ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

RECHERCHE Accueil Mises en garde Documentation ATILF ARTFL Courriel

Previous page

"172"> pendant de la connoissance des rapports & des perceptions; que la vûe de l'utile n'y entre pour rien, & qu'il fait des enthousiastes que ni les récompenses ni les menaces ne peuvent ébranler.

Du reste, ces philosophes distinguent dans les êtres corporels un beau absolu & un beau relatif. Ils n'entendent point par un beau absolu, une qualité tellement inhérente dans l'objet, qu'elle le rende beau par lui - même, sans aucun rapport à l'ame qui le voit & qui en juge. Le terme beau, semblable aux autres noms des idées sensibles, désigne proprement, selon eux, la perception d'un esprit; comme le froid & le chaud, le doux & l'amer, sont des sensations de notre ame, quoique sans doute il n'y ait rien qui ressemble à ces sensations dans les objets qui les excitent, malgré la prévention populaire qui en juge autrement. On ne voit pas, disent - ils, comment les objets pourroient être appellés beaux, s'il n'y avoit pas un esprit doüé du sens de la beauté pour leur rendre hommage. Ainsi par le beau absolu, ils n'entendent que celui qu'on reconnoît en quelques objets, sans les comparer à aucune chose extérieure dont ces objets soient l'imitation & la peinture. Telle est, disent - ils, la beauté que nous appercevons dans les ouvrages de la nature, dans certaines formes artificielles, & dans les figures, les solides, les surfaces; & par beau relatif, ils entendent celui qu'on apperçoit dans des objets considérés communément comme des imitations & des images de quelques autres. Ainsi leur division a plûtôt son fondement dans les différentes sources du plaisir que le beau nous cause, que dans les objets; car il est constant que le beau absolu a, pour ainsi dire, un beau relatif, & le beau relatif un beau absolu.

Du beau absolu, selon Hutcheson & ses sectateurs. Nous avons fait sentir, disent - ils, la nécessité d'un sens propre qui nous avertit par le plaisir de la présence du beau; voyons maintenant quelles doivent être les qualités d'un objet pour émouvoir ce sens. Il ne faut pas oublier, ajoûtent - ils, qu'il ne s'agit ici de ces qualités que relativement à l'homme; car il y a certainement bien des objets qui font sur eux l'impression de beauté, & qui déplaisent à d'autres animaux. Ceux - ci ayant des sens & des organes autrement conformés que les nôtres, s'ils étoient juges du beau, en attacheroient des idées à des formes toutes différentes. L'ours peut trouver sa caverne commode: mais il ne la trouve ni belle ni laide; peut - être s'il avoit le sens interne du beau la regarderoit - il comme une retraite délicieuse. Remarquez en passant, qu'un être bien malheureux, ce seroit celui qui auroit le sens interne du beau, & qui ne reconnoîtron jamais le beau que dans des objets qui lui seroient nisibles: la providence y a pourvû par rapport à nous; & une chose vraiement belle, est assez ordinairement une chose bonne.

Pour découvrir l'occasion générale des idées du beau parmi les hommes, les sectateurs d'Hutcheson examinent les êtres les plus simples, par exemple, les figures; & ils trouvent qu'entre les figures, celles que nous nommons belles, offrent à nos sens l'uniformité dans la variété. Ils assûrent qu'un triangle équilatéral est moins beau qu'un quarré; un pentagone moins beau qu'un exagone, & ainsi de suite, parce que les objets également uniformes sont d'autant plus beaux, qu'ils sont plus variés; & ils sont d'autant plus variés, qu'ils ont plus de côtés comparables. Il est vrai, disent - ils, qu'en augmentant beaucoup le nombre des côtés, on perd de vûe les rapports qu'ils ont entr'eux & avec le rayon; d'où il s'ensuit que la beauté de ces figures n'augmente pas toûjours comme le nombre des côtés. Ils se font cette objection, mais ils ne se soucient guere d'y répondre. Ils remarquent seulement que le défaut de parallélisme dans les côtés des eptagones & des autres polygones impairs en di<cb-> minue la beauté: mais ils soûtiennent toûjours que, tout étant égal d'ailleurs, une figure réguliere à vingt côtés surpasse en beauté celle qui n'en a que douze; que celle - ci l'emporte sur celle qui n'en a que huit, & cette derniere sur le quarré. Ils font le même raisonnement sur les surfaces & sur les solides. De tous les solides réguliers, celui qui a le plus grand nombre de surfaces est pour eux le plus beau, & ils pensent que la beauté de ces corps va toûjours en décroissant jusqu'à la pyramide réguliere.

Mais si entre les objets également uniformes, les plus variés sont les plus beaux; selon eux, réciproquement entre les objets également variés, les plus beaux seront les plus uniformes: ainsi le triangle équilatéral ou même isoscele est plus beau que le scalene; le quarré plus beau que le rhombe ou losange. C'est le même raisonnement pour les corps solides réguliers, & en général pour tous ceux qui ont quelque uniformité, comme les cylindres, les prismes, les obélisques, &c. & il faut convenir avec eux, que ces corps plaisent certainement plus à la vûe que des figures grossieres où l'on n'apperçoit ni uniformité, ni symmétrie, ni unité.

Pour avoir des raisons composées du rapport de l'uniformité & de la variété, ils comparent les cercles & les spheres avec les ellipses & les sphéroïdes peu excentriques; & ils prétendent que la parfaite uniformité des uns est compensée par la variété des autres, & que leur beauté est à peu près égale.

Le beau, dans les ouvrages de la nature, a le même fondement selon eux. Soit que vous envisagiez, disent - ils, les formes des corps célestes, leurs révolutions, leurs aspects; soit que vous descendiez des cieux sur la terre, & que vous considériez les plantes qui la couvrent, les couleurs dont les fleurs sont peintes, la structure des animaux, leurs especes, leurs mouvemens, la proportion de leurs parties, le rapport de leur méchanisme à leur bien être; soit que vous vous élanciez dans les airs & que vous examiniez les oiseaux & les météores; ou que vous vous plongiez dans les eaux & que vous compariez entre eux les poissons, vous rencontrerez par - tout l'uniformité dans la variété, par - tout vous verrez ces qualités compensées dans les êtres également beaux, & la raison composée des deux, inégale dans les êtres de beauté inégale; en un mot, s'il est permis de parler encore la langue des Géometres, vous verrez dans les entrailles de la terre, au fond des mers, au haut de l'atmosphere, dans la nature entiere & dans chacune de ses parties, l'uniformité dans la variété, & la beauté toûjours en raison composée de ces deux qualités.

Ils traitent ensuite de la beauté des Arts, dont on ne peut regarder les productions comme une véritable imitation, telle que l'Architecture, les Arts méchaniques, & l'harmonie naturelle; ils font tous leurs efforts pour les assujettir à leur loi de l'uniformité dans la variété; & si leur preuve peche, ce n'est pas par le défaut de l'énumération, ils descendent depuis le palais le plus magnifique jusqu'au plus petit édifice, depuis l'ouvrage le plus prétieux jusqu'aux bagatelles, montrant le caprice par - tout où manque l'uniformité, & l'insipidité où manque la variété.

Mais il est une classe d'êtres fort différens des précédens, dont les sectateurs d'Hutcheson sont fort embarrassés; car on y reconnoît de la beauté, & cependant la regle de l'uniformité dans la variété ne leur est pas applicable; ce sont les démonstrations des vérités abstraites & universelles. Si un théorème contient une infinité de vérités particulieres qui n'en sont que le développement, ce théoreme n'est proprement que le corollaire d'un axiome d'où découle une infinité d'autres théoremes; cependant on dit voilà un beau théorème, & l'on ne dit pas voilà un bel axiome. [p. 173]

Nous donnerons plus bas la solution de cette difficulté dans d'autres principes. Passons à l'examen du beau relatif, de ce beau qu'on apperçoit dans un objet considéré comme l'imitation d'un original, selon, ceux de Hutcheson & de ses sectateurs.

Cette partie de son système n'a rien de particulier. Selon cet auteur, & selon tout le monde, ce beau ne peut consister que dans la conformité qui se trouve entre le modele & la copie.

D'où il s'ensuit que pour le beau relatif, il n'est pas nécessaire qu'il y ait aucune beauté dans l'original. Les forêts, les montagnes, les précipices, le cahos, les rides de la vieillesse, la pâleur de la mort, les effets de la maladie, plaisent en peinture; ils plaisent aussi en Poësie: ce qu'Aristote appelle un caractere moral, n'est point celui d'un homme vertueux; & ce qu'on entend par fabula bene morata, n'est autre chose qu'un poëme épique ou dramatique, où les actions, les sentimens, & les discours sont d'accord avec les caracteres bons ou mauvais.

Cependant on ne peut nier que la peinture d'un objet qui aura quelque beauté absolue, ne plaise ordinairement davantage que celle d'un objet qui n'aura point ce beau. La seule exception qu'il y ait peutétre à cette regle, c'est le cas où la conformité de la peinture avec l'état du spectateur gagnant tout ce qu'on ôte à la beauté absolue du modele, la peinture en devient d'autant plus intéressante; cet intérêt qui naît de l'imperfection, est la raison pour laquelle on a voulu que le héros d'un poëme épique ou héroïque ne fût point sans défaut.

La plûpart des autres beautés de la poesie & de l'éloquence suivent la loi du beau relatif. La conformité avec le vrai rend les comparaisons, les métaphores, & les allégories belles, lors même qu'il n'y a aucune beauté absolue dans les objets qu'elles représentent.

Hutcheson insiste ici sur le penchant que nous avons à la comparaison. Voici selon lui quel en est l'origine. Les passions produisent presque toûjours dans les ammaux les mêmes mouvemens qu'en nous; & les objets inanimés de la nature, ont souvent des positions qui ressemblent aux attitudes du corps humain, dans certains états de l'ame; il en a pas fallu davantage, ajoûte l'auteur que nous analysons, pour rendre le lion symbole de la fureur, le tigre celui de la cruauté; un chêne droit, & dont la cime orgueilleuse s'éleve jusques dans la nue, l'emblème de l'audace; les mouvemens d'une mer agitée, la peinture des agitations de la colere; & la mollesse de la tige d'un pavot, dont quelques gouttes de pluie on fait pencher la tête, l'image d'un moribond.

Tel est le système de Hutcheson, qui paroîtra sans doute plus singulier que vrai. Nous ne pouvons cependant trop recommander la lecture de son ouvrage, sur - tout dans l'original; on y trouvera un grand nombre d'observations délicates sur la maniere d'atteindre la perfection dans la pratique des beaux Arts. Nous allons maintenant exposer les idées du pere André Jésuite. Son essai sur le beau est le système le plus suivi, le plus étendu, & le mieux lié que je connoisse. J'oserois assûrer qu'il est dans son genre ce que le traité des beaux Arts réduits à un seul principe est dans le sien. Ce sont deux bons ouvrages auxquels il n'a manqué qu'un chapitre pour être excellens; & il en faut savoir d'autant plus mauvais gré à ces deux auteurs de l'avoir omis. M. l'abbé Batteux rappelle tous les principes des beaux Arts à l'imitation de la belle nature: mais il ne nous apprend point ce que c'est que la belle nature. Le pere André distribue avec beaucoup de sagacité & de philosophie le beau en général dans ses différentes especes; il les définit toutes avec précision: mais on ne trouve la définition du genre, celle du beau en général, dans au<cb-> cun endroit de son livre, à moins qu'il ne le fasse consister dans l'unité comme S. Augustin. Il parle sans cesse d'ordre, de proportion, d'harmonie, &c. mais il ne dit pas un mot de l'origine de ces idees.

Le pere André distingue les notions générales de l'esprit pur, qui nous donnent les regles éternelles du beau; les jugemens naturels de l'ame où le sentiment se mêle avec les idées purement spirituelles, mais sans les détruire; & les préjugés de l'éducation & de la coûtume, qui semblent quelquefois les renverser les uns & les autres. Il distribue son ouvrage en quatre chapitres. Le premier est du beau visible; le lecond, du beau dans les moeurs; le troisieme, du beau dans les ouvrages d'esprit, & le quatrieme, du beau musical.

Il agite trois questions sur chacun de ces objets; il prétend qu'on y découvre un beau essentiel, absolu, indépendant de toute institution, même divine; un beau naturel dépendant de l'institution du Créateur, mais indépendant de nos opinions & de nos goûts; un beau artificiel & en quelque sorte arbitraire, mais toûjours avec quelque dépendance des loix éternelles.

Il fait consister le beau essentiel, dans la régularité, l'ordre, la proportion, la symmétrie en général; le beau naturel, dans la régularité, l'ordre, les proportions, la symmétrie, observés dans les êtres de la nature; le beau artificiel, dans la régularité, l'ordre, la symmétrie, les proportions observées dans nos productions mechaniques, nos parures, nos bâtimens, nos jardins. Il remarque que ce dernier beau est mêlé d'arbitraire & d'absolu. En Architecture par exemple, il appercoit deux sortes de regles, les unes qui découlent de la notion indépendante de nous, du beau original & essentiel, & qui exigent indispensablement la perpendicularité des colonnes, le parallélisme des étages, la symmétrie des membres, le dégagement & l'élégance du dessein, & l'unité dans le tout. Les autres qui sont fondées sur des observations particulieres, que les maîtres ont faites en divers tems, & par lesquelles ils ont déterminé les proportions des parties dans les cinq ordres d'Architecture: c'est en conséquence de ces regles, que dans le toscan la hauteur de la colonne contient sept fois le diametre de sa base, dans le dorique huit fois, neuf dans l'ionique, dix dans le corinthien, & dans le composite autant; que les colonnes ont un renslement, depuis leur naissance jusqu'au tiers du fût; que dans les deux autres tiers, elles diminuent peu à peu en fuyant le chapiteau; que les entre - colonnemens sont au plus de huit modules, & au moins de trois; que la hauteur des portiques, des arcades, des portes & des fenêtres est double de leur largeur. Ces regles n'étant fondées que sur des observations à l'oeil & sur des exemples équivoques, sont toûjours un peu incertaines & ne sont pas tout - à - fait indispensables. Aussi voyons nous quelquefois que les grands Architectes se mettent au - dessus d'elles, y ajoûtent, en rabattent, & en imaginent de nouvelles selon les circonstances.

Voilà donc dans les productions des Arts, un beau essentiel, un beau de création humaine, & un beau de système: un beau essentiel, qui consiste dans l'ordre; un beau de création humaine, qui consiste dans l'application libre & dépendante de l'artiste des lois de l'ordre, ou pour parler plus clairement, dans le choix de tel ordre; & un beau de système, qui naît des observations, & qui donne des varietés même entre les plus savans artistes; mais jamais au préjudice du beau essentiel, qui est une barriere qu'on ne doit jamais franchir. Hic murus aheneus esto. S'il est arrivé quelquefois aux grands maîtres de se laisser emporter par leur génie au - delà de cette barriere, c'est dans les occasions rares où ils ont prévû que cet écart ajoûteroit plus à la beauté qu'il ne lui ôteroit: mais ils n'en

Next page


The Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic Text Services (ETS) of the University of Chicago.

PhiloLogic Software, Copyright © 2001 The University of Chicago.