ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS
Previous page
LOCKE, Philosophie de
(Page 9:625)
LOCKE, Philosophie de, (Hist. de la Philosoph. moder) Jean Locke naquit à Wrington, à sept
ou huit milles de Bristol, le 29 Aout 1631: son pere
servit dans l'armée des parlementaires au tems des
guerres civiles; il prit soin de l'éducation de son
fils, malgré le tumulte des armes. Après les premieres
etudes, il l'envoya à l'université d'Oxford, où
il fit peu de progrès. Les exercices de collége lui
parurent frivoles; & cet excellent esprit n'eût peut - être
jamais rien produit, si le hasard, en lui présentant
quelques ouvrages de Descartes, ne lui eût
montré qu'il y avoit une doctrine plus satisfaisante
que celle dont on l'avoit occupé; & que son dégoût,
qu'il prenoit pour incapacité naturelle, n'étoit qu'un
mépris secret de ses maîtres. Il passa de l'étude du
Cartésianisme à celle de la Médecine, c'est - à - dire qu'il
prit des connoissances d'Anatomie, d'Histoire naturelle
& de Chimie, & qu'il considéra l'homme sous
une infinité de points de vûe intéressans. Il n'appartient
qu'à celui qui a pratique la Médecine pendant
long - tems d'écrire de la Métaphysique; c'est lui seul
qui a vû les phénomènes, la machine tranquille ou
furieuse, soible ou vigoureuse, saine ou brisée, délirante
ou réglée, successivement imbécille, éclairée, stupide, bruyante, muette, léthargique, agissante,
vivante & morte. Il voyagea en Allemagne
& dans la Prusse. Il examina ce que la passion & l'intérêt
peuvent sur les caracteres. De retour à Oxford,
il suivit le cours de ses études dans la retraite &
l'obscurité. C'est ainsi qu'on devient savant & qu'on
reste pauvre: Locke le savoit & ne s'en soucioit
guère. Le chevalier Ashley, si connu dans la suite
sous le nom de Shaftsbury, s'attacha le philosophe,
moins encore par les pensions dont il le gratifia,
que par de l'estime, de la confiance & de l'amitié.
On acquiert un homme du mérite de Locke, mais
on ne l'achete pas. C'est ce que les riches, qui font
de leur or la mesure de tout, ignorent, excepté peut - être
en Angleterre. Il est rare qu'un lord ait eu à se
plaindre de l'ingratitude d'un savant. Nous voulons
être aimés: Locke le fut de milord Ashley, du duc
de Bukingam, de milord Halifax; moins jaloux de
leurs titres que de leurs lumieres, ils étoient vains
[p. 626]
d'être son égal. Il accompagna le comte de Northumberland & son épouse en France & en Italie. Il fit
l'éducation du fils de milord Ashley: les parens de
ce jeune seigneur lui laisserent le soin de marier son
éleve. Croit on que le philosophe ne fut pas plus sensible
à cette marque de considération, qu'il ne l'eût
été au don d'une bourse d'or? Il avoit alors trente - cinq
ans. Il avoit connu que les pas qu'on feroit
dans la recherche de la vérité seroient toûjours incertains,
tant que l'instrument ne seroit pas mieux
connu, & il forma le projet de son essai sur l'entendement
humain. Depuis, sa fortune souffrit différentes
révolutions; il perdit successivement plusieurs
emplois auxquels la bienveillance de ses protecteurs
l'avoit élevé. Il fut attaqué d'éthisie; il quitta son
pays; il vint en France où il fut accueilli par les personnes
les plus distinguées. Attaché à milord Ashley,
il partagea sa faveur & ses disgraces. De retour à
Londres, il n'y demeura pas long - tems. Il fut obligé
d'aller chercher de la sécurité en Hollande, où il
acheva son grand ouvrage. Les hommes puissans sont
bien inconséquens; ils persécutent ceux qui font par
leurs talens la gloire des nations qu'ils gouvernent,
& ils craignent leur désertion. Le roi d'Angleterre
offensé de la retraite de Locke, fit rayer son nom des
registres du collége d'Oxford. Dans la suite, des
amis qui le regrettoient solliciterent son pardon;
mais Locke rejetta avec fierté une grace qui l'auroit
accusé d'un crime qu'il n'avoit pas commis. Le roi
indigné le fit demander aux états généraux, avec
quatre - vingt - quatre personnes que le mécontentement
de l'administration avoit attachées au duc de
Montmouth dans une entreprise rebelle. Locke ne
fut point livré; il faisoit peu de cas du duc de Montmouth; ses desseins lui paroissoient aussi périlleux
que mal concertés. Il se sépara du duc, & se
réfugia d'Amsterdam à Utrecht & d'Utrecht à Cleves, où il vécut quelque tems caché. Cependant les
troubles de l'état cesserent, son innocence fut reconnue;
on le rappella, on lui rendit les honneurs académiques
dont on l'avoit injustement privé; on lui
offrit des postes importans. Il rentra dans sa patrie
sur la même flotte qui y conduisoit la princesse d'Orange; il ne tint qu'à lui d'être envoyé en différentes
cours de l'Europe, mais son goût pour le repos
& la méditation le détacha des affaires publiques, &
il mit la derniere main à son traité de l'entendement
humain, qui parut pour la premiere fois en 1697.
Ce fut alors que le gouvernement rougit de l'indigence
& de l'obscurité de Locke; on le contraignit
d'entrer dans la commission établie pour l'intérêt du
commerce, des colonies & des plantations. Sa santé
qui s'affoiblissoit ne lui permit pas de vaquer longtems
à cette importante fonction; il s'en dépouilla,
sans rien retenir des honoraires qui y étoient attachés,
& se retira à vingt - cinq milles de Londres,
dans une terre du comte de Marsham. Il avoit publié
un petit ouvrage sur le gouvernement civil, de imperio
civili; il y exposoit l'injustice & les inconvéniens
du despotisme & de la tyrannie. Il composa à
la campagne son traité de l'éducation des enfans, sa
lettre sur la tolérance, son écrit sur les monnoies,
& l'ouvrage singuiier intitulé le christianisme raisonnable, où il bannit tous les mysteres de la religion
& des auteurs sacrés, restitue la raison dans ses
droits, & ouvre la porte de la vie éternelle à ceux
qui auront cru en J. C. réformateur, & pratiqué la
loi naturelle. Cet ouvrage lui suscita des haines &
des disputes, & le dégoûta du travail: d'ailleurs sa
santé s'affoiblissoit. Il se livra donc tout - à - fait au repos
& à la lecture de l'écriture sainte. Il avoit éprouvé que l'approche de l'été le ranimoit. Cette saison
ayant cessé de produire en lui cet effet, il en conjectura
la fin de sa vie, & sa conjecture ne fut que
trop vraie. Ses jambes s'enflerent; il annonça lui - même
sa mort à ceux qui l'environnoient. Les malades
en qui les forces défaillent avec rapidité, pressentent,
par ce qu'ils en ont perdu dans un certain
tems, jusqu'où ils peuvent aller avec ce qui leur en
reste, & ne se trompent guere dans leur calcul. Locke
mourut en 1704, le 8 Novembre, dans son fauteuil,
maître de ses pensées, comme un homme qui s'éveille
& qui s'assoupit par intervalles jusqu'au moment
où il cesse de se réveiller; c'est - à - dire que son
dernier jour fut l'image de toute notre vie.
Il étoit fin sans être faux, plaisant sans amertume,
ami de l'ordre, ennemi de la dispute, consultant volontiers
les autres, les conseillant à son tour, s'accommodant
aux esprits & aux caracteres, trouvant
par - tout l'occasion de s'éclairer ou d'instruire, curieux
de tout ce qui appartient aux arts, prompt à
s'irriter & à s'appaiser, honnête homme, & moins
calviniste que socinien.
Il renouvella l'ancien axiome, il n'y a rien dans
l'entendement qui n'ait été auparavant dans la sensation,
& il en conclut qu'il n'y avoit aucun principe
de spéculation, aucune idée de morale innée.
D'où il auroit pû tirer une autre conséquence
très - utile; c'est que toute idée doit se résoudre en
derniere décomposition en une représentation sensible,
& que puisque tout ce qui est dans notre entendement
est venu par la voie de la sensation, tout ce
qui sort de notre entendement est chimérique, ou
doit en retournant par le même chemin trouver
hors de nous un objet sensible pour s'y rattacher.
De - là une grande regle en philosophie, c'est que
toute expression qui ne trouve pas hors notre esprit
un objet sensible auquel elle puisse se rattacher, est
vuide de sens.
Il me paroît avoir pris souvent pour des idées des
choses qui n'en sont pas, & qui n'en peuvent être
d'après son principe; tel est, par exemple, le froid,
le chaud, le plaisir, la douleur, la mémoire, la pensée,
la réfléxion, le sommeil, la volonté, &c. ce
sont des états que nous avons éprouvés, & pour
lesquels nous avons inventé des signes, mais dont
nous n'avons nulle idée, quand nous ne les éprouvons plus. Je demande à un homme ce qu'il entend
par plaisir, quand il ne jouit pas, & par douleur,
quand il ne souffre pas. J'avoue, pour moi, que j'ai
beau m'examiner, que je n'apperçois en moi que des
mots de réclame pour rechercher certains objets ou
pour les éviter. Rien de plus. C'est un grand malheur
qu'il n'en soit pas autrement; car si le mot
plaisir prononcé ou médité réveilloit en nous quelque
sensation, quelque idée, & si ce n'étoit pas un
son pur, nous serions heureux autant & aussi souvent
qu'il nous plairoit.
Malgré tout ce que Locke & d'autres ont écrit sur
les idées & sur les signes de nos idées, je crois la
matiere toute nouvelle & la source intacte d'une
infinité de vérités, dont la connoissance simplifiera
beaucoup la machine, qu'on appelle esprit, & compliquera
prodigieusement la science qu'on appelle
grammaire. La logique vraie peut se réduire à un
très petit nombre de pages; mais plus cette étude
sera courte, plus celle des mots sera longue.
Après avoir sérieusement réfléchi, on trouvera
peut - être, 1°. que ce que nous appellons liaison d'idées dans notre entendement, n'est que la mémoire de
la coexistence des phénomenes dans la nature, & que
ce que nous appellons dans notre entendement conséquence, n'est autre chose qu'un souvenir de l'enchaînement
ou de la succession des effets dans la nature.
2°. Que toutes les opérations de l'entendement
se réduisent ou à la mémoire des signes ou sons, ou
à l'imagination ou mémoire des formes & figures.
Mais ce n'est pas assez, pour être heureux, que de
[p. 627]
jouir d'un bon esprit, il faut encore avoir le corps
sain. Voilà ce qui détermina Locke à composer son
traité de l'éducation, après avoir publié celui de
l'entendement.
Locke prend l'enfant quand il est né. Il me semble
qu'il auroit dû remonter un peu plus haut. Quoi
donc? n'y auroit - il point de regles à prescrire pour
la production d'un homme? Celui qui veut que l'arbre
de son jardin prospere, choisit la saison, prépare
le sol, & prend un grand nombre de précautions,
dont la plûpart me semblent applicables à un être
de la nature beaucoup plus important que l'arbre.
Je veux que le pere & la mere soient sains, qu'ils
soient contens, qu'ils ayent de la sérénité, & que le
moment où ils se disposent à donner l'existence à un
enfant soit celui où ils se sentent le plus satisfaits de
la leur. Si l'on remplit d'amertume la journée d'une
femme enceinte, croit - on que ce soit sans conséquences
pour la plante molle qui germe & s'accroît dans
son sein? lorsque vous aurez planté dans vôtre verger
un jeune arbrisseau, allez le secouer avec violence
seulement une fois par jour, & vous verrez ce
qui en arrivera. Qu'une femme enceinte soit donc
un objet sacré pour son époux & pour ses voisins.
Lorsqu'elle aura mis au jour son fruit, ne le couvrez
ni trop ni trop peu. Accoutumez - le à marcher
tête nue, rendez le insensible au froid des piés. Nourrissez le d'alimens simples & communs. Allongez sa
vie en abrégeant son sommeil. Multipliez son existence,
en appliquant son attention & ses sens à tout.
Armez le contre le hasard, en le rendant insensible
aux contre - tems; armez - le contre le préjugé, en ne
le soumettant jamais qu'à l'autorité de la raison; si
vous fortifiez en lui l'idée générale de l'ordre, il
aimera le bien; si vous fortifiez en lui l'idée générale
de honte, il craindra le mal. Il aura l'ame élevée, si vous attachez ses premiers regards sur de
grandes choses. Accoutumez le au spectacle de la nature,
si vous voulez qu'il ait le goût simple & grand;
parce que la nature est toujours grande & simple.
Malheur aux enfans qui n'auront jamais vû couler
les larmes de leurs parens au récit d'une action généreuse: malheur aux enfans qui n'auront jamais vû
couler les larmes de leurs parens sur la misere des
autres. La fable dit que Deucalion & Pyrrha repeuplerent
le monde en jettant des pierres derriere eux.
Il reste dans l'ame la plus sensible, une molécule qui
tient de sa premiere origne, & qu'il faut travailler à
reconnoitre & à amollir.
Locke avoit dit dans son essai sur l'entendement
humain, qu'il ne voyoit aucune impossibilité à ce
que la matiere pensât. Des hommes pusillanimes
s'effrayeront de cette assertion. Et qu'importe que la
matiere pense ou non? Qu'est ce que cela fait à la
justice ou à l'injustice, à l'immortalité, & à toutes
les vérités du systême, soit politique, soit religieux?
Quand la sensibilité seroit le germe premier de la
pensée, quand elle seroit une propriété générale de
la matiere; quand inégalement distribuée entre toutes
les productions de la nature, elle s'exerceroit avec
plus ou moins d'énergie selon la variété de l'organisation,
quelle conséquence fâcheuse en pourroit on
tirer? aucune. L'homme seroit toujours ce qu'il est,
jugé par le bon & le mauvais usage de ses facultés.
Next page
The Project for American and French Research on the Treasury of the
French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et
Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the
Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division
of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic
Text Services (ETS) of the University of Chicago.
PhiloLogic Software, Copyright © 2001 The University of Chicago.