il vivoit en apparence de la même maniere que ceux qui, étant libres de tout emploi, ne songent qu'à passer une vie douce & irreprochable aux yeux des hommes; qui s'étudient à séparer les plaisirs des vices, & qui, pour joüir de leur loisir sans s'ennuyer, ont recours de tems en tems à des divertissemens honnêtes. Ainsi, sa conduite n'ayant rien de singulier qui fût capable de frapper les yeux ou l'imagination des autres, personne ne mettoit obstacle à la continuation de ses desseins, & il s'appliquoit sans relâche à la recherche de la vérité.

Quoique M. Descartes eût résolu, comme nous venons de le dire, de ne rien écrire sur la morale, il ne put refuser cette satisfaction à la princesse Elisabeth; il n'imagina rien de plus propre à consoler cette princesse philosophe dans ses disgraces, que le livre de Séneque, touchant la vie heureuse, sur lequel il fit des observations, tant pour lui en faire remarquer les fautes, que pour lui faire porter ses pensées au - delà même de celles de cet auteur. Voyant augmenter de jour en jour la malignité de la fortune, qui commençoit à persécuter cette princesse, il s'attacha à l'entretenir dans ses lettres, des moyens que la Philosophie pouvoit lui fournir pour être heureuse & contente dans cette vie; & il avoit entrepris de lui persuader, que nous ne saurions trouver que dans nous - mêmes cette félicité naturelle, que les ames vulgaires attendent en vain de la fortune, tom. I. des Lett. Lorsqu'il choisit le livre de Séneque, de la vie heureuse, « il eut seulement égard à la réputation de l'auteur, & à la dignité de la matiere, sans songer à la maniere dont il l'avoit traitée »: mais l'ayant examinée depuis, il ne la trouva point assez exacte pour mériter d'être suivie. Pour donner lieu à la princesse d'en pouvoir juger plus aisément, il lui expliqua d'abord de quelle sorte il croyoit que cette matiere eût dû être traitée par un philosophe tel que Séneque, qui n'avoit que la raison naturelle pour guide; ensuite il lui fit voir « comment Séneque eût dû nous

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