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Journal de Barbier,
7 et 9 février 1759
Les commentaires de Barbier sont d' intérêt car
ils décrivent la situation politique dans laquelle le censure
de Encyclopédie c'est mise en place. Le commentaire
fait référence au prise de positions en Parlement
et, plus général, à la résistance
dans le mouvement philosophique.
Edmond Jean-François Barbier, Chronique de la Régence
et du Règne de Louis XV (1718-1763), ou Journal de Barbier,
Avocat au Parlement de Paris (Paris: G. Charpentier et Cie.,
1885), septième série (1768-1761), pp. 126-130.
Du 7 février, assemblèe des Chambres, au sujet
du Dictionnaire de l'Encyclopédie. Le Parlement n'a pas
été satisfait, dit-on, des observations faites par
Ies commissaires nommés par la Cour pour examiner Ies sept
tomes qui ont été donnés au public; et, en
effet, l'ouvrage n'est pas facile. La Cour a arrêté
que M. le president choisiroit personnellement deux théologiens
d'une part et deux juriscousultes d'une autre, pour faire cet
examen, c'est-à-dire que ce grand bruit contre les encyclopédistes
se terminera à rien, ce qui est une fausse démarche
du Parlement, d'autant même que ce seroit entreprendre sur
les droits du chancelier et du Conseil, et, en effet, on met actuellement
sous presse le huitième volume de l'Encyclopédie
qu'on commence à imprimer.
M. le chalicelier a fait même une nouveauté, par
rapport aux ceuseurs royaux. Il en a envoyé une liste au
bureau de la librairie pour y être enregistrée, apparemment
pour que les libraires ne reconnoissent point d'autres censeurs
que ceux nommés par le chancelier, c' est-à-dire
par le Roi.
Du 9 février, madame la duchesse d'Orléans, soeur
de M. le prince de Conti et femme du premier prince du sang, est
morte ce matin après une très-longue maladie, à
l'âge de trente-deux ans. Elle étoit extrêmement
aimée et respectée du public; elle a conservé
l'héroïsme jusqu'au dernier moment; elle laisse M.
le duc de Chartres, âgé de douze ans, et une princesse
(Mademoiselle), âgée de neuf ans.
Le Parlement de Besançon (Franche-Comté) a été
en grand mouvement pour empêcher la levée de la taxe
en forme de don gratuit. Défenses de la percevoir, peine
de mort, et des procédés violents contre M. de Boynes,
intendant de la province et premier président. On a mandé
d'abord quatre conseillers pour se rendre aux pieds de la Cour.
La rébellion a toujours continuée, le Parlement
est resté assemblé, les avocats ont cessé
aussi leurs fonctions. On a renvoyé les quatre conseillers,
et l'on a adressé au commandant de la province trente-deux
lettres de cachet d'exil contre les plus mutins du Parlement.
Il y en a même quatre d'arrêtés comme prisonniers
d'État et vingt-huit exilés.
Arrêt de la Cour, toutes les Chambres assemblées,
du 6 février, et exécuté dans la cour du
Palais, le 10, au sujet du livre De l'Esprit et autres
dénoncés lors de l'arrêt du 23 janvier, et
qui a été imprimé avec celui du 28 janvier,
et le réquisitoire de M. Joly de Fleury, premier avocat
général, qui est fort beau et très-étendu.
M. l'avocat général, après avoir dit que
la société, l'État et la religion se présentent
au tribunal de la justice pour lui porter ses plaintes..., et
qu'on ne peut se dissimuler qu'il n'y ait un projet conçu,
une société formée pour soutenir le matérialisme,
pour détruire la religion, pour inspirer l'indépendance
et nourrir la corruption des moeurs, il entra en matière:
1° Par l'examen des principaux endroits du livre De l'Esprit,
qui sont condamnables; 2° du Dictionnaire des sciences
de l'Encyclopédie, dont il regarde le livre De l'Esprit
comme l'abrégé, qui devoit faire honneur à
la nation et qui en a fait l'opprobre par les maximes et les impiétés
de tous les anciens auteurs, rédigées et mises dans
un plus grand jour dans plusieurs articles; 3° par l'examen
des autres petits ouvrages dénoncés. D'où
il conclut que tous les ouvrages de ces philosophes impies mériteroient
que la Cour exerçât contre eux toute la sévérité
de la puissance que le prince lui confie.
M. l'avocat général a néanmoins représenté
à la Cour qu'il y a des cas où elle pouvoit suspendre
cette juste sévérité, lorsque l'auteur a
fait une retractation authentique de ce qu'il y a de répréhensible
dans son ouvrage, ainsi qu'a fait l'auteur du livre De l'Esprit,
par deux rétractations précédentes ou par
une requête par lui présentée à la
Cour, ainsi que le censeur; ainsi qu'il ne s'agit plus que de
prononcer contre le livre la flétrissure qu'il mérite.
Qu'à l'égard de l'Encyclopédie, l'immensité
et l'importance des matières traitées dans les sept
volumes demandoit un examen plus suivi, pour prendre un parti
contre ses éditeurs et rédacteurs. Il seroit à
propos de choisir un certain nombre de personnes sûres pour
donner leur avis.
La Cour, vu le livre De l'Esprit, de 1758, de l'Encyclopédie,
ou Dictionnaire des sciences, en sept volumes, le premier
de 1751, et le septième de 1757, le Pyrronisme du sage,
de 1754, la Philosophie du bon sens, de 1755, la Religion
naturelle, de 1756, Lettres semi-philosophiques, de
1757, les Étrennes des esprits forts, de 1757, la
Lettre au Père Berthier sur le matérialisme,
de 1759, ensemble les rétractations et requêtes des
sieurs Helvétius et Tercier, censeur, premier commis des
affaires étrangères:
Ordonne que tous ces livres seront lacérés et brûlés
par l'executeur de la haute justice, fait défenses à
toutes personnes de composer, approuver, imprimer, distribuer
aucuns livres ou écrits contre la religion, l'État
et les bonnes moeurs, à peine d'être punis suivant
la rigueur des ordonnances; qu'il sera informé contre les
auteurs, imprimeurs et distributeurs des six derniers écrits.
Et ayant égard aux requêtes desdits Helvétius
et Tercier, et, usant à leur égard d'indulgence,
leur donne acte de leur désaveu et rétractation
de toutes les erreurs dont le livre De l'Esprit est rempli,
et de la déclaration dudit Tercier qu'il n'entend plus
à l'avenir examiner ni approuver aucuns livres.
Ordonne que les sept volumes de l'Encyclopédie seront
mis entre les mains des sieurs Guéret, Tandeau, archidiacre
de Paris, frère de M. le curé de Saint-Paul, et
Bruté, curé de la paroisse Saint-Benoît, tous
docteurs de la Faculté de théologie; des sieurs
L'Herminier, d'Outremont et Le Paige, anciens avocats en la Cour,
du sieur Tingri, professeur de philosophie au collége du
Plessis, Voland, professeur de philosophie au collége de
Beauvais, Bonamy de l'Académie des Inscriptions, que la
Cour a choisis pour donner leur avis sur lesdits sept volumes,
lequel, rapporté au procureur général du
Roi, étre par lui pris telles conclusions que de raison,
et, par la Cour, ordonné ce qu'il appartiendra; et cependant
fait défenses à Durand, Briasson, David, Le Breton
et à tous autres, de vendre aucuns exemplaires desdits
sept volumes, sous telle peine qu'il appartiendra, etc. Fait en
Parlement, les Chambres assemblées, le 6 février
1758
Voilà, comme l'on voit, une grande déclaration contre
les philosophes de ce siècle, tant M. Helvétius
que MM. Diderot et d'Alembert, éditeurs de l'Encyclopédie,
et autres, qui ont travaillé à cet ouvrage, accusés
de vouloir introduire le déisme et le matérialisme,
et de troubler, par leurs pernicieux principes, la religion et
l'État. Tout cela se réduit à faire brûler
le livre De l'Esprit, dont il y a eu deux ou trois éditions
sans aucune punition contre l'auteur ni le censeur, et, à
l'égard de l'Encyclopédie, pour les sept
volumes imprimés, à un examen très-difficile
et très-long par neuf personnes, qui out toutes leurs occupations
et qui s'assembleront difficilement. Cela aboutira tout au plus
à ordonner des cartons, pour réformer les articles
où il y aura des erreurs, que l'on délivrera à
ceux qui ont les sept volumes, ce qui pourroit être un préjudice
pour les libraires, et à contenir les auteurs pour les
tomes suivants, car le huitième est actuellement sous presse.
Quoi qu'il en soit, il auroit peut-être été
aussi prudent de ne pas exposer avec éloquence, dans le
discours de M. l'avocat général, les systèmes
de déisme, de matérialisme et d'irréligion,
et le venin qu'il peut y avoir dans quelques articles, y ayant
bien plus de gens à portée de lire cet arrêt
du 6 février, de trente pages, que de feuilleter sept volumes
in-folio.
Depuis le décès de madame la duchesse d'Orléans,
du vendredi jusqu'au jeudi 15 à minuit, il n'y a eu ni
représentation d'opéra, ni bal sur le théêtre
de l'Opéra, dont la salle est enclavée dans le Palais-Royal,
quoique cette salle, pour l'Académie de musique, appartienne
au Roi. On dit que M. le duc d'Orléans indemnisera les
directeurs de l'Opéra.
Toutes les Cours souveraines et nombre de couvents ont été
jeter de l'eau bénit.e sur le corps de la princesse, l'Université,
le Parlement, la Chambre des ComptEs, la Cour des Aides, celle
des Monnoies, et les trésoriers de France. Parmi les ecclésiastiques,
le chapitre de Notre-Dame. |