ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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le nourriroit de son propre lait, veilleroit à tous ses besoins, le garantiroit de tout accident, & ne croiroit pas d'instans dans sa vie mieux remplis que ceux qu'elle auroit employés à ces importans devoirs. Le pere de son côté contribueroit à le former; il étudieroit son goût, son humeur & ses inclinations, pour mettre à profit ses talens: il cultiveroit lui - même cette jeune plante, & regarderoit comme une indifférence criminelle, de l'abandonner à la discrétion d'un gouverneur ignorant, ou peut - être même vicieux.

Mais le pouvoir de la coûtume, malgré la force de l'instinct, en dispose tout autrement. L'enfant est à peine né, qn'on le sépare pour toûjours de sa mere; elle est ou trop foible ou trop délicate; elle est d'un état trop honnête pour allaiter son propre enfant. En vain la Nature a détourné le cours de la liqueur qui l'a nourri dans le sein maternel, pour porter aux mammelles de sa dure marâtre deux ruisseaux de lait destinés désormais pour sa subsistance: la Nature ne sera point écoutée, ses dons seront rejettés & méprisés: celle qu'elle en a enrichie, dût - elle en périr elle - même, va tarir la source de ce nectar bienfaisant. L'enfant sera livré à une mere empruntée & mercenaire, qui mesurera ses soins au profit qu'elle en attend.

Quelle est la mere qui consentiroit à recevoir de quelqu'un un enfant qu'elle sauroit n'être pas le sien? Cependant ce nouveau né qu'elle relegue loin d'elle sera - t - il bien véritablement le sien, lorsqu'après plusieurs années, les pertes continuelles de substance que fait à chaque instant un corps vivant auront été réparées en lui par un lait étranger qui l'aura transformé en un homme nouveau? Ce lait qu'il a sucé n'étoit point fait pour ses organes: ç'a donc été pour lui un aliment moins profitable que n'eût été le lait maternel. Qui sait si son tempérament robuste & sain dans l'origine n'en a point été altéré? qui sait si cette transformation n'a point influé sur son coeur? l'ame & le corps sont si dépendans l'un de l'autre! s'il ne deviendra pas un jour, précisément par cette raison, un lâche, un fourbe, un malfaiteur? Le fruit le plus délicieux dans le terroir qui lui convenoit, ne manque guere à dégénérer, s'il est transporté dans un autre.

On compare les Rois à des peres de famille, & l'on a raison: cette comparaison est fondée sur la nature & l'originc même de la royauté.

Le premier qui fut Roi, fut un soldat heureux, dit un de nos grands Poëtes (Mèrope, Tragédie de M. de Voltaire): mais il est bon d'observer que c'est dans la bouche d'un tyran, d'un usurpateur, du meurtrier de son Roi, qu'il met cette maxime, indigne d'être prononcée par un Prince équitable: tout autre que Poliphonte eût dit:

Le premier qui fut Roi, régna sur ses enfans.

Un pere étoit naturellement le chef de sa famille; la famille en se multipliant devint un peuple, & conséquemment le pere de famille devint un Roi. Le fils aîné se crut sans doute en droit d'hériter de son autorité, & le sceptre se perpétua ainsi dans la même maison, jusqu'à ce qu'un soldat heureux ou un sujet rebelle devint la tige premiere d'une nouvelle race.

Un Roi pouvant être comparé à un pere, on peut réciproquement comparer un pere à un Roi, & déterminer ainsi les devoirs du Monarque par ceux du chef de famille, & les obligations d'un pere par celles d'un Souverain: aimer, gouverner, récompenser, & punir, voilà, je crois, tout ce qu'ont à faire un pere & un Roi.

Un pere qui n'aime point ses enfans est un monstre: un roi qui n'aime point ses sujets est un tyran. Le pere & le roi sont l'un & l'autre des images vivantes de Dieu, dont l'empire est fondé sur l'amour. La Nature a fait les peres pour l'avantage des enfans: la société a fait les Rois pour la félicité des peuples: il faut donc nécessairement un chef dans une famille & dans un État: mais si ce chef est indifférent pour les membres, ils ne seront autre chose à ses yeux que des instrumens faits pour servir à le rendre heureux. Au contraire, traiter avec bonté ou sa famille ou son État, c'est pourvoir à son intérêt propre. Quoique siége principal de la vie & du sentiment, la tête est toûjours mal assise sur un tronc maigre & décharné.

Même parité entre le gouvernement d'une famille & celui d'un État. Le maître qui régit l'une ou l'autre, a deux objets à remplir: l'un d'y faire régner les moeurs, la vertu & la piéte: l'autre d'en écarter le trouble, les desastres & l'indigence: c'est l'amour de l'ordre qui doit le conduire, & non pas cette fureur de dominer, qui se plaît à pousser à bout la docilité la mieux éprouvée.

Le pouvoir de récompenser & punir est le nerf du gouvernement. Dieu lni - même ne commande rien, sans effrayer par des menaces, & inviter par des promesses. Les deux mobiles du coeur humain sont l'esprit & la crainte. Peres & Rois, vous avez dans vos mains tout ce qu'il faut pour toucher ces deux passions. Mais songez que l'exacte justice est aussi soigneuse de récompenser, qu'elle est attentive à punir. Dieu vous a établis sur la terre ses substituts & ses représentans: mais ce n'est pas uniquement pour y tonner; c'est aussi pour y répandre des pluies & des rosées bienfaisantes.

L'amour paternel ne differe pas de l'amour propre. Un enfant ne subsiste que par ses parens, dépend d'eux, vient d'eux, leur doit tout; ils n'ont rien qui leur soit si propre. Aussi un pere ne sépare point l'idée de son fils de la sienne, à moins que le fils n'affoiblisse cette idée de propriété par quelque contradiction; mais plus un pere s'irrite de cette contradiction, plus il s'afflige, plus il prouve ce que je dis.

Amour filial et fraternel

Amour filial et fraternel. Comme les enfans n'ont nul droit sur la volonté de leurs peres, la leur étant au contraire toûjours combattue, cela leur fait sentir qu'ils sont des êtres à part, & ne peut pas leur inspirer de l'amour propre, parce que la propriété ne sauroit être du côté de la dépendance. Cela est visible: c'est par cette raison que la tendresse des enfans n'est pas aussi vive que celle des peres; mais les lois ont pourvû à cet inconvénient. Elles sont un garant aux peres contre l'ingratitude des enfans, comme la nature est aux enfans un ôtage assûré contre l'abus des Lois. Il étoit juste d'assûrer à la vieillesse ce qu'elle accordoit à l'enfance.

La reconnoissance prévient dans les enfans bien nés ce que le devoir leur impose, il est dans la saine nature d'aimer ceux qui nous aiment & nous protegent, & l'habitude d'une juste dépendance fait perdre le sentiment de la dépendance même: mais il suffit d'être homme pour être bon pere; & si on n'est homme de bien, il est rare qu'on soit bon fils.

Du reste qu'on mette à la place de ce que je dis, la sympathie ou le sang; & qu'on me fasse entendre pourquoi le sang ne parle pas autant dans les enfans que dans les peres; pourquoi la sympathie périt quand la soûmission diminue; pourquoi des freres souvent se haïssent sur des fondemens si légers, &c.

Mais quel est donc le noeud de l'amitié des freres? Une fortune, un nom commun, même naissance & même éducation, quelquefois même caractere; enfin l'habitude de se regarder comme appartenant les uns aux autres, & comme n'ayant qu'un seul être; voilà ce qui fait que l'on s'aime, voilà l'amour propre, mais trouvez le moyen de séparer des freres d'inté<pb->

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