ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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Le flateur peut employer la séduction des paroles, des actions, des écrits, des gestes, & quelquefois tous ces moyens réunis: aussi Platon distingue - t - il ces quatre especes de flateurs. Cependant Plutarque prétend que Cléopatre trouva le secret de flater Marc - Antoine de plusieurs autres manieres, inconnues aux philosophes de la Grece: mais si l'on y prend garde, toutes les diverses manieres de flater Antoine dont usoit cette reine d'Egypte, & qui sont exposées par l'auteur des vies des hommes illustres, tombent dans quelqu'une des quatre especes établies par Platon.

Le flateur qui use de la séduction n'est pas rare, & elle porte l'homme à loüer les autres, & sur - tout les ministres & les princes qui gouvernent, du bien qu'ils ne sont pas. Celui qui flate par des actions, va jusqu'à imiter le mal qu'ils font; tandis que l'écrivain prostitue sa plume à altérer les faits, & à les présenter sous de fausses couleurs. L'éloquence fertile en traits de ce genre, semble consacrée à flater les passions de ceux qui commandent, à pallier leurs fautes, leurs vices, & leurs crimes mêmes. Enfin les orateurs chrétiens sont entrés quelquefois en société avec les panégyristes prosanes, & ont porté la fausseté de l'éloge jusque dans le sanctuaire de vérité.

Après cela il n'est pas étonnant que la flaterie conjointement avec la satyre, ait empoisonné les fastes de l'histoire. Il est vrai que la satyre impose plus que la flaterie aux siecles suivans; mais les historiens flateurs en tirent parti pour relever le mérite de leurs héros; & pour déguiser avec plus d'adresse leurs honteuses adulations, ils répandent gratuitement sur la mémoire des morts, tout le venin d'une lâche médisance, parce qu'ils n'ont rien à craindre ni à espérer de ceux qui sont dans le tombeau.

Si les hommes refléchissoient sur l'indignité du principe qui produit la flaterie, & sur la bassesse du flateur, celui - ci deviendroit aussi méprisable qu'il le mérite. Son caractere est de renoncer à la vérité sans scrupule, de ne loüer que les personnes dont il attend quelque bienfait, de leur vendre ses loüanges & de ne songer qu'à ses avantages. Tout flateur vil aux dépens de celui qui l'écoute; il n'a point de caractere particulier; il se métamorphose en tout ce que son intérêt demande qu'il soit; sérieux avec ceux qui le sont, gai avec les personnes enjoüées, mais jamais malheureux avec ceux qui le deviennent; il ne s'arrête pas à un vain titre; il adore plus dévotement celui qui a le pouvoir sans le titre, que celui qui a le titre sans le pouvoir; également bas & lâche, il suit toûjours la fortune, & change toûjours avec elle; il n'a point de honte de donner à Vatinius les mêmes éloges qu'il accordoit précédemment à Caton; peu embarrassé de garder aucune regle de justice dans ses jugemens, il loue ou il blâme, suivant que les hommes sont élevés ou abaissés, dans la faveur ou dans la disgrace.

Cependant le monde n'est rempli que de gens qu'il séduit; parce qu'il n'y a point de maladie de l'esprit plus agréable & plus étendue que l'amour de la flaterie. La vapeur du sommeil ne coule pas plus doucement dans les yeux appesantis & dans les membres fatigués des corps abattus, que les paroles flateuses s'insinuent pour enchanter nos ames. Quand les humeurs du corps sont disposées à recevoir une influence maligne, le mal qui en résulte y cause de grands ravages: ainsi quand l'esprit a quelque penchant à sucer le subtil poison du flateur, toute l'économie raisonnable en est boulversée. Nous commençons les premiers à nous flater; & alors la slaterie des autres ne sauroit manquer de succès, nous sommes toûjours prêts à l'adopter: de - là vient que les graces que nous répandons sur le flateur, nous sont représentées par le faux miroir de notre amour - propre, comme dûes à cet homme qui sait nous réconcilier agréa<cb-> blement avec nous - mêmes. Vaincus par des insinuations si douces, nous prétons volontiers l'oreille auy artifices qu'on met en usage pour aveugler notre raison, & qui triomphent de nos foiblesses. L'envie de posséder certaines qualités que nous n'avons pas, ou de paroître plus que nous ne sommes, augmente notre affection pour celui qui nous revêt des caracteres qui nous sont étrangers, qui appartiennent à d'autres, & qui nous conviennent peut - être aussi mal que feroient leurs habits.

Lorsque notre vanité n'est pas assez vive pour nous perdre, le flateur ne manque pas de la réveiller, & de nous attribuer adroitement des vertus dont nous avons besoin, & si souvent, que nous croyons enfin les posséder. En un mot le flateur corrompt sans peine notre jugement, empoisonne nos coeurs, enchante notre esprit, & le rend inhabile à découvrir la vérité.

Il y a plus, les hommes viennent promptement vis - à - vis les uns des autres à la même bassesse, où une longue domination conduit insensiblement les peuples asservis; c'est pour cela que dans les grands états policés, la société civile n'offre guere qu'un commerce de fausseté, où l'on se prodigue mutuellement des loüanges sans sentiment, & même contre sa propre conscience: savoir vivre dans de tels pays, c'est savoir flater, c'est savoir feindre, c'est savoir déguiser ses affections.

Mais le flateur triomphe sur - tout dans les cours des monarques. J'ai entendu quelquefois comparer les flateurs aux voleurs de nuit, dont le premier soin est d'éteindre les lumieres, & la comparaison m'a paru juste; car les flateurs des rois ne manquent jamais d'éloigner de leurs personnes tous les moyens qui pourroient les éclairer: d'ailleurs puisqu'il y a un si petit nombre de gens qui osent représenter la vérité à leurs supérieurs, comment celui - là la connoîtrat - il, qui n'a point de supérieur au monde? Pour peu qu'on s'apperçoive qu'il ait un goût dominant, celui de la guerre par exemple, il n'y a personne autour de lui qui ne travaille à fortifier cette rage funeste, & qui n'aime mieux trahir le bien public, que de risquer de déplaire au monarque ambitieux. Carnéades disoit que les enfans des princes n'apprennent de droit fil (c'est une expression de Montagne) qu'à manier des chevaux; parce qu'en tout autre exercice chacun fléchit sous eux, & leur donne gain de cause: mais un cheval qui n'est ni courtisan ni flateur, jette le fils du roi par terre, comme il feroit le fils d'un palfrenier. Voyez Courtisan.

Antiochus, au rapport de Tite - Live (liv. XLIX. ch. lxjv. & lxv.), s'étant égaré dans les bois, passa la nuit chez un paysan; & lui ayant demandé ce qu'on disoit du roi, le paysan lui répondit « que c'étoit un bon prince, mais qu'il se fioit trop à ses favoris, & que la passion de la chasse lui faisoit souvent négliger des choses très - essentielles ». Le lendemain toutes les personnes de la suite d'Antiochus le retrouverent, & l'aborderent avec les témoignages du zele le plus vif, & du respect le plus empressé. Alors reprenant sa pourpre & son diadème: « depuis la premiere fois, leur dit - il, que je vous ai quittés, on ne m'a parlé qu'hier sincerement sur moi - même ». On croira bien qu'il le sentoit; & peut - être n'y a - t - il eu qu'un Sully dans le monde qui ait osé dire à son maître la vérité, lorsqu'il importoit à Henri IV. de la connoître.

La flaterie se trouvera toûjours venir des inférieurs aux supérieurs: ce n'est qu'avec l'égalité, & avec la liberté source de l'égalité, qu'elle ne peut subsister. La dépendance l'a fait naître: les captifs l'employent pour leurs geoliers, comme les sujets pour leurs souverains, dit une femme d'esprit dans les mémoires de sa vie si bien écrits par elle - même. [p. 846] & tout récemment mis au jour. Mémoires de madame de Staal, Paris, 1755, 3 vol. in - 8°.

Les esclaves, dit Démosthene, les lâches flateurs, voilà ceux qui ont vendu à Philippe notre liberté & qui la vendent encore maintenant à Alexandre; ce sont eux qui ont détruit parmi nous cette regle, où les anciens Grecs faisoient consister toute leur félicité, de ne point connoître de supérieur, de ne souffrir point de maître. Orat. de coronâ. Aussi l'adulation prend - elle son accroissement & ses forces, à proportion de la dépendance & de la servitude: adulationi foedum crimen servitutis inest. Les Samiens ordonnerent par un decret public, que les fêtes qu'ils célébroient en l'honneur de Junon, & qui portoient le nom de cette déesse, seroient appellées les fêtes de Lysandre. Adrien ayant perdu son mignon Antino&us, desira qu'on lui bâtit des temples & des autels; ce qui fut exécuté avec tout le dévouement qu'on pouvoit attendre d'une nation accoûtumée depuis long - tems aux plus honteuses bassesses.

Enfin la flaterie monte à son dernier période sous les tyrans, quand la liberté est perdue; & avec la perte de la liberté, celle de la honte & de l'honneur. Tacite peint énergiquement les malheurs de sa patrie, lorsque parlant de Séjan, qui dans son administration avoit été la principale idole des Romains, il met ces paroles dans la bouche de Térentius: « Nous avons adoré les esclaves qu'il avoit affranchis; nous avons vendu nos éloges à ses valets, & nous avons regardé comme un honneur de parler à ses concierges ».

On sait le trait de flaterie impudente, & si l'on veut ingénieuse, de Vitellius à Caligula. Ce Vitellius étoit un de ces courtisans, quibus principum honesta atque in honesta laudare mos est, qui louent également toutes les actions de leurs princes, bonnes ou mauvaises. Caligula ayant mis dans sa tête d'être adoré comme un dieu, quoiqu'il ne fût qu'un monstre, pensa qu'il lui étoit permis de débaucher les femmes du premier rang, comme il avoit fait ses propres soeurs. « Parlez Vitellius, lui dit - il un jour, ne m'avez - vous pas vû embrasser Diane? C'est un mystere, répondit le gouverneur de Syrie; il n'y a qu'un dieu tel que votre majesté qui puisse le revéler ».

Les flateurs infames allerent encore plus loin sous le regne de Néron, que les Vitellius sous celui de Caligula: ils devinrent alors des calomniateurs assidus, cruels, & sanguinaires. Les crimes dont ils chargerent le vertueux Thraséa Pétus, étoit de n'avoir point applaudi Néron, ni encouragé les autres à lui applaudir; de n'avoir pas reconnu Poppée pour une déesse; de n'avoir jamais voulu condamner à mort les auteurs de quelques vers satyriques contre l'empereur, non qu'il approuvât de tels gens & leurs libelles, ajoûterent ses délateurs, mais parce qu'il appuyoit son avis de ce qu'il lui sembloit qu'on ne pouvoit pas sans une espece de cruauté, punir capitalement une faute contre laquelle les lois avoient prononcé des châtimens plus modérés. Si Néron eût régné dans le goût de Trajan, il auroit méprisé les libelles; comme les bons princes ne soupçonnent point de fausseté les justes éloges qu'ils méritent, ils n'appréhendent pas la satyre & la calomnie. « Quand je parle de votre humanité, de votre générosité, de votre clémence, & de votre vigilance, disoit Pline à Trajan, je ne crains point que votre majesté s'imagine que je la taxe de nourrir des vices opposés à ces sortes de vertus ».

Il me semble néanmoins, malgré tant de flateurs qui s'étudient à corrompre les rois en tout tems & en tous lieux, que ceux que la providence a élevés au faîte du gouvernement, pourroient se garantir du poison d'une adulation basse & intéressée, en faisant quelques - unes des réflexions que je vais prendre la liberté de leur proposer.

1°. Qu'ils daignent considérer sérieusement qu'il n'y a jamais eu un seul prince dans le monde qui n'ait été flaté, jamais peut - être un seul qui n'ait été gâté par la flaterie. « L'honneur que nous recevons de ceux qui nous craignent (peut se dire un monarque à lui - même) ce n'est pas honneur; ces respects se donnent à la royauté, non à moi: quel état puis - je faire de l'humble parler & courtoise revérence de celui qui me les doit, vû qu'il n'a pas en son pouvoir de me les refuser? ... Nul me cherche presque pour la seule amitié qui soit entre lui & moi; car il ne se sauroit guere coudre d'amitié où il y a si peu de correspondance. Ma hauteur m'a mis hors de proportion; ils me suivent par contenance, ou plûtôt que moi, ma sortune, pour en accroître la leur: tout ce qu'ils me disent & font, ce n'est que fard, leur liberté étant bridée par la grande puissance que j'ai sur eux. Je ne vois donc rien autour de moi que couvert & masqué. ... Le bon roi, le méchant, celui qu'on hait, celui qu'on aime, autant en a l'un que l'autre. De mêmes apparences, de mêmes cérémonies, étoit servi mon prédécesseur, & le sera mon successeur.» Montagne.

2°. Seconde considération contre la flaterie, que je tirerai de l'auteur immortel de Télémaque, l. XIV. C'est aux précepteurs des rois qu'il appartient de leur parler dignement & éloquemment. Ne voyez - vous pas, dit le sage Mentor à Idomenée, que les princes gâtés par l'adulation, trouvent sec & austere tout ce qui est libre & ingénu? Ils vont même jusqu'à simaginer qu'on manque de zele, & qu'on n'aime pas leur autorité, dès qu'on n'a point l'ame servile, & qu'on ne les flate pas dans l'usage le plus injuste de leur puissance: toute parole libre leur paroît hautaine; ils deviennent si délicats, que tout ce qui n'est point bassesse les blesse & les irrite. Cependant l'austérité de Philoclès ne vaut - elle pas mieux que la flaterie pernicieuse des autres ministres? Où trouverez - vous un homme sans défaut? & ce défaut de vous représenter trop hardiment la vérité, n'est - il pas celui que vous devez le moins craindre? que dis - je? n'est - ce pas un défaut nécessaire pour corriger les vôtres, & pour vaincre le dégoût de la vérité où la flaterie fait toûjours tomber? Il vous faut quelqu'un qui vous aime mieux que vous ne savez vous aimer vous - même, qui vous parle vrai, & qui force tous vos retranchemens. Souvenez - vous qu'un prince est trop heureux, quand il naît un seul homme sous son regne avec cette générosité qui est le plus précieux thrésor de l'empire, & que la plus grande punition qu'il doit craindre des dieux, est de perdre un tel ami. ....

Isocrate donnoit de pareils conseils à Nicoclès. Ne prenez pas pour vos favoris des flateurs, & choisissez pour vos ministres ceux qui sont les plus capables de vous aider à bien conduire l'état: comptez sur la fidélité, non de ceux qui louent tout ce que vous dites ou ce que vous faites, mais de ceux qui vous reprennent lorsque vous commettez quelque faute: permettez aux personnes sages & prudentes de vous parler avec hardiesse, afin que quand vous serez dans quelque embarras, vous trouviez des gens qui travaillent à vous en tirer; ainsi vous saurez bien - tôt discerner les flateurs artificieux, d'avec ceux qui vous servent avec affection.

3°, Pline remarque judicieusement, que les empereurs les plus ha&is ont toûjours été les plus flatés; parce que, dit - il, la dissimulation est plus ingénieuse & plus artificieuse que la sincérité. C'est une troisieme considération que les princes ne sauroient trop faire.

4°. Ils se préserveront encore infiniment des mauvais effets de l'adulation, en ne se livrant jamais au

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