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Placet des Libraires associés au comte d'Argenson
(après le 21 août I749).
Monseigneur,
Les Libraires intéressés à l'édition de
l'Encyclopédie, pénétrés des bontés de Votre Grandeur, la remercient très
humblement de l'adoucissement qu'elle a bien voulu apporter à leurs peines en
rendant au Sr. Diderot, leur éditeur, une partie de sa liberté. Ils sentent le
prix de cette grâce, mais si, comme ils croient pouvoir s'en flatter,
l'intention de Votre Grandeur, touchée de leur situation, a été de mettre le Sr.
Diderot en état de travailler à l'Encyclopédie, ils prennent la
liberté de lui représenter très respectueusement que c'est une chose absolument
impraticable; et fondés sur la persuasion dans laquelle ils sont que Votre
Grandeur a la bonté de s'intéresser à la publicité de cet ouvrage et aux
risques qu'ils courraient d'être ruinés par un plus long retard, ils mettent
sous ses yeux un détail vrai et circonstancié des raisons qui ne permettent pas
que le sieur Diderot continue à Vincennes le travail de
l'Encyclopédie.
Il faut distinguer plusieurs objets dans l'édition
de ce dictionnaire universel des sciences, des arts et des métiers: l'état
actuel des matériaux qui doivent composer cet ouvrage, le travail à faire sur
ces matériaux, la direction des dessins, des gravures et de l'impression. Votre
Grandeur se convaincra facilement en parcourant chacun de ces objets qu'il n'y
en a pas un qui n'offre des difficultés insurmontables dans
l'éloignement.
ETAT ACTUEL DES MATÉRIAUX. Ces matériaux doivent être
divisés en deux classes, les sciences, les arts et métiers. Les grandes parties
qui appartiennent aux sciences sont toutes rentrées, mais elles ne sont pas pour
cela entièrement complètes. Les articles généraux, comme en chirurgie le mot
CHIRURGIE, en médecine le mot MÉDECINE, et quelques autres de cette nature sont
demeurés entre les mains des auteurs qui ont désiré les méditer attentivement
pour leur donner toute la perfection dont ils sont susceptibles. Le Sr. Diderot
s'est contenté de tenir une note exacte de ces différents articles à rentrer,
mais pour les avoir à temps il est nécessaire qu'il voie les auteurs, qu'il
confère avec eux, qu'ils travaillent conjointement à lever les difficultés qui
naissent de la nature des matières.
Les articles qui lui ont été remis ne
demandent pas moins sa présence à Paris et à la portée des auteurs qui les ont
traités. Son travail à cet égard consiste principalement dans la révision et la
comparaison des diverses parties de l'ouvrage. Chacun de ces auteurs a exigé
qu'il ne se fît aucun changement à son travail sans qu'il en ait été conféré
avec lui, et cela est d'autant plus juste que l'éditeur, quoique versé dans la
connaissance de chacune des parties, ne peut pas être supposé les posséder
toutes assez profondément pour pouvoir se passer des lumières du premier auteur,
qui d'ailleurs en répond aux yeux du public parce qu'il est nommé. Si le sieur
Diderot était obligé de travailler à Vincennes, il serait privé de ce secours
nécessaire parce que les gens de lettres se déplacent difficilement et qu'il
faudrait se jeter dans des dissertations par écrit qui n'auraient pas de fin.
Ces éclaircissements dont aura souvent besoin l'éditeur peuvent se présenter
subitement au milieu d'un article; la distance des lieux ne lui permettant pas
d'avoir recours à l'auteur, il faudrait en suspendre la révision et passer à un
autre article qui pourrait offrir les mêmes difficultés ou l'exposer à oublier
des choses essentielles et à donner au public un ouvrage informe et rempli de
négligences.
Entre les arts il y en a quelques-uns qui ne sont que
commencés et quelques autres qui sont encore à faire; c'est un travail qui
demande absolument que le Sr. Diderot se rende chez les ouvriers, ou qu'ils se
rendent chez lui. Ces deux choses sont également impraticables à Vincennes; mais
quand les ouvriers consentiraient à l'aller trouver, ils ne pourraient pas
apporter leurs outils et leurs ouvrages, ils ne pourraient point opérer sous ses
yeux; et cependant c'est une chose indispensable, parce qu'il est fort différent
de faire parler un ouvrier ou de le voir agir. Il est des métiers si composés
que pour en bien entendre la manoeuvre et pour la bien décrire il faut l'étudier
plusieurs jours de suite, y travailler soi-même et s'en faire expliquer en
détail toutes les parties; ce ne sont pas des choses qui puissent se faire à
Vincennes.
Quand le Sr. Diderot a été arrêté, il avait laissé de
l'ouvrage entre les mains de plusieurs ouvriers sur les verreries, les glaces,
les brasseries; il les a mandés depuis peu de jours qu'il jouit de quelque
liberté, mais il n'y en a eu qu'un qui se soit rendu à Vincennes, encore a-ce
été pour être payé du travail qu'il avait fait sur l'art et les figures du
chiner des étoffes. Les autres ont répondu qu'ils n'avaient pas le temps d'aller
si loin et que cela les dérangeait.
Le sieur Diderot a fait venir à
Vincennes un dessinateur intelligent nommé Goussier; il a voulu travailler avec
lui à l'arrangement et à la réduction des dessins, mais faute d'échelle et faute
d'avoir les objets présents, ils n'ont su quelle figure leur donner ni quelle
place leur assigner dans la planche. L'embarras est plus grand encore dans
l'explication de ces mêmes figures parce que beaucoup d'outils se ressemblent et
que, faute d'avoir les originaux sous les yeux, il serait fort aisé de confondre
les uns avec les autres et de se perdre dans un labyrinthe d'erreurs fort
grossières.
Les Libraires étaient sur le point de faire commencer les
gravures ainsi que l'impression. Le travail de la gravure ne peut être conduit
que par l'éditeur; il n'est pas possible de faire connaître à un graveur ce qui
demande à être rectifié dans son ouvrage; ce sont des choses qui veulent être
montrées au doigt.
Quant à l'impression, il est bien aisé de sentir que
huit ou dix volumes in-folio ne peuvent pas s'exécuter à deux lieues d'un
éditeur. La multiplicité des épreuves, la nécessité où l'auteur est souvent de
se transporter à l'imprimerie, surtout quand il y a, comme dans
l'Encyclopédie, des matières d'algèbre ou de géométrie dont il faut
enseigner aux ouvriers à placer les caractères, sont des obstacles
insurmontables.
Il encore à observer, Monseigneur, que chacune des
parties de l'Encyclopédie ne peut être regardée comme un tout auquel il
soit possible de travailler à part. Toutes les parties sont liées par des
renvois continuels des unes aux autres, et cela forme une chaîne qui exigerait
que tous les manuscrits fussent portés à Vincennes, ce qui ne se pourrait pas
faire sans courir le risque de tout brouiller et par conséquent de tout perdre.
La quantité de ces manuscrits est si considérable qu'il y a de quoi en remplir
une chambre, ce qui en rend encore le transport plus
difficile..
D'ailleurs un ouvrage tel que celui-ci ne peut pas se faire
sans un grand nombre de livres différents qu'il faudrait aussi transporter. Le
Sr. Diderot ni les Libraires n'ont pas tous les livres nécessaires à cet
ouvrage; il faut continuellement recourir aux bibliothèques publiques, et Votre
Grandeur sait qu'il serait impossible de les y emprunter en si grand nombre pour
être transportés hors de Paris. M. l'abbé Sallier, qui a bien voulu aider le
sieur Diderot, de la bibliothèque du Roi, peut rendre témoignage à Votre
Grandeur du besoin continuel qu'on en a eu jusqu'à présent et qu'on en aura
jusqu'à la fin de l'ouvrage.
Les libraires supplient Votre Grandeur de
vouloir bien se laisser toucher de nouveau de l'embarras ruineux dans lequel les
jette l'éloignement du sieur Diderot et de leur accorder son retour à Paris en
faveur de l'impossibilité où il est de travailler à Vincennes.
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