LETTRE DE M. DIDEROT
Au R.P. Berthier,
Jésuite.
Paete, non dolet.
On vient de m'envoyer, mon R.P., l'extrait
que vous avez donné du Prospectus de l'Encyclopédie, dans le IIe
volume de votre journal de janvier. Quelque occupé que je sois, je ne puis me
dispenser de vous en faire mes remerciements; mais je tâcherai de n'y point
mettre de fadeur.
Je ne puis qu'être très reconnaissant du ton dont vous
parlez du -Prospectus & de l'ouvrage même avant qu'il existe,
dans un journal où tout est loué depuis que vous y présidez, excepté
l'Histoire de Julien, les Ouvrages de mylord Bolinbroke,
& l'Esprit des lois. Vous y prodiguez l'encens, mon
R.P., aux écrivains les moins connus, sans que le public vous en sache mauvais
gré. Cette foule d'auteurs modestes ne peut & ne doit aller à l'immortalité
qu'avec vous. Vous voulez bien être, pour me servir de vos propres termes, la
voiture qui les y conduit, je vous souhaite à tous un bon
voyage.
Vous vous étendez avec complaisance sur la ressemblance qu'il y a
entre l'arbre encyclopédique du Prospectus, & celui du chancelier
Bacon; j'avais expressément averti de cette ressemblance; vous auriez bien dû,
mon R.P., le répéter d'après moi; il est vrai que vous l'aviez dit dans vos
Nouvelles littéraires du mois précédent; mais ce n'est pas la première fois,
comme vous savez, que vous insérez dans vos Nouvelles littéraires, ce que vous
ne vous souciez pas qu'on lise*. <*Voyez les Nouv. litt. de septembre
1750.> C'est sans doute cette raison qui vous a fait dire dans les mêmes
Nouvelles que le Prospectus était trouvé très bien
écrit par les gens de lettres: vous n'avez
osé apparemment prendre sur vous un jugement aussi hardi, soit que par modestie
vous ne vous mettiez pas au rang des gens de lettres, soit que vous pensiez
autrement qu'eux; car vous êtes bien digne d'avoir un avis qui soit à vous. Quoi
qu'il en soit, vous n'avez pas cru devoir répéter dans votre extrait cette
décision favorable: l'approbation publique qui m'encourage, & à laquelle la
vôtre ne fait point de tort, vous en a sans doute dispensé.
Au reste, je
ne sais, mon R.P., si vous avez fait l'extrait du Prospectus sans vous
être donné la peine de le lire en entier; car avec d'aussi bonnes intentions que
vous en avez, vous n'auriez pas omis toutes les divisions de la branche
philosophique, qui est la plus étendue, la plus importante de notre système,
& dont il ne se trouve presque rien dans le chancelier Bacon.
Je n'ai
pas eu, comme vous l'observez fort bien, des idées assez
vastes pour placer les journaux dans l'arbre encyclopédique: je vous
avouerai pourtant que j'y avais pensé; mais cela était embarrassant: une
énumération exacte n'admet point de préférence, & le petit nombre des
excellents journalistes m'auraient su mauvais gré du voisinage que je leur
aurais donné. Si je suis descendu jusqu'à la Pédagogie, ce n'a pas été
faute de prévoir que vous prendriez cette peine. J'aurais bien voulu aussi
mériter les remerciements que vous faites à Bacon, pour avoir loué la Société
des jésuites; car je n'ai pas attendu pour l'estimer que vous y fissiez parler
de vous; mais j'ai cru que ces éloges, quoique justes, auraient été déplacés
dans un arbre encyclopédique. Cette omission sera réparée dans le corps même de
l'ouvrage. Nous y rendrons le témoignage le plus authentique aux services
importants, & très réels, que votre compagnie a rendus à la république des
lettres. Nous y parlerons aussi de vous, mon R.P. Oui, de vous en particulier,
vous méritez bien d'être traité avec distinction & de n'être pas loué comme
un autre. Vos secours nous seront nécessaires d'ail-leurs sur certains articles
importants; par exemple, à l'article CONTINUATION, nous espérons que vous
voudrez bien nous donner des lumières sur les continuateurs ignorés des ouvrages
célèbres, de l'Arioste, de Dom Quichotte, du Roman comique,
& en particulier d'un certain ouvrage que vous connaissez, qui se
continue très incognito, & sur la continuation duquel vous
êtes le seul qui puissiez nous fournir des mémoires. On tâchera surtout que vous
ne soyez pas mécontent de l'article JOURNAL; nous y célébrerons avec justice vos
illustres prédécesseurs, dont nous regrettons la perte encore plus que vous.
Nous dirons que le P. Bougeant mettait dans vos Mémoires de la logique, le P.
Brumoy des connaissances, le P. de la Tour de l'usage du monde, votre ami le P.
Castel, du feu & de l'esprit; nous ajouterons qu'on y distingue aujourd'hui
les extraits du P. de Préville, votre collègue, à une métaphysique fine &
déliée, à un style noble & simple, & surtout à une grande impartialité.
En votre particulier vous ne serez point oublié, & nous tâcherons, car
j'aime à me servir de vos- expressions, de faire passer à la
postérité l'idée de votre mérite. Enfin j'espère,
mon R.P., que vous trouverez dans ce grand ouvrage plus de philosophie que de
mémoire; je serais fâché que ce plan ne fût pas de votre goût; mais comme vous
l'avez fort bien remarqué, d'après Bacon (car vous ne dites rien de vous-même)
l'Encyclopédie doit mettre en évidence les richesses d'une partie
de la littérature, & l'indigence des autres.
J'aurais bien
d'autres observations à faire sur votre extrait; mais le public, comme savez,
n'aime pas les discussions sérieuses, & je suis bien aise qu'il me lise; car
vous y avez beaucoup d'amis. D'ailleurs, vous m'avez averti que vous n'aimiez
pas les précisions métaphysiques; & cette réponse n'est
faite que pour vous amuser. Si j'apprends par ceux qui lisent vos Mémoires que
mes lettres méritent quelque attention de votre part, je ne vous en laisserai
pas manquer: grâce à Dieu & à votre journal, les matériaux en sont tout
prêts. On m'a dit que non content des bontés dont vous m'aviez comblé, vous
vouliez encore vous écrire à vous-même dans le premier journal sur
l'Encyclopédie. Je cherche, comme vous voyez, à vous en épargner la
peine. Au reste dans le petit commerce épistolaire que je projette, & qui
pourra cette année former un volume de plus à vos Mémoires, je ferai de mon
mieux, mon R.P., pour ne vous ennuyer que le moins qu'il sera possible; j'en
écarterai donc autant que je pourrai la sécheresse, vos extraits en seront le
principal objet, & pour vous parler de l'Encyclopédie, j'attendrai
qu'elle soit publique; les difficultés que vous pouvez avoir sur cet ouvrage,
& même celles que vous n'avez pas, seront pleinement résolues dans la
préface, à laquelle M. d'Alembert travaille; il me charge de vous demander
quelques bontés pour lui. Vous trouverez aussi dans la même préface le nom des
savants qui ont bien voulu concourir à l'exécution de cette grande entreprise:
vous les connaissez tous, mon R.P., ou le public les connaît pour vous. Au reste
nous sommes disposés à convenir que pour former une Encyclopédie
cinquante savants n'auraient pas été de trop, quand même vous auriez été du
nombre.
J'ai l'honneur d'être avec les sentiments qui vous sont dus, mon
R.P., votre très humble, &c.
P.S. Je joins à cette lettre un article
du dictionnaire. J'ai choisi pour cette fois l'article ART, il est de moi;
j'aurai soin d'en joindre un autre à toutes les lettres que je vous écrirai; les
gens de lettres vous en diront leur avis.