ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"814"> que tous les hommes ressentent cette passion dans un même degré de force, ils ne l'ont pas tous dans un même degré de délicatesse: la plûpart s'embarrassent peu de la puiser dans des sources pures: plus sensiblés aux marques extérieures de respect & de déférence qui l'accompagnent, qu'au plaisir intérieur de la mériter, ils marcheront par la voie la plus aisée & qui gênera le moins leurs autres passions, & cette voie n'est point celle de la vertu. Le nombre de ceux sur qui ces motifs sont capables d'agir est donc très - petit, comme Pomponace lui - même, qui étoit athée, en fait l'aveu. « Il y a, dit - il, quelques personnes d'un naturel si heureux, que la seule dignité de la vertu suffit pour les engager à la pratiquer, & la seule difformité du vice suffit pour le leur faire éviter. Que ces dispositions sont heureuses, mais qu'elles sont rares! Il y a d'autres personnes dont l'esprit est moins héroique, qui ne sont point insensibles à la dignité de la vertu ni à la bassesse du vice; mais que ce motif seul, sans le secours des loüanges & des honneurs, du mépris & de l'infamie, ne pourroit point entretenir dans la pratique de la vertu & dans l'éloignement du vice. Ceux - ci forment une seconde classe; d'autres ne sont retenus dans l'ordre, que par l'espérance de quelque bien réel ou par la crainte de quelque punition corporelle. Le législateur pour les engager à la pratique de la vertu, leur a présenté l'appât des richesses, des dignités, ou de quelque autre chose semblable; & d'un autre côté il leur a montré des punitions, soit en leur personne, en leur bien, ou en leur honneur, pour les détourner du vice. Quelques autres d'un caractere plus féroce, plus vicieux, plus intraitable, ne peuvent être retenus par aucuns de ces motifs. A l'égard de ces derniers, le législateur a inventé le dogme d'une autre vie, où la vertu doit recevoir des récompenses éternelles, & où le vice doit subir des châtimens qui n'auront point de fin; deux motifs dont le dernier a beaucoup plus de force sur l'esprit des hommes que le premier. Plus instruit pa l'expérience de la nature des maux que de celle des biens, on est plûtôt déterminé par la crainte que par l'espérance. Le législateur prudent & attentif au bien public, ayant observé d'une part le penchant de l'homme vers le mal, & de l'autre côté, combien l'idée d'une autre vie peut être utile à tous les hommes de quelque condition qu'ils soient, a établi le dogme de l'immortalité de l'ame, moins occupé du vrai que de l'utile, & de ce qui pouvoit conduire les hommes à la pratique de la vertu: & l'on ne doit pas le blâmer de cette politique; car de même qu'un medecin trompe un malade afin de lui rendre la santé, de même l'homme d'état invena des apologues ou des fictions utiles pour servir à la correction des moeurs. Si tous les hommes à la vérité étoient de la premiere classe, quoiqu'ils crussent leur ame mortelle, ils rempliroient tous leurs devoirs: mais comme il n'y en a presque pas de ce caractere, il a été nécessaire d'avoir recours à quelque autre expédient ».

Les autres motifs étoient bonés à leur secte; c'étoit l'envie d'en soûtenir l'honneur & le crédit; & de tâcher de l'anoblir par ce faux lustre. Il est étonnant jusqu'à quel point ils étoient préoccupés & possédés de ce desir. L'histoire de la conversation de Pompée & de Possidonius le stoïque, qui est rapportée dans les Tusculanes de Ciceron, en est une exemple bien remarquable: ô douleur, disoit ce Philosophe malade & souffrant! tes efforts sont vains; tu peux être incommode, jamais je n'avouerai que tu sois un mal. Si la crainte de se rendre ridicule en désavoüant ses principes, peut engager des hommes à se faire une si grande violence, la crainte de se rendre généralement odieux n'a pas été un motif moins puissant pour les engager à la pratique de la vertu. Cardan lui - même reconnoît que l'athéisme tend malheureusement à rendre ceux qui en sont les partisans, l'objet de l'exécration publique. De plus, le soin de leur propre conservation les y engageoit; le magistrat avoit beaucoup d'indulgence pour les spéculations philosophiques: mais l'athéisme étant en général regardé comme tendant à renverser la société, souvent il déployoit toute sa vigueur contre ceux qui vouloient l'établir; ensorte qu'ils n'avoient d'autre moyen de désarmer sa vengeance, que de persuader par une vie exemplaire, que ce principe n'avoit point en lui même une influence si funeste. Mais ces motifs étant particuliers aux sectes des philosophes, qu'ont - ils de commun avec le reste des hommes?

A l'égard des nations de sauvages athées, qui vivent dans l'état de nature sans société civile, avec plus de vertu que les idolatres qui les environnent; sans vouloir révoquer ce fait en doute, il suffira d'observer la nature d'une telle société, pour démasquer le sophisme de cet argument.

Il est certain que dans l'état de la société, les hommes sont constamment portés à enfraindre les lois. Pour y remédier, la société est constamment occupée à soûtenir & à augmenter la force & la vigueur de ses ordonnances. Si l'on cherche la cause de cette perversité, on trouvera qu'il n'y en a point d'autre que le nombre & la violence des desirs qui naissent de nos besoins réels & imaginaires. Nos besoins réels sont nécessairement & invariablement les mêmes, extrèmement bornés en nombre, extrèmement aisés à satisfaire. Nos besoins imaginaires sont infinis, sans mesure sans regle, augmentant exactement dans la même proportion qu'augmentent les différens arts. Or ces différens arts doivent leur origine à la société civile: plus la police y est parfaite, plus ces arts sont cultivés & perfectionnés, plus on a de nouveaux besoins & rdens desirs; & la violence de ces desirs qui ont pour objet de satisfaire des besoins imaginaires, est beaucoup plus forte que celle des desirs fondés sur les besoins réels, non - seulement parce que les premiers sont en plus grand nombre, ce qui fournit aux passions un exercice continuel; non - seulement, parce qu'ils sont plus déraisonnables, ce qui en rend la satisfaction plus difficile, & que n'étant point naturels, ils sont sans mesure: mais principalement parce qu'une coûtume vicieuse a attaché à la satisfaction de ces besoins, une espece d'honneur & de réptation, qui n'est point attachée à la satisfaction des besoins réels. C'est en conséquence de ces principes, que nous disons que toutes les précautions, dont la prévoyance humaine est capable, ne sont point suffisantes par elles - mêmes pour maintenir l'état de la société, & qu'il a été nécessaire d'avoir recours à quelqu'autre moyen. Mais dans l'état de nature où l'on ignore les arts ordinaires, les besoins des hommes réels sont en petit nombre, & il est aisé de les satisfaire: la nourriture & l'habillement sont tout ce qui est nécessaire au oûtien de la vie; & la Providence a abondamment pourvû à ces besoins; ensorte qu'il ne doit y avoir guere de dispute, puisqu'il se trouve presque toûjours une abondance plus que suffisante pour satisfaire tout le monde.

Par - là, on peut voir clairement comment il est possible que cette canaille d'athées, s'il est permis de se servir de cette expression, vive paisiblement dans l'état de nature; & pourquoi la force des lois humaines ne pourroit pas retenir dans l'ordre & le devoir une société civile d'athées. Le sophisme de M. Bayle se découvre de lui - même. Il n'a pas soûtenu ni n'auroit voulu soûtenir que ces athées, qui vivent paisiblement dans leur état présent, sans le frein des lois humaines, vivroient de même sans le secours des lois, après qu'ils auroient appris les différens arts, [p. 815] qui sont en usage parmi les nations civilisées; il ne nieroit pas sans doute que dans la société civile, qui est cultivée par les arts, le frein des lois est absolument nécessaire. Or voici les questions qu'il est naturel de lui faire. Si un peuple peut vivre paisiblement hors de la société civile sans le frein des lois, mais ne sauroit sans ce frein vivre paisiblement dans l'état de société: quelle raison avez - vous de prétendre que, quoiqu'il puisse vivre paisibiement hors de la société sans le frein de la religion, ce frein ne devienne pas nécessaire dans l'état de société? La réponse à cette question entraîne nécessairement l'examen de la force du frein qu'il faut imposer à l'homme qui vit en société: or nous avons prouvé qu'outre le frein des lois humaines, il falloit encore celui de la religion.

On peut observer qu'il regne un artifice uniforme dans tous les sophismes, dont M. Bayle fait usage pour soûtenir son paradoxe. Sa these étoit de prouver que l'athéisme n'est pas pernicieux à la société; & pour le prouver, il cite des exemples. Mais quels exemples? De sophistes, ou de sauvages, d'un petit nombre d'hommes spéculatifs fort au - dessous de ceux qui dans un état forment le corps des citoyens, ou d'une troupe de barbares & de sauvages infiniment au - dessous d'eux, dont les besoins bornés ne réveillent point les passions; des exemples, en un mot, dont on ne peut rien conclurre, par rapport au commun des hommes, & à ceux d'entr'eux qui vivent en société. Voyez les dissertations de l'union de la religion, de la morale & de la politique de M. Warbuton, d'ou sont extraits la plûpart des raisonnemens qu'on fait contre ce paradoxe de M. Bayle. Lisez l'article du Polythéisme, où l'on examine quelques difficultés de cet auteur. (X)


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