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Rien n'indemnise la société de ces dépenses; les troupes lorsque l'Europe est tranquille, sont tenues dans une inaction qui leur est funeste à elles - mêmes, lorsque la guerre revient. L'inhabitude du travail les énerve, la moindre fatigue qu'elles sont obligées de supporter ensuite les détruit.
Les armées romaines n'étoient point entretenues de cette maniere, & ne craignoient pas le même dépérissement. Elles n'avoient pas plutôt achevé de vaincre, qu'elles se livroient à de grands travaux utiles au bien public, & qui ont immortalisé cette nation autant que ses victoires l'ont illustrée. On connoît la magnificence de ces fameux chemins qu'elles ont construits pendant la paix. Aussi les fatigues que pouvoient supporter les soldats romains à la guerre, paroissent - elles de nos jours des prodiges presqu'incroyables. Il est étonnant qu'on ne cherche pas à tirer les mêmes avantages des nôtres, avec tant de moyens de les rendre utiles par des travaux qui dédommageroient au - moins de leur stérilité. La servitude la plus cruelle que les Laboureurs connoissent est celle des corvées, elles sont contre eux une source intarissable de vexations. Elles les détournent de la culture des terres, & souvent les bestiaux qu'ils sont obligés de fournir y périssent sans qu'ils en soient dédommagés. On les affranchiroit de cette sujétion, on amélioreroit le sort des soldats, on les rendroit plus robustes & plus en état de souffrir les fatigues auxquelles ils sont destinés, si l'on employoit tour - à - tour une partie des troupes chaque année à la construction des chemins, que les habitans de la campagne sont obligés de faire par des corvées qui leur causent un si grand préjudice. Il n'en est point qui, pour s'en dispenser, n'accordât une légere contribution dont on formeroit pour les soldats une augmentation de paye qui rendroit leur subsistance plus aisée, qui les maintiendroit dans l'exercice du travail, & qui soulageroit les peuples d'un fardeau sous lequel ils gémissent: on dit que ces travaux courberoient les troupes & les rendroient difformes, je ne sai si cela est vrai; mais apparemment que les Romains pouvoient être sveltes & combattre avec bravoure, quoiqu'ils fussent contrefaits.
Des armées trop nombreuses occasionnent la dépopulation, les colonies la produisent aussi. Ces deux causes ont le même principe, l'esprit de conquêtes & d'agrandissement. Il n'est jamais si vrai que cet esprit ruine les conquérans comme ceux qui sont conquis, que dans ce qui concerne les colonies.
On a dit qu'il ne falloit songer à avoir des manufactures que quand on n'avoit plus de friches, & l'on a dit vrai; il ne faut songer à avoir des colonies que quand on a trop de peuple & pas assez d'espace. Depuis l'établissement de celles que possedent les puissances de l'Europe, elles n'ont cessé de se dépeupler pour les rendre habitées, & il en est fort peu qui le soient; si l'on en excepte la Pensylvanie qui eut le bonheur d'avoir un philosophe pour législateur, des colons qui ne prennent jamais les armes, & une administration qui reçoit sans aucune distinction de culte tout homme qui se soumet aux lois. On ne nombreroit pas la quantité des hommes qui sont passés dans ces
Par - tout où les hommes peuvent vivre, il est rare de n'y en point trouver. Quand un pays est inhabité sans que la violence & la force l'aient fait abandonner, c'est une marque à - peu - près certaine que le climat ou le terrein n'est pas favorable à l'espece humaine. Pourquoi l'exposer à y périr par des transplantations dont la ruine paroît sûre? les hommes sont - ils si peu de chose que l'on doive les hasarder comme on hasarde de jeunes arbres dans un terrein ingrat dont la nature du sol est ignorée? les Romains, suivant Tacite, n'envoyoient en Sardaigne que les criminels & les juifs dont ils se soucioient fort peu.
Si le pays dont on veut s'emparer est peuplé, il appartient à ceux qui l'occupent. Pourquoi les en dépouiller? quel droit avoient les Espagnols d'exterminer les habitans d'une si grande partie de la terre? quel est celui que nous avons d'aller chasser des nations de l'espace qu'elles occupent sur ce globe dont la jouissance leur est commune avec nous? la possession dans laquelle elles sont n'est - elle pas le premier droit de propriété & le plus incontestable? en connoissons - nous qui ait une autre origine? nous le réclamerions si l'on venoit nous ravir nos possessions, & nous en dépouillons les autres sans scrupule.
Encore si nous n'avions envahi que l'espace; mais nous avons fait épouser à ses habitans, aux sauvages même, nos haines; nous leur avons porté quelques-uns de nos vices, & des liqueurs spiritueuses qui les détruisent jusque dans leur postérité. On oppose à ces vérités des maximes politiques, & l'on fait valoir sur - tout l'intérêt du commerce; mais ces maximes sont - elles si sages & ce commerce si intéressant que l'on paroît le penser? La Suisse, qui sera certainement, comme je l'ai déja dit, le gouvernement le plus durable de l'Europe, est aussi le plus peuplé & le moins négociant.
M. de Montesquieu dit que le grand Sha - abas voulant ôter aux Turcs le moyen d'entretenir leurs armées sur la frontiere, transporta presque tous les Arméniens hors de leur pays, qu'il en envoya plus de vingt mille familles dans la province de Guilan, qui périrent presque toutes en très - peu de tems. Voilà l'effet que produisent les colonies. Loin d'augmenter la puissance, elles l'affoiblissent en la partageant; il faut diviser ses forces pour les conserver, & encore comment défendre des conquêtes d'un continent à l'autre? si elles fructifient, il vient tôt ou tard un tems où elles secouent le joug, & se soustraient à la puissance qui les a fondées.
On ne voit point qu'aucunes des nations anciennes les plus peuplées eussent de semblables établissemens. Les Grecs, au rapport d'Hérodote, ne connoissoient rien au - delà des colonnes d'Hercule. Leurs [p. 100]
Ces exemples donnent du - moins des présomptions très - fortes contre les avantages prétendus de ces établissemens & du commerce qui les occasionne, mais d'ailleurs ne peut - on commercer avec les nations, sans les dévaster, sans les priver de leur pays & de leur liberté? S'il en étoit ainsi, loin d'être utile aux hommes par la communication qu'il met entr'eux, le commerce seroit de toutes leurs inventions la plus fatale à l'humanité. Par sa nature actuelle, il contribue certainement beaucoup à la dépopulation. Les richesses qu'il procure, en les supposant réelles, ont peut - être des effets encore plus funestes. Nous ne les examinerons ici que dans le rapport qu'ils ont avec l'accroissement ou la diminution du nombre des hommes. C'est embrasser presque leur universalité. Car quelle institution, quel usage, quelle coutume n'influe pas sur ces deux choses?
On lit dans le premier tome de l'histoire de la Chine
du pere Duhalde, que le troisieme empereur de la
vingt - unieme dynastie fit fermer une mine d'où l'on
avoit tiré des pierres précieuses, ne voulant pas fatiguer
ses sujets à travailler pour des choses qui ne
pouvoient ni les vêtir ni les nourrir. A ce propos, je
ne puis m'empêcher de rapporter ici un mot du sage
Lock: il disoit,
Nos voyages dans les contrées éloignées où nous allons chercher des effets à - peu - près de la même espece que des pierres luisantes, sont bien plus destructifs que n'auroient été les travaux d'une mine. Tout ce qui sépare l'homme de l'homme est contraire à sa multiplication. Les nombreux équipages qu'exigent les armemens qui se font pour ces voyages, retranchent chaque année une quantité considérable d'hommes du commerce des femmes. Une partie de ces hommes périt par la longueur & les dangers de la route, par les fatigues & par les maladies. D'autres restent dans ces contrées, & il n'arrive jamais qu'un vaisseau rentre en Europe avec autant de monde qu'il en avoit en partant; on calcule même au départ la perte qui s'en fera. Mais ce n'est là que la moindre de celles que cause à l'humanité, l'espece de commerce à laquelle nous sommes le plus attachés.
Plus le commerce fleurit dans un état, plus, diton, les hommes s'y multiplient. Cette proposition n'est pas vraie dans toute l'étendue que l'on pourroit lui donner. Les hommes ne se sont multipliés nulle part autant que dans la Grece, & les Grecs faisoient peu de commerce. Ils ne le sont encore en aucun endroit autant qu'en Suisse, & les Suisses, comme nous l'avons déja remarqué, ne sont point commerçans. Mais d'ailleurs plus il y a d'hommes aussi dans un état & plus le commerce y fleurit, il ne faut donc pas qu'il détruise les hommes, il se détruiroit lui - même, & cela arrive quand il n'est pas fondé sur les causes naturelles qu'il doit avoir. Ajoutons que pour être réellement utile & favorable à la population, le commerce doit être dans le rapport & même dans la dépendance des productions du pays. Il faut qu'il en excite la culture & non pas qu'il en détourne, qu'elles en soient la base & non pas l'accessoire; alors nous
Ces principes ne sont pas ceux qui prévalent aujourd'hui dans la plûpart des nations. Depuis la découverte du nouveau monde & nos établissemens dans les Indes, toutes les vûes se sont tournées sur les riches matieres que renferment ces contrées, nous ne faisons plus qu'un commerce de luxe & de superfluités. Nous avons abandonné celui qui nous étoit propre & qui pouvoit nous procurer des richesses solides. Où sont les avantages qui en ont résulté? où ne sont pas plutôt les préjudices que nous en avons soufferts?
En multipliant les besoins beaucoup au - delà des moyens qu'elles nous ont donnés pour les satisfaire, toutes les richesses tirées de ces parties du monde nous ont rendu trois fois plus pauvres que nous n'étions auparavant. Une simple comparaison des valeurs numéraires suffit pour nous en convaincre: avec une fois plus d'or & d'argent que nous n'en avions, les valeurs en sont plus que doublées. Estce l'effet de l'abondance, que d'augmenter le prix de la denrée? Malgré la plus grande quantité, les especes numéraires sont donc plus rares, puisque l'on a été forcé de recourir à l'augmentation de leur valeur; & d'où provient cette rareté, si ce n'est de ce que la quantité des richesses a été fort inférieure au besoin qu'elles nous ont donné d'en avoir?
En général, toute richesse qui n'est point fondée sur l'industrie de la nation, sur le nombre de ses habitans, & sur la culture de ses terres, est illusoire, préjudiciable, & jamais avantageuse.
Tous les trésors du nouveau monde & des Indes, n'empêcherent pas Philippe second de faire une fameuse banqueroute. Avec les mêmes mines que possede aujourd'hui l'Espagne, elle est dépeuplée, & ses terres sont en friche; la subsistance du Portugal dépend des Anglois; l'or & les diamans du Brésil en ont fait le pays le plus aride, & l'un des moins habités de l'Europe; l'Italie autrefois si fertile & si nombreuse en hommes, ne l'est plus autant de puis que le commerce des choses étrangeres & de luxe, a pris la place de l'Agriculture & du trafic des denrées qui en proviennent.
En France ces effets sont remarquables: depuis le
commencement du siecle dernier, cette monarchie
s'est accrue de plusieurs grandes provinces très - peuplées; cependant ses habitans sont moins nombreux
d'un cinquieme, qu'ils ne l'étoient avant ces réunions,
& ses belles provinces, que la nature semble
avoir destinées à fournir des subsistances à toute l'Europe, sont incultes. C'est à la préférence accordée
au commerce de luxe qu'il faut attribuer en partie
ce dépérissement. Sulli, ce grand & sage administrateur,
ne connoissoit de commerce avantageux pour
ce royaume, que celui des productions de son sol.
C'étoit en favorisant l'Agriculture qu'il vouloit le
peupler & l'enrichir: ce fut aussi ce que produisit
son ministere, qui dura trop peu pour le bonheur de
cette nation. Il semble qu'il prévoyoit tout le mal
qu'on y feroit un jour par des maximes contraires:
La France, disoit - il en 1603 à Henri IV. qui le pressoit
d'applaudir aux établissemens qu'il vouloit faire
de quelques manufactures de soie,
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