ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"170"> qu'on a pour lui. Il ne s'agit dans le grand Hippias que de confondre la vanité d'un sophiste; & dans le Phedre, que de passer quelques momens agréables avec un ami dans un lieu délicieux.

S. Augustin avoit composé un traité sur le beau: mais cet ouvrage est perdu, & il ne nous reste de S. Augustin sur cet objet important, que quelques idées éparses dans ses écrits, par lesquelles on voit que ce rapport exact des parties d'un tout entr'elles, qui le constitue un, étoit, selon lui, le caractere distinctif de la beauté. Si je demande à un architecte, dit ce grand homme, pourquoi ayant élevé une arcade à une des ailes de son bâtiment, il en fait autant à l'autre: il me répondra sans doute, que c'est afin que les membres de son architecture symmétrisent bien ensemble. Mais pourquoi cette symmétrie vous paroît - elle nécessaire? Par la raison qu'elle plaît. Mais qui êtes - vous pour vous ériger en arbitre de ce qui doit plaire ou ne pas plaire aux hommes? & d'où savez - vous que la symmétrie nous plaît? J'en suis sûr, parce que les choses ainsi disposées ont de la decence, de la justesse, de la grace; en un mot parce que cela est beau. Fort bien: mais dites - moi, cela est - il beau parce qu'il plaît? ou cela plaît - il parce qu'il est beau? Sans difficulté cela plait, parce qu'il est beau. Je le crois comme vous: mais je vous demande encore pourquoi cela est - il beau? & si ma question vous embarrasse, parce qu'en effet les maîtres de votre art ne vont guere jusque là, vous conviendrez du moins sans peine que la similitude, l'égalité, la convenance des parties de votre bâtiment, réduit tout à une espece d'unité qui contente la raison. C'est ce que je voulois dire. Oui: mais prenez - y garde, il n'y a point de vraie unité dans les corps, puisqu'ils sont tous composés d'un nombre innombrable de parties, dont chacune est encore composée d'une infinité d'autres. Où la voyez - vous donc cette unité qui vous dirige dans la construction de votre dessein; cette unité que vous regardez dans votre art comme une loi inviolable; cette unité que votre édifice doit imiter pour être beau, mais que rien sur la terre ne peut imiter parfaitement, puisque rien sur la terre ne peut être parfaitement un. Or, de là que s'ensuit - il? ne faut - il pas reconnoître qu'il y a au - dessus de nos esprits une certaine unité originale, souveraine, éternelle, parfaite, qui est la regle essentielle du beau, & que vous cherchez dans la pratique de votre art? D'où S. Augustin conclut, dans un autre ouvrage, que c'est l'unité qui constitue, pour ainsi dire, la forme & l'essence du beau en tout genre. Omnis porro pulchritudinis forma, unitas est.

M. Wolf dit, dans sa Psychologie, qu'il y a des choses qui nous plaisent, d'autres qui nous déplaisent; & que cette différence est ce qui constitue le beau & le laid: que ce qui nous plaît s'appelle beau, & que ce qui nous déplaît est laid.

Il ajoûte, que la beauté consiste dans la perfection; de maniere que par la force de cette perfection, la chose qui en est revêtue est propre à produire en nous du plaisir.

Il distingue ensuite deux sortes de beautés, la vraie & l'apparente: la vraie est celle qui naît d'une perfection réelle; & l'apparente, celle qui naît d'une perfection apparente.

Il est évident que S. Augustin avoit été beaucoup plus loin dans la recherche du beau que le philosophe Lebnitien: celui - ci semble prétendre d'abord qu'une chose est belle, parce qu'elle nous plait; au lieu qu'elle ne nous plaît que parce qu'elle est belle; comme Platon & S. Augustin l'ont très - bien remarqué. Il est vrai qu'il fait ensuite entrer la perfection dans l'idée de la beauté: mais qu'est - ce que la perfection? le parfait est - il plus clair & plus intelligible que le beau.

Tous ceux qui se piquant de ne pas parler simplement par coûtume & sans réflexion, dit M. Crouzas, voudront descendre dans eux - mêmes, & faire attention à ce qui s'y passe, à la maniere dont ils pensent, & à ce qu'ils sentent lorsqu'ils s'écrient cela est beau, s'appercevront qu'ils expriment par ce terme un certain rapport d'un objet, avec des sentimens agréables ou avec des idées d'approbation, & tomberont d'accord que dire cela est beau, c'est dire, j'apperçois quelque chose que j'approuve ou qui me fait plaisir.

On voit que cette définition de M. Crouzas n'est point prise de la nature du beau, mais de l'effet seulement qu'on éprouve à sa présence: elle a le même défaut que celle de M. Wolf. C'est ce que M. Crouzas a bien senti; aussi s'occupe - t - il ensuite à fixer les caracteres du beau: il en compte cinq, la variété, l'unité, la régularité, l'ordre, la proportion.

D'où il s'ensuit, ou que la définition de S. Augustin est incomplete, ou que celle de M. Crouzas est redondante. Si l'idée d'unité ne renferme pas les idées de variété, de régularité, d'ordre & de proportion, & si ces qualités sont essentielles au beau, S. Augustin n'a pas dû les omettre: si l'idée d'unité les renferme, M. Crouzas n'a pas dû les ajoûter.

M. Crouzas ne définit point ce qu'il entend par variété; il semble entendre par unité, la relation de toutes les parties à un seul but; il fait consister la régularité dans la position semblable des parties entr'elles; il désigne par ordre une certaine dégradation de parties, qu'il faut observer dans le passage des unes aux autres; & il définit la proportion, l'unité assaisonnée de variété, de régularité & d'ordre dans chaque partie.

Je n'attaquerai point cette définition du beau par les choses vagues qu'elle contient; je me contenterai seulement d'observer ici qu'elle est particuliere, & qu'elle n'est applicable qu'à l'Architecture, ou tout au plus à de grands touts dans les autres genres, à une piece d'éloquence, à un drame, &c. mais non pas à un mot, à une pensée, à une portion d'objet.

M. Hutcheson, célebre professeur de Philosophie morale dans l'université de Glascou, s'est fait un système particulier: il se réduit à penser qu'il ne faut pas plus demander qu'est - ce que le beau, que demander qu'est - ce que le visible. On entend par visible, ce qui est fait pour être apperçû par l'oeil; & M. Hutcheson entend par beau, ce qui est fait pour être saisi par le sens interne du beau. Son sens interne du beau, est une faculté par laquelle nous distinguons les belles choses, comme le sens de la vûe est une faculté par laquelle nous recevons la notion des couleurs & des figures. Cet auteur & ses sectateurs mettent tout en oeuvre pour démontrer la réalité & la nécessité de ce sixieme sens; & voici comment ils s'y prennent.

1°. Notre ame, disent - ils, est passive dans le plaisir & dans le déplaisir. Les objets ne nous affectent pas précisément comme nous le souhaiterions; les uns font sur notre ame une impression nécessaire de plaisir; d'autres nous déplaisent nécessairement: tout le pouvoir de notre volonté se réduit à rechercher la premiere sorte d'objet, & à fuir l'autre: c'est la constitution même de notre nature, quelquefois individuelle, qui nous rend les uns agréables & les autres desagréables. Voyez Peine & Plaisir.

2°. Il n'est peut - être aucun objet qui puisse affecter notre ame, sans lui être plus ou moins une occasion nécessaire de plaisir ou de déplaisir. Une figure, un ouvrage d'architecture ou de peinture, une composition de musique, une action, un sentiment, un caractere, une expression, un discours; toutes ces choses nous plaisent ou nous déplaisent de quelque maniere. Nous sentons que le plaisir ou le déplaisir s'excite nécessairement par la contemplation de l'idée qui se présente alors à notre esprit avec toutes ses circonstances. Cette impression se fait, quoiqu'il n'y ait rien dans quelques - unes de ces idées de ce qu'on appelle ordinairement perceptions sensibles; & dans [p. 171] celles qui viennent des sens, le plaisir ou le déplaisir qui les accompagne, naît de l'ordre ou du desordre, de l'arrangement ou défaut de symmétrie, de l'imitation ou de la bisarrerie qu'on remarque dans les objets; & non des idées simples de la couleur, du son, & de l'étendue, considérées solitairement. V. Goût.

3°. Cela posé, j'appelle, dit M. Hutcheson, du nom de sens internes, ces déterminations de l'ame à se plaire ou à se déplaire à certaines formes ou à certaines idées, quand elle les considere: & pour distinguer les sens internes des facultés corporelles connues sous ce nom, j'appelle sens interne du beau, la faculté qui discerne le beau dans la régularité, l'ordre & l'harmonie; & sens interne du bon, celle qui approuve les affections, les actions, les caracteres des agens raisonnables & vertueux. Voyez Bon.

4°. Comme les déterminations de l'ame à se plaire ou à se déplaire à certaines formes ou à certaines idées, quand elle les considere, s'observent dans tous les hommes, à moins qu'ils ne soient stupides; sans rechercher encore ce que c'est que le beau, il est constant qu'il y a dans tous les hommes un sens naturel & propre pour cet objet; qu'ils s'accordent à trouver de la beauté dans les figures, aussi généralement qu'à éprouver de la douleur à l'approche d'un trop grand feu, ou du plaisir à manger quand ils sont pressés par l'appetit, quoiqu'il y ait entr'eux une diversité de goûts infinie.

5°. Aussi - tôt que nous naissons, nos sens externes commencent à s'exercer & à nous transmettre des perceptions des objets sensibles; & c'est là sans doute ce qui nous persuade qu'ils sont naturels. Mais les objets de ce que j'appelle des sens internes, ou les sens du beau & du bon, ne se présentent pas si - tôt à notre esprit. Il se passe du tems avant que les enfans refléchissent, ou du moins qu'ils donnent des indices de reflexion sur les proportions, ressemblances & symmétries, sur les affections & les caracteres: ils ne connoissent qu'un peu tard les choses qui excitent le goût ou la repugnance intérieure; & c'est - là ce qui fait imaginer que ces facultés que j'appelle les sens internes du beau & du bon, viennent uniquement de l'instruction & de l'éducation. Mais quelque notion qu'on ait de la vertu & de la beauté, un objet vertueux ou bon est une occasion d'approbation & de plaisir, aussi natutellement que des mets sont les objets de notre appétit. Et qu'importe que les premiers objets se soient présentés tôt ou tard? si les sens ne se développoient en nous que peu - à - peu & les uns après les autres, en seroient - ils moins des sens & des facultés? & serions-nous bien venus à prétendre, qu'il n'y a vraiement dans les objets visibles, ni couleurs, ni figures, parce que nous aurions eu besoin de tems & d'instruction pour les - y appercevoir, & qu'il n'y auroit pas entre nous tous, deux persornes qui les y appercevroient de la même maniere? Voyez Sens.

6°. On appelle sensations, les perceptions qui s'excitent dans notre ame à la présence des objets extérieurs, & par l'impression qu'ils font sur nos organes. Voyez Sensation. Ec lorsque deux perceptions different entierement l'une de l'autre, & qu'elles n'ont de commun que le nom générique de sensation, les facultés par lesquelles nous recevons ces différentes perceptions, s'appellent des sens différens. La vûe & l'oüie, par exemple, désignent des facultés différentes, dont l'une nous donne les idées de couleur, & l'autre les idées de son: mais quelque différence que les sons ayent entr'eux, & les couleurs entr'elles, on rapporte à un même sens toutes les couleurs, & à un autre sens tous les sons; & il paroît que nos sens ont chacun leur organe. Or si vous appliquez l'observation précédente au bon & au beau, vous verrez qu'ils sont exactement dans ce cas. Voyez Bon.

7°. Les défenseurs du sens interne entendent par beau, l'idée que certains objets excitent dans notre ame, & par le sens interne du beau, la faculté que nous avons de recevoir cette idée; & ils observent que les animaux ont des facultés semblables à nos sens extérieurs, & qu'ils les ont même quelquefois dans un degré supérieur à nous; mais qu'il n'y en a pas un qui donne un signe de ce qu'on entend ici par sens interne. Un être, continuent - ils, peut donc avoir en entier la même sensation extérieure que nous éprouvons, sans observer entre les objets, les ressemblances & les rapports; il peut même discerner ces ressemblances & ces rapports sans en ressentir beaucoup de plaisir; d'ailleurs les idées seules de la figure & des formes, &c. sont quelque chose de distinct du plaisir. Le plaisir peut se trouver où les proportions ne sont ni considérées ni connues; il peut manquer, malgré toute l'attention qu'on donne à l'ordre & aux proportions. Comment nommerons - nous donc cette faculté qui agit en nous sans que nous sachions bien pourquoi? sens interne.

8°. Cette dénomination est fondée sur le rapport de la faculté qu'elle désigne avec les autres facultés. Ce rapport consiste principalement en ce que le plaisir que le sens interne nous fait éprouver, est différent de la connoissance des principes. La connoissance des principes peut l'accroître ou le diminuer: mais cette connoissance n'est pas lui ni sa cause. Ce sens a des plaisirs nécessaires, car la beauté & la laideur d'un objet est toûjours la même pour nous, quelque dessein que nous puissions former d'en juger autrement. Un objet desagréable, pour être utile, ne nous en paroît pas plus beau; un bel objet, pour être nuisible, ne nous paroît pas plus laid. Proposez - nous le monde entier, pour nous contraindre par la récompense à trouver belle la laideur, & laide la beauté; ajoûtez à ce prix les plus terribles menaces, vous n'apporterez aucun changement à nos perceptions & au jugement du sens interne: notre bouche loüera ou blâmera à votre gré, mais le sens interne restera incorruptible.

9°. Il paroît de - là, continuent les mêmes systématiques, que certains objets sont immédiatement & par eux - mêmes, les occasions du plaisir que donne la beauté; que nous avons un sens propre à le goûter; que ce plaisir est individuel, & qu'il n'a rien de com mun avec l'intérêt. En effet, n'arrive - t - il pas en cent occasions qu'on abandonne l'utile pour le beau? cette généreuse préférence ne se remarque - t - elle pas quelquefois dans les conditions les plus méprisées? Un honnête artisan se livrera à la satisfaction de faire un chef - d'oeuvre qui le ruine, plûtôt qu'à l'avantage de faire un mauvais ouvrage qui l'enrichiroit.

10°. Si on ne joignoit pas à la considération de l'utile, quelque sentiment particulier, quelqu'effet subtil d'une faculté différente de l'entendement & de la volonté, on n'estimeroit une maison que pour son utilité, un jardin que pour sa fertilité, un habillement que pour sa commodité. Or cette estimation étroite des choses n'existe pas même dans les enfans & dans les sauvages. Abandonnez la nature à elle - même, & le sens interne exercera son empire: peut - être se trompera - t - il dans son objet, mais la sensation de plaisir n'en sera pas moins réelle. Une philosophie austere, ennemie du luxe, brisera les statues, renversera les obélisques, transformera nos palais en cabanes, & nos jardins en forêts: mais elle n'en sentira pas moins la beauté réelle de ces objets; le sens interne se révoltera contr'elle, & elle sera réduite à se faire un merite de son courage.

C'est ainsi, dis - je, que Hutcheson & ses sectateurs s'efforcent d'établir la nécessité du sens interne du beau: mais ils ne parviennent qu'à démontrer qu'il y a quelque chose d'obscur & d'impénétrable dans le plaisir que le beau nous cause; que ce plaisir semble inde<pb->

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