RECHERCHE | Accueil | Mises en garde | Documentation | ATILF | ARTFL | Courriel |
"572">
1°. Les empereurs eux - mêmes, sans posséder le génie de l'éloquence, étoient jaloux d'obtenir le premier rang parmi les orateurs. Lorsque Tibere apportoit au sénat quelque discours préparé dans son cabinet, on n'y reconnoissoit que les ténebres & les replis tortueux de sa politique. Il découvroit dans ses lettres la même inquiétude que dans le maniement des affaires; il vouloit que ses paroles fussent comme les mysteres de l'oracle, & que les hommes en devinassent le sens, comme on conjecture la volonté des dieux. Il craignoit de profaner sa dignité & de découvrir sa tyrannie, en se montrant trop à découvert. Il relegua Montanus aux îles Baléares, & fit brûler le discours de Scaurus & les écrits de Crémutius Cordus. Caligula pensa faire périr Séneque, parce qu'il avoit prononcé en sa présence un plaidoyer qui mérita les applaudissemens du sénat. Sans une de ses maîtresses, qui assura que cet orateur avoit une phthysie qui le meneroit bien - tôt au tombeau, il alloit le condamner à mort.
2°. Il falloit penser comme eux pour parvenir à la fortune, ou pour la conserver; parce qu'ils s'étoient reservé de donner le titre d'éloquent à celui des orateurs qu'ils en jugeroient le plus digne, comme autrefois les censeurs nommoient le prince du sénat.
3°. La grandeur de l'éloquence romaine avoit pour fondement la liberté, & s'étoit formée avec l'esprit républicain; une force de courage & une fermeté héroïque étoit le propre de ces beaux siecles. Tout étoit grand parce qu'on pensoit sans contrainte. Sous les Césars il fallut changer de ton, parce que tout leur étoit suspect & leur portoit ombrage. Crémutius Cordus fut accusé d'avoir loué Brutus dans ses histoires, & d'avoir appellé Cassius le dernier des Romains.
4°. Le mérite sans richesses étoit abandonné: un orateur pauvre n'avoit aucune considération, & restoit sans cause: un plaideur examinoit la magnificence de celui qu'il avoit dessein de choisir pour avocat, la richesse de ses habits, de son train, de ses équipages; il comptoit le nombre de ses domestiques & de ses clients. Il falloit imposer par des dehors pompeux, & s'annoncer par un fastueux appareil, rara in tenui facundia panno; c'est ce qui obligeoit les orateurs de surprendre des testamens, ou d'emprunter des habillemens, des bijoux, des équipages pour paroître avec plus d'éclat.
5°. Le bel esprit avoit pris la place d'une noble & solide érudition, & une fausse philosophie avoit succédé à la sage raison. Le style éclatant & sonore des vains déclamateurs, imposoit à une jeunesse oisive, & éblouissoit un peuple entierement livré au goût des spectacles. Il falloit du brillant, du pompeux pour réveiller des hommes affadis par le plaisir & par le luxe. Séneque plaisoit à ces esprits gâtés à cause de ses défauts, & chacun tâchoit de l'imiter dans la partie qui lui plaisoit davantage: on quittoit, on méprisoit même les anciens, pour ne lire & n'admirer que Séneque.
6°. Les juges ennuyés d'une prosession qui devenoit
pour eux un supplice depuis la monarchie, vouloient
être divertis comme au théâtre: voilà pourquoi
les orateurs romains ne cherchoient plus qu'à
amuser, qu'à réjouir par des figures hyperboliques,
par des termes empoulés, par des réparties ingénieuses,
& par un déluge de bons mots. Junius Bafsus répondit à l'avocat de Domitia qui lui reprochoit
d'avoir vendu de vieux souliers:
7°. Le nom respectable d'orateur étoit perdu; on les nommoit causidici, advocati, patroni, tant ils étoient tombés dans le mépris. L'éloquence étoit même regardée comme une partie de la servitude. Agricola pour humaniser les peuples de la Grande - Bretagne, leur communiqua les arts & les sciences des Romains, & instruisit leur noblesse dans l'éloquence romaine. Les gens peu habiles, dit Tacite, regardoient cet avilissement de l'éloquence comme des traits d'humanité, pendant que c'étoit une suite de leur esclavage.
8°. Les mêmes chaînes qui accabloient la république, opprimoient aussi le talent de la parole. Avant les dictateurs, l'orateur pouvoit occuper toute une féance, le tems n'étoit pas fixé; il étoit le maître de sa matiere & parloit sans aucune contrainte. Pompée viola le premier cette liberté du barreau, & mit comme un frein à l'éloquence. Sous les empereurs la servitude devint encore plus dure; on fixoit le jour, le nombre des avocats, & la maniere de parler. Il falloit attendre la commodité du juge pour plaider: souvent il imposoit silence au milieu d'un plaidoyer, & quelquefois il obligeoit l'orateur de laisser ses preuves par écrit. Enfin pour mieux marquer leur asservissement, on les dépouilla de la toge, & on les revétit de l'habit des esclaves.
9°. Ainsi l'éloquence abâtardie, privée de ses nobles exercices disparut sans retour. Les grands sujets qui firent triompher Antoine, Crassus, Cicéron, ne subsistoient plus. Le sénat étoit sans autorité, le peuple sans émulation. Le tribun n'osoit plus parler de sa liberté, ni le consul étaler son ambition. On ne louoit plus de héros ni de vainqueur, & on ne présentoit plus à la tribune aux harangues les enfans des grands capitaines; on n'y discutoit plus ses prétentions; on ne recommandoit plus des rois malheureux ni des républiques opprimées. Les altercations de quelques vils plaideurs, & la défense de quelques misérables, étoient les sujets que traitoient ordinairement les orateurs, ils ne plaidoient plus que sur des rapines des chevaliers, des droits de péagers, des testamens, des servitudes, & des gouttieres. Quelle ressource pour l'imagination & pour le génie, que de n'avoir à parler que de vol, d'usurpation, de succession, de partage, de formalités? Mais de quel feu n'est - on pas animé quand on attaque des guerriers chargés des dépouilles des ennemis vaincus, quand on brigue la souveraine magistrature de son pays, quand on s'éleve contre l'ambition desordonnée d'un corps formidable, quand on souleve un peuple qui commande à l'univers, qu'on réforme les lois, qu'on soutient les alliés? C'est alors qu'on déploie toutes ses forces, que l'esprit devient créateur, & que l'éloquence prend tout son essor. Un génie sublime ne peut s'étendre qu'à proportion de son objet. Les héros ne se forment pas à l'ombre, ni l'orateur dans la poussiere d'un greffe.
10°. Quels sentimens n'inspiroit point à un orateur, dans le tems que la république subsistoit, la vûe d'un peuple entier qui distribuoit les graces & les honneurs; d'un sénat qui formoit les conseils, & dirigeoit le plan des conquêtes; d'une foule de [p. 573]
Cependant après l'extinction des premiers Césars, sous le regne de Vespasien & celui de Trajan, deux orateurs vinrent encore lutter contre le mauvais goût de leur siecle, & rappeller l'éloquence des anciens; ce furent Quintilien, & Pline le jeune. Traçons leur caractere en deux mots, & cet article sera fini.
Le premier brilloit par une grande netteté, par un esprit d'ordre, & par l'art singulier d'émouvoir les passions: on le chargeoit pour l'ordinaire du soin d'exposer le fait, quand on distribuoit les différentes parties d'une cause à différens orateurs. On le voyoit souvent en plaidant verser des larmes, changer de visage, pâlir, & donner toutes les marques d'une vive & sincere douleur. Il avoue que c'est à ce talent qu'il doit toute sa réputation. Il étoit comme l'avocat né des souverains; il eut l'honneur de parler devant la reine Bérénice pour les intérêts de cette princesse même. Non - content d'instruire par son exemple, & de marquer du doigt la route de l'éloquence, il voulut aussi en fixer les principes par ses leçons, & verser dans l'esprit des jeunes patriciens qui aspiroient à la gloire du barreau, & consultoient ses lumieres, le goût solide des anciens maîtres.
Ses institutions, monument éternel de la beauté de son génie, peuvent nous donner une idée de ses talens & de ses moeurs: c'est - là où au défaut de ses pieces que les injures du tems n'ont pas laissé parvenir jusqu'à nous, il nous trace avec une franchise & une modestie qui lui étoit naturelle, le plan de la méthode qu'il suivoit dans ses nariations & ses peroraisons. Cependant il y a tout lieu de soupçonner, que pour obéir à la coutume qu'il avoit trouvé établie, & pour donner quelque chose au goût de son siecle, il employoit des armes brillantes, & ne rejettoit pas toujours les pensées fleuries, les antithèses, & les pointes. Loin de réprouver totalement la déclamation, qui comme chez les Grecs, ruina l'éloquence latine; il la juge très - utile. Il est vrai qu'il lui prescrit des bornes étroites. & qu'il ne s'y soumet que par condescendance: mais enfin, auroit - il été entendu, s'il eût tenu un langage différent? Il faut parler la langue de ses auditeurs, & prendre en quelque sorte leur esprit, pour les persuader & les convaincre. Les hommes, soit que ce soit un don de la nature, soit que ce soit un préjugé de l'éducation, n'approuvent ordinairement que ce qu'ils trouvent dans eux - mêmes.
Pline le jeune s'étoit - proposé pour modele Démosthènes & Calvus; il chérissoit une éloquence impétueuse, abondante, étendue, mais égayée par des fleurs autant que la matiere le permettoit; il vouloit être grave, & non pas chagrin; il aimoit à frapper avec magnificence; il n'aimoit pas moins à surprendre la raison par des agrémens étudiés, que de l'accabler par le poids de ses foudres. Les armes brillantes étoient autant de son goût, que celles qui ont de la force: poli, humain, tendre, enjoué, droit, grand, noble, brillant; son esprit avoit le même caractere que son coeur. Sa composition tenoit comme le milieu entre le siecle de Cicéron, & celui de Séneque; en sorte qu'il auroit plû dans le premier, comme il plaisoit dans le second. Son plaidoyer pour les peuples de la Bétique, & pour Accia Variola, montre toute la fermeté de son courage,
Mais dans son panégyrique de Trajan, il prodigua trop toutes les fleurs de son esprit, affectant sans cesse des antithèses & des tours recherchés. Les richesses de l'imagination, la pompe des descriptions, y sont étalées sans mesure; & cette abondance excessive répand sur le tribut de justes louanges, que la reconnoissance exigeoit, le dégoût qu'inspire la flaterie. Quelle beauté dans les éloges que Cicéron fait de Pompée & de César! Tout le barreau retentit de bruyantes acclamations. Que de fadeur dans le panégyrique de Trajan! Il choque par l'excès de ses louanges, & fatigue par sa prolixité.
Malgré ces défauts de Pline, qui étoient ceux de son siecle, plus d'une fois cet orateur admirable à plusieurs autres égards, eut la satisfaction de ne pouvoir parvenir qu'avec peine au barreau, tant étoit grande la soule des personnes qui venoient l'entendre plaider. Souvent même il étoit obligé de passer au - travers du tribunal des juges, pour arriver à sa place. A sa suite marchoit une troupe choisie de jeunes avocats de famille, en qui il avoit remarqué des talens; il se faisoit un plaisir de les produire, & de les couvrir de ses propres lauriers. L'amour de la patrie, un noble désintéressement, une protection déclarée pour la vertu & pour les Sciences, un coeur généreux & magnanime; ses vertus, ses bienfaits, sa fidélité à ses devoirs, sa bonté pour les peuples, son attachement aux gens de Lettres, le rendirent précieux & aimable à tout le monde. Il étoit l'admiration des Philosophes, & les délices de ses concitoyens. Goûté, estimé, & respecté, il régnoit au barreau en maître, & il commandoit en pere dans les provinces. Il fut le dernier orateur romain, & malgré ses soins & son attention, il n'eut point d'imitateurs. Plus Rome vieillissoit, plus la chûte de l'éloquence étoit sans remede.
Je sais bien qu'après le siecle heureux de Trajan, on vit encore quelques empereurs qui tâcherent de la ranimer par leur voix, & par leur générosité; mais malheureusement le goût de ces princes étoit mauvais, & leur politique incertaine. Adrien, successeur immédiat de Trajan, n'aimoit que l'extraordinaire & le bisarre: esprit romancier, il couroit après le faux, & après l'hyperbole. Antonin le philosophe, transporté de l'enthousiasme du portique, n'avoit de considération que pour des philosophes & des jurisconsultes, & ne s'attachoit qu'aux Grecs. Enfin, leurs établissemens n'avoient aucune stabilité. Comme un empereur n'héritoit point du diadème, qu'il le tenoit de la fortune, de sa politique, de son argent, & de ses violences, il effaçoit jusqu'aux vestiges des graces de son devancier. Des savans placés à côté du trone sous un regne, se voyoient contrains sous un autre de mandier dans les places les moyens de subsister. Les Sciences chancelantes comme l'état, essuyoient les mêmes revers.
Ainsi dégénéra, & finit avant l'empire l'éloquence
romaine: arrachée de son élément, c'est - à - dire, privée
de la liberté, & asservie au caprice des grands,
elle s'affoiblit tout - d'un - coup; & après quelques efforts
impuissans qui montroient plutôt un véritable
épuisement qu'un fonds solide, elle s'ensevelit dans
l'oubli; semblable à un grand fleuve qui s'étend au
loin dès sa source, s'avance d'un pas majestueux à
l'approche des grandes villes, & va se perdre avec
fracas dans l'immense abîme des mers. Le Chevalier
Orateur (Page 11:573)
Next page
The Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic Text Services (ETS) of the University of Chicago.