ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

RECHERCHE Accueil Mises en garde Documentation ATILF ARTFL Courriel

Previous page

"825"> par la tranquillité du précédent. Les personnages subalternes, quelque intérêt qu'ils prennent à l'action, ne peuvent avoir les accens passionnés de leurs héros; enfin la situation la plus pathétique ne devient touchante & terrible que par degrés; il faut qu'elle soit préparée, & son effet dépend en grande partie de ce qui l'a précédé & amené.

Voilà donc deux momens bien distincts du drame lyrique, le moment tranquille, & le moment passionné; & le premier soin du compositeur a dû consister à trouver deux genres de déclamation essentiellement différens & propres, l'un à rendre le discours tranquille, l'autre à exprimer le langage des passions dans toute sa force, dans toute sa variété, dans tout son désordre. Cette derniere déclamation porte le nom de l'air, aria; la premiere a été appellée le récitatis.

Celui - ci est une déclamation notée, soutenue & conduite par une simple basse, qui se faisant entendre à chaque changement de modulation, empêche l'acteur de détonner. Lorsque les personnages raisonnent, déliberent, s'entretiennent & dialoguent ensemble, ils ne peuvent que réciter. Rien ne seroit plus faux que de les voir discuter en chantant, ou dialoguer par couplets, ensorte qu'un couplet devint la réponse de l'autre. Le récitatif est le seul instrument propre à la scene & au dialogue; il ne doit pas être chantant. Il doit exprimer les veritables inflexions du discours par des intervalles un peu plus marqués & plus sensibles que la déclamation ordinaire; du reste, il doit en conserver & la gravité & la rapidité, & tous les autres caracteres. Il ne doit pas être exécuté en mesure exacte; il faut qu'il soit abandonné à l'intelligence & à la chaleur de l'acteur qui doit le hâter ou le ralentir suivant l'esprit de son role & de son jeu. Un récitatif qui n'auroit pas tous ces caracteres, ne pourroit jamais être employé sur la scene avec succès. Le récitatif est beau pour le peuple, lorsque le poëte a fait une belle scene, & que l'acteur l'a bien jouée; il est beau pour l'homme de goût, lorsque le musicien a bien saisi, non - seulement le principal caractere de la déclamation, mais encore toutes les finesses qu'elle reçoit de l'âge, du sexe, des moeurs, de la condition, des in érêts de ceux qui parlent & agissent dans le drame

L'air & le chant commencent avec la passion; dès qu'elle se montre, le musicien doit s'en emparer avec toutes les ressources de son art. Arbace explique à Mandane les motifs qui l'obligent de quitter la capitale avant le retour de l'aurore, de s'éloigner de ce qu'il a de plus cher au monde: cette tendre princesse combat les raisons de son amant; mais lorsqu'elle en a reconnu la solidité, elle consent à son éloignement, non sans un extrème regret; voilà le sujet de la scene & du récitatif. Mais elle ne quittera pas son amant sans lui parler de toutes les peines de l'absence, sans lui recommander les intérêts de l'amour le plus tendre, & c'est - là le moment de la passion & du chant.

Conservati fedele: Conserve toi fidele, Pensa ch'io resto e peno; Songe que ie reste & que je peine; E qualche volta almeno Et quelquefois du moins Ricordati di me. Ressouviens - toi de moi.

Il eût été faux de chanter durant l'entretien de la scene; il n'y a point d'air propre à peser les raisons de la nécessité d'un départ; mais quelque simple & touchant que soit l'adieu de Mandane, quelque tendresse qu'une habile actrice mît dans la maniere de déclamer ces quatre vers, ils ne seroient que froids & insipides, si l'on se bornoit à les réciter.

C'est qu'il est évident qu'une amante pénétrée qui se trouve dans la situation de Mandane, répétera à son amant, au moment de la séparation, de vingt manieres passionnées & différentes, les mots: Conservati fedele. Ricordati di me. Elle les dira tantôt avec un attendrissement extrème, tantôt avec résignation & courage, tantôt avec l'espérance d'un meilleur sort, tantôt sans la confiance d'un heuteux retour. Elle ne pourra recommander à son amant de songer quelquefois à sa solitude & à ses peines, sans être frappée elle - même de la situation où elle va se trouver dans un moment: ainsi les mots, pensa ch'io reslo e peno prendront le caractere de la plainte la plus touchante à laquell Mandane fera peut - être succéder un effort subit de sermeté, de peur de rendre à Arbace ce moment aussi douloureux qu'il l'est pour elle. Cet effort ne sera peut - être suivi que de plus de soiblesse, & une plainte d'abord peu violente finira par des sanglots & des larmes. En un mot, tout ce que la passion la plus douce & la plus tendre pourra inspirer dans cette position à une ame sensible, composera les élémens de l'air de Mandane; mais quelle plume seroit assez éloquente pour donner une idée de tout ce que contient un air? Quel critique seroit assez hardi pour assigner les bornes du génie?

J'ai choisi pour exemple une passion douce, une situation intéressante, mais tranquille. Il est aisé de juger, d'après ce modele, ce que sera l'air dans des situations plus patnétiques, dans des momens tragiques & terribles.

Supposons maintenant deux amans dans une situation plus cruelle, qu'ils soient menacés d'une séparation éternelle, au moment où ils s'attendoient à un sort bien différent; cette circonstance donneroit à l'air un caractere plus pathétique. Il ne seroit pas naturel non plus qu'également touchés l'un & l'autre, il n'y en eût qu'un qui chantât. Ainsi l'amant s'adressant à sa maîtresse désolée, lui diroit:

La destra ti thiedo, Je te demande la main, Mio dolce sostegno, O mon doux soutien, Per ultimo pegno Pour le dernier témoignage D'amore e di fè. D'amour & de fidélité!

Un tel adieu prononcé avec une sorte de fermeté, par un amant vivement touché, seroit l'écueil du courage de son amante éplorée; elle fondroit sans doute en larmes, ou frappée d'un témoignage d'amour autrefois si doux, aujourd'hui si cruel, elle s'écrieroit:

Ah, questo fu il segno Ah, ce tut jadis le signe Del nostro contento: De notre bonheur: Ma sento che adesso Mais je sens trop qu'à présent L'istesso non è. Ce n'est pas la même chose.

Je n'ai pas besoin de remarquer quelle expression forte & touchante ces quatre vers assez foibles prendroient en musique. Le reste de l'air ne seroit plus que des exclamations de douleur & de tendresse. L'un s'écrieroit:

Mia vita! Ben mio! O ma vie! ô mon bien!

L'autre:

Addio, sposo amato! Adieu, époux adoré! [p. 826] A la fin, leur douleur & leurs acccens se confondroient sans doute dans cette exclamation si simple & si touchante:

Che barbaro addio! Quel tatal adieu! Che fato crudel! Quel sort cruel!

Le duo ou duetto est donc un air dialogué, chanté par deux personnes animées de la même passion ou de passions opposées. Au moment le plus pathétique de l'air, leurs accens peuvent se confondre; cela est dans la nature; une exclamation, une plainte peut les réunir; mais le reste de l'air doit être en dialogue. Il ne peut jamais être naturel qu'Armide & Hidraot, pour s'animer à la vengeance, chantent en couplet:

Poursuivons jusqu'au trépas, L'ennemi qui nous offense; Qu'il n'échappe pas A notre vengeance! Ils recommenceroient ce couplet dix fois de suite avec un bruit & des mouvemens de forcenés, qu'un homme de goût n'y trouveroit que la même déclamation fausse fastidieusement répétée.

On voit par cet exemple de quelle maniere les airs à deux, à trois & même à plusieurs acteurs peuvent étre placés dans le drame lyrique.

On voit aussi par tout ce que nous venons de dire, ce que c'est que l'air ou l'aria, & quel est son génie. Il consiste dans le développement d'une situation intéressante. Avec quatre petits vers que le poëte fournit, le musicien cherche à exprimer non - seulement la principale idée de la passion de son personnage, mais encore tous ses accessoires & toutes ses nuances. Mieux le compositcur devinera les mouvemens les plus secrets de l'ame dans chaque situation, plus sonair sera beau, plus il se montrera lui - même homme de génie. C'est là où il pourra déployer aussi toute la richesse de son art, en réunissant le charme de l'harmonie au charme de la mélodie, & l'enchantement des voix au prestige des instrumens. L'exécution de l'air se partagera entre le chant & le geste; elle sera l'ouvrage non seulement d'un habile chanteur, mais d'un grand acteur; car le compositeur n'a guere moins d'attention à désigner les mouvemens & la pantomime, qu'à marquer les accens de la passion dont son air présente le tableau.

Suivant la remarque d'un philosophe célebre, l'air est la récapitulation & la peroraison de la scene, & voilà pourquoi l'acteur quitte presque toujours la sçene, après avoir chanté; les occasions de revenir du langage de la passion à la déclamation ordinaire, au simple récitatif, doivent être rares.

Le génie de l'air est essentiellement différent du couplet & de la chanson: celle - ci est l'ouvrage de la gaieté, de la satyre, du sentiment, si vous voulez, mais jamais de la déclamation, ni de la musique imitative. La chanson ne peut donner aux paroles qu'un caractere général, qu'une expression vague; mais le retour periodique du même chant à chaque couplet, s'oppose à toute expression particuliere, à tout développement, & un chant symmétriquement arrangé ne peut trouver place dans la musique dramatique que comme un souvenir. Anacréon peut chanter des couplets au milieu de ses convives; lorsque Lise veut faire entendre à Dorval les sentimens de son coeur, la présence de sa surveillante l'oblige à les renfermer dans une chanson qu'elle feint d'avoir entendu dans son couvent; cette tournure est ingénieuse & vraie; mais dans tous ces cas les couplets sont historiques; c'est une chanson qu'on sait par coeur, & qu'on se rappelle. Dans la comédie les occasions de placer des couplets peuvent être fréquentes; je n'en concois guere dans la tragédie. Pour nous en tenir aux exemples déja cités, si Mandane eût fait des paroles, conservati fedele, un couplet au lieu d'un air, quelque tendre que fût ce couplet, il eût été froid, insipide & faux. Nous avons déja remarqué que le comble de l'absurdité & du mauvais goût seroit de se servir du couplet pour le dialogue de la scene & l'entretien des acteurs.

L'air, comme le plus puissant moyen du compositeur, doit être réservé aux grands tableaux & aux momens sublimes du drame lyrique. Pour faire tout son effet, il faut qu'il soit placé avec goût & avec jugement: l'imitation de la nature, la vérité du spectacle & l'expérience sont d'accord sur cette loi. Il enest de la musique comme de la peinture. Le secret des grands effets consiste moins dans la force des couleurs que dans l'art de leur dégradation, & les procédés d'un grand coloriste sont différeus de ceux d'un habile teinturier. Une suite d'airs les plus expressifs & les plus variés, sans interruption & sans repos, lasseroit bientôt l'oreille la mieux exercée & la plus passionnée pour la musique. C'est le passage du récitatif a l'air, & de l'air au récitatif, qui produit les grands essets du drame lyrique; sanscette alternative l'opera seroit certainement le plus assommant, le plus fastidieux, comme le plus faux de tous les spectacles.

Il seroit également faux de faire alternativement parler & chanter les personnages du drame lyrique. Non - seulement le passage du discours au chant & le retour du chant au discours auroient quelque chose de désagréable & de brusque, mais ce seroit un melange monstrueux de vérité & de fausseté. Dans nulle imitation le mensonge de l'hypothese ne doit disparoître un in tant; c'est la convention sur laquelle l'illusion est fondée. Si vous laissez prendre à vospersonnages une fois le ton de la déclamation ordinaire, vous en faites des gens comme nous, & je ne vois plus de raison pour les faire chanter sans blesser le bon sens.

On peut donc dire que c'est l'invention & le caractere distinctif de l'air & du récitatif qui ont créé le poëme lyrique; quoique celui - ci marche sans le secours des instrumens, & ne differe de la déclamation ordinaire qu'en marquant les inflexions du discours par des intervalles plus sensibles & susceptibles d'être notés, il n'en est pas moins digne de l'attention d'un grand compositeur qui saura y mettre beaucoup de génie, de finesse & de variété. Il pourra même le faire accompagner de l'orchestre, & le couper dans les repos de différentes pensées musicales dans tous les cas où le discours de l'acteur, sans devenir encore chant, s'animera davantage, & s'approchera du moment où la force de la passion le transformera en air.

Cette économie intérieure du spectacle en musique fondée d'un côté sur la vérité de l'imitation, & de l'autre, sur la nature de nos organes, doit servir de poétique élémentaire au poëte lyrique. Il faut à la vérité qu'il se soumette en tout au musicien; il ne peut prétendre qu'au second rôle; mais il lui reste d'assez beaux moyens pour partager la gloire de son compagnon. Le choix & la disposition du sujet, l'ordonnance & la marche de tout le drame sont l'ouvrage du poëte. Le sujet doit être rempli d'intérêt, & disposé de la maniere la plus simple & la plus intéressante. Tout y doit être en action, & viser aux grands effets. Jamais le poëte ne doit craindre de donner à son musicien une tâche trop forte. Comme la rapidité est un caractere inséparable de la musique, & une des principales causes de ses prodigieux effets, la marche du poëme lyrique doit être toujours rapide. Les discours longs & oisifs ne seroient nulle part plus déplacés.

Semper ad eventum sestinat.

Next page


The Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic Text Services (ETS) of the University of Chicago.

PhiloLogic Software, Copyright © 2001 The University of Chicago.