ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"371"> mais de la même maniere que nous gouvernons nos troupeaux; car comme nous n'établissons pas un taureau sur des taureaux, ni une chevre sur un troupeau de chevres, mais que nous les mettons sous la conduite d'un homme qui en est le berger; de même Dieu qui aime les hommes, avoit mis nos ancêtres sous la conduite des esprits & des anges ».

Ou je me trompe, ou voilà ce gouvernement surnaturel qui a donné lieu aux traditions de l'âge d'or & du regne des dieux. Platon a été amené à cette tradition par une route assez semblable à celle que je suis. Il dit ailleurs, qu'après le déluge, les hommes vécurent sous trois états successifs: le premier, sur les montagnes errans & isolés les uns des autres: le deuxieme, en familles dans les vallées voisines, avec un peu moins de terreur que dans le premier état: & le troisieme, en sociétés réunies dans les plaines, & vivant sous des lois. Au reste, si ce gouvernement est devenu si généralement obscur & fabuleux, on ne peut en accuser que lui - même. Quoique formé sous les auspices de la religion, ses principes surnaturels le conduisirent à tant d'excès & à tant d'abus, qu'il fe défigura insensiblement, & fut enfin méconnu. Peut - être cependant l'histoire qui l'a rejetté, l'a - t - elle admis en partie dans ses fastes, sous le nom de regne sacerdotal. Ce regne n'a été dans son tems qu'une des suites du premier, & l'on ne peut nier que cette administration n'ait été retrouvée chez diverses nations fort historiques.

Pour suppléer à ce grand vuide des annales du monde par une autre voie que la Mythologie, nous avons réslécni sur l'étiquette & sur les usages qui ont dû être propres à ce genre de gouvernement; & après nous en être fait un plan & un tableau, nous avons encore cherché à les comparer avec les usages politiques & réligieux des nations. Tantôt nous avons suivi l'ordre des siecles, & tantôt nous les avons retrogradés, afin d'éclaircir l'ancien par le moderne, comme on éclaircit le moderne par l'ancien. Telle a été notre méthode pour trouver le connu par l'inconnu; on jugera de sa justesse ou de son inexactitude par quelques exemples, & par le résultat dont voici l'analyse.

Le gouvernement surnaturel ayant obligé les nations à recourir à une multitude d'usages & de suppositions pour en soutenir l'extérieur, un de leurs premiers soins fut de représenter au milieu d'elles la maison de leur monarque, de lui élever un trône, & de lui donner des officiers & des ministres. Considérée comme un palais civil, cette maison étoit sans doute de trop sur la terre, mais ensuite considérée comme un temple, elle ne put suffire au culte public de toute une nation. D'abord on voulut que cette maison tût seule & unique, parce que le dieu monarque étoit seul & unique; mais toutes les différentes portions de la société ne pouvant s'y rendre aussi souvent que le culte journalier qui est dû à la divinité l'exige, les parties les plus écartées de la société tomberent dans une anarchie religieuse & politique, ou se rendirent rébelles & coupables, en multipliant le dieu monarque avec les maisons qu'elles voulurent aussi lui élever. Peu - à - peu les idées qu'on devoit avoir de la divinité se rétrecirent; au lieu de regarder ce temple comme des lieux d'assemblées & de prieres publiques, infiniment respectables par cette destination, les hommes y chercherent le maître qu'ils ne pouvoient y voir, & lui donnerent à la sin une figure & une forme sensible. Le signe de l'autorité & le sceptre de l'empire ne furent point mis entre des mains particulieres; on les déposa dans cette maison & sur le siege du céleste monarque; c'est - à - dire dans un temple & dans le lieu le plus respectable de ce temple, c'est - à - dire dans le sanctuaire. Le sceptre & les autres marques de l'autorité royale n'ont été dans les premiers tems que des bâtons & des rameaux; les temples que des cabanes, & le sanctuaire qu'une corbeille & qu'un coffret. C'est ce qui se trouve dans toute l'antiquité; mais par l'abus de ces usages, la religion absorba la police; & le regne du ciel lui donna le regne de la terre, ce qui pervertit l'un & l'autre.

Le code des lois civiles & religieuses ne fut point mis non plus entre les mains du magistrat, on le déposa dans le sanctuaire; ce fut à ce lieu sacré qu'il fallut avoir recours pour connoître ces lois & pour s'instruire de ses devoirs. Là elles s'y ensevelirent avec le tems; le genre humain les oublia, peut - être même les lui fit - on oublier. Dans ces fêtes qui portoient chez les anciens le nom de fêtes de la législation, comme le palilies & les thesmophories, les plus saintes vérités n'y étoient plus communiquées que sous le secret à quelques initiés, & l'on y faisoit aux peuples un mystere de ce qu'il y avoit de plus simple dans la police, & de ce qu'il y avoit de plus utile & de plus vrai dans la religion.

La nature de la théocratie primitive exigeant nécessairement que le dépôt des lois gardé dans le sanctuaire parût émané de dieu même, & qu'on fût obligé de croire qu'il avoit été le législateur des hommes comme il en étoit le monarque; le tems & l'ignorance donnerent lieu aux ministres du paganisme d'imaginer que des dieux & des déesses les avosent révélés aux anciens législateurs, tandis que les seuls besoins & la seule raison publique des premieres sociétés en avoient été les uniques & les véritables sources. Par ces affreux mensonges, ils ravirent à l'homme l'honneur de ces lois si belles & si simples qu'il avoit fait primitivement, & ils affoiblirent tellement les ressorts & la dignité de sa raison, en lui faisant faussement accroire qu'elle n'avoit point été capable de les dicter, qu'il la méprisa, & qu'il crut rendre hommage à la divinité, en ne se servant plus d'un don qu'il n'avoit reçu d'elle que pour en faire un constant usage.

Le dieu monarque de la société ne pouvant lui parler ni lui commander d'une façon directe, on se mit dans la nécessité d'imaginer des moyens pour connoître ses ordres & ses volontés. Une absurde convention établit donc des signes dans le ciel & sur la terre qu'il fallut regarder, & qu'on regarda en effet comme les interpretes du monarque: on inventa les oracles, & chaque nation eut les siens. On vit paroître une foule d'augures, de devins & d'aruspices; en police, comme en religion, l'homme ne consulta plus la raison, mais il crut que sa conduite, ses entreprises & toutes ses démarches devoient avoir pour guide un ordre ou un avis de son prince invisible; & comme la fraude & l'imposture les dicterent aux nations aveuglées, elles en furent toutes les dupes, les esclaves, les victimes.

De semblables abus sortirent aussi des tributs qu'on crut devoir lui payer. Dans les premiers tems où la religion ni la police n'étoient point encore corrompues par leur faux appareil, les sociétés n'eurent d'autres charges & d'autres tributs à porter à l'Etre suprème que les fruits & les prémices des biens de la terre; encore n'étoit - ce qu'un hommage de reconnoissance, & non un tribut civil dont le souverain dispensateur de tout n'a pas besoin. Il n'en fut plus de même lorsque d'un être universel chaque nation en eut fait son roi particulier: il fallut lui donner une maison, un trône, des officiers, & enfin des revenus pour les entretenir. Le peuple porta donc chez lui la dixme de ses biens, de ses terres & de ses troupeaux; il savoit qu'il tenoit tout de son divin roi, que l'on juge de la ferveur avec laquelle chacun vint offrir ce qui pouvoit contribuer [p. 372] à l'éclat & à la magnificence de son monarque. La piété généreuse ne counut point de bornes, on en vint jusqu'à s'offrir soi - même, sa famille & ses enfans; on crut pouvoir, sans se déshonorer, se reconnoître esclave du souverain de toute la nature, & l'nomme ne se rendit que le sujet & l'esclave des officiers théocratiques.

A mesure que la simplicité religieuse s'éteignit, & que la superstition s'augmenta avec l'ignorance, il fallut par gradation renchérir sur les anciennes offrandes & en chercher de nouvelles: après les fruits, on offrit les animaux; & lorsqu'on se fut familiarisé par ce dernier usage avec cette cruelle idée que la divinité aime le sang, il n'y cut plus qu'un pas à faire pour égorger des hommes, afin de lui offrir le sang le plus cher & le plus précieux qui soit sans doute à ses yeux. Le fanatisme antique n'ayant pu s'élever à un plus haut période, égorgea donc des victimes humaines; il en présenta les membres palpitans à la divinité comme une offrande qui lui étoit agréable; bien plus, l'homme en mangea lui - même; & après avoir ci - devant éteint sa raison, il dompta enfin la nature pour participer aux festins des dieux.

Il n'est pas nécessaire de faire une longue application de ces usages à ceux de toutes les nations payennes & sauvages qui les ont pratiqués. Chez toutes les sacrifices sanglans n'ont eu primitivement pour objet que de couvrir la table du roi théocratique, comme nous couvrons la table de nos monarques. Les prêtres de Belus faisoient accroire aux peuples d'Assyrie, que - leurs divinités mangeoient elles - mêmes les viandes qu'on lui présentoit sur ses autels; & les Grecs & les Romains ne manquoient jamais dans les tems de calamités d'assembler dans la place publique leurs dieux & leurs déesses autour d'une table magnifiquement servie, pour en obtenir, par un festin extraordinaire, les graces qui n'avoient pu être accordées aux repas réglés du soir & du matin, c'est - à - dire aux sacrifices journaliers & ordinaires; c'est ainsi qu'un usage originairement établi, pour soutenir dans tous ses points le cérémonial figuré d'un gouvernement surnaturel, fut pris à la lettre, & que la divinité, se trouvant en tout traitée comme une créature mortelle, fut avilie & perdue de vûe.

L'antropophagie qui a regné & qui regne encore dans une moitié du monde, ne peut avoir non plus une autre source que celle que nous avons fait entrevoir: ce n'est pas la nature qui a conduit tant de nations à cet abominable excès; mais égaré & perdu par le surnaturel de ses principes, c'est pas à pas & par degré qu'un culte insensé & cruel a perverti le coeur humain. Il n'est devenu antropophage qu'à l'exemple & sur le modele d'une divinité qu'il a cru antropophage.

Si l'humanité se perdit, à plus forte raison les moeurs furent - elles aussi altérées & flétries. La corruption de l'homme théocratique donna des femmes au dieu monarque; & comme tout ce qu'il y avoit de bon & de meilleur lui étoit dû, la virginité même fut obligée de lui faire son offrande. De - là les prostitutions religieuses de Babylone & de Paphos; de - là ces honteux devoirs du paganisme qui contraignoient les filles à se livrer à quelque divinité avant que de pouvoir entrer dans le mariage; de - là enfin, tous ces enfans des dieux qui ont peuplé la mythologie & le ciel poétique.

Nous ne suivrons pas plus loin l'étiquette & le cérémonial de la cour du dieu monarque, chaque usage fut un abus, & chaque abus en produisit mille autres. Considéré comme un roi, on lui donna des chevaux, des chars, des boucliers, des armes, des meubles, des terres, des troupeaux, & un domaine qui devint, avec le tems, le patrimoine des dieux du paganisme; considéré comme un homme, on le fit séducteur, colere, emporté, jaloux, vindicatif & barbare; enfin on en fit l'exemple & le modele de toutes les iniquités, dont nous trouvons les affreuses légendes dans la théogonie païenne.

Le plus grand de tous les crimes de la théocratie primitive a sans doute été d'avoir précipité le genre humain dans l'idolâtrie par le surnaturel de ses principes. Il est si difficile à l'homme de concevoir un être aussi grand, aussi immense, & cependant invisible tel que l'être suprême, sans s'aider de quelques moyens sensibles, qu'il a fallu presque nécessairement que ce gouvernement en vînt à sa représentation. Il étoit alors bien plus souvent question de l'être suprême qu'il n'est aujourd'hui: indépendamment de son nom & de sa qualité de dieu, il étoit roi encore. Tous les actes de la police, comme tous les actes de la religion, ne parloient que de lui; on trouvoit ses ordres & ses arrêts par - tout; on suivoit ses lois; on lui payoit tribut; on voyoit ses officiers, son palais, & presque sa place; elle fut donc bientôt remplie.

Les uns y mirent une pierre brute, les autres une pierre seulptée; ceux - ci l'image du soleil, ceux - là de la lune; plusieurs nations y exposerent un boeuf, une chevre ou un chat, comme les Egyptiens: en Ethiopie, c'étoit un chien; & ces signes représentatifs du monarque furent chargés de tous les attributs symboliques d'un dieu & d'un roi; ils furent décorés de tous les titres sublimes qui convenoient à celui dont on les fit les emblemes; & ce fut devant eux qu'on porta les prieres & les offrandes, qu'on exerça tous les actes de la police & de la religion, & que l'on remplit enfin tout le cérémonial théoeratique. On croit déja sans doute que c'est là l'idolâtrie; non, ce ne l'est pas encore, c'en est seulement la porte fatale. Nous rejettons ce sentiment affreux que les hommes ont été naturellement idolâtres, ou qu'ils le sont devenus de plein gré & de dessein prémédité: jamais les hommes n'ont oub ié la divinité, jamais dans leurs égaremens les plus grossiers ils n'ont tout - à - fait méconnu son excellence & son unité, & nous oserions même penser en leur faveur qu'il y a moins eu une idolâtrie réelle sur la terre qu'une profonde & générale superstition; ce n'est point non plus par un saut rapide que les hommes ont passé de l'adoration du Créateur à l'adoration de la créature; ils sont devenus idolâtres sans le savoir & sans vouloir l'être, comme nous verrons ci - après, qu'ils sont devenus esclaves sans jamais avoir eu l'envie de se mettre dans l'esclavage. La religion primitive s'est corrompue, & l'amour de l'unité s'est obscurci par l'oubli du passé & par les suppositions qu'il a fallu faire dans un gouvernement surnaturel qui confondit toutes les idées en confondant la police avec la religion: nous devons penser que dans les premiers tems où chaque nation se rendit son dieu monarque sensible, qu'on se comporta encore vis - à - vis de ses emblèmes avec une circonspection religieuse & intelligente; c'étoit moins dieu qu'on avoit voulu représenter que le monarque, & c'est ainsi que dans nos tribunaux, nos magistrats ont toujours devant eux l'image de leur souverain, qui rappelle à chaque instant par sa ressemblance & par les ornemens de la royauté le véritable souverain qu'on n'y voit pas, mais que l'on sait exister ailleurs. Ce tableau qui ne peut nous tromper, n'est pour nous qu'un objet relatif & commémoratif, & telle avoit été sans doute l'intention primitive de tous les symboles représentatifs de la divinité: si nos peres s'y tromperent cependant, c'est qu'il ne leur fut pas aussi facile de peindre cette divinité qu'à nous de peindre un mortel. Quel rap<pb->

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