ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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Si la construction analogue est leur caractere commun; la langue moderne, par imitation du langage transpositif des peuples qui auront concouru à sa formation par leurs liaisons de voisinage, de commerce, de religion, de politique, de conquête, &c. pourra avoir adopté quelques libertés à cet égard; elle se permettra quelques inversions qui dans l'ancien idiome auroient été des barbarismes. Si plusieurs langues sont dérivées d'une même, elles peuvent être nuancées en quelque sorte par l'altération plus ou moins grande du génie primitif: ainsi notre françois, l'anglois, l'espagnol & l'italien, qui paroissent descendre du celtique & en avoir pris la marche analytique, s'en écartent pourtant avec des degrés progressifs de liberté dans le même ordre que je viens de nommer ces idiomes. Le françois est le moins hardi, & le plus rapproché du langage originel; les inversions y sont plus rares, moins compliquées, moins hardies: l'anglois se permet plus d'écarts de cette sorte: l'espagnol en a de plus hardis: l'italien ne se refuse en quelque maniere que ce que la constitution de ses noms & de ses verbes combinée avec le besoin indispensable d'être entendu, ne lui a pas permis de recevoir. Ces différences ont leurs causes comme tout le reste; & elles tiennent à la diversité des relations qu'a cues chaque peuple avec ceux dont le langage a pû opérer ces changemens.

Si au contraire la langue primitive & la dérivée sont constituées de maniere à devoir suivre une marche transpositive, la langue moderne pourra avoir contracté quelque chose de la contrainte du langage analogue des nations chez qui elle aura puisé les alterations successives auxquelles elle doit sa naissance & sa constitution. C'est ainsi sans doute que la langue allemande, originairement libre dans ses transpositions, s'est enfin soumise à toute la contrainte des langues de l'Europe au milieu desquelles elle est établie, puisque toutes les inversions sont décidées dans cet idiome, au point qu'une autre qui par elle - même ne seroit pas plus obscure, ou le seroit peut - être moins, y est proscrite par l'usage comme vicieuse & barbare.

Dans l'un & dans l'autre cas, la différence la plus marquée entre l'idiome ancien & le moderne, confiste toujours dans les mots: quelques - uns des, anciens mots sont abolis, verboruin vetus interit oetas; (art. poet. 61.) parce que le hasard des circonstances en montre d'autres, chez d'autres peuples, qui paroissent plus énergiques, ou que l'oreille nationale, en se perfectionnant, corrige l'ancienne prononciation au point de défigurer le mot pour lui procurer plus d'harmonie: de nouveaux mots sont introduits, & juvenum ritu florent modo nata, vigentque, (ibid. 62.) parce que de nouvelles idées ou de nouvelles combinaisons d'idées en imposent la nécessité, & forcent de recourir à la langue du peuple auquel on est redevable de ces nouvelles lumieres; & c'est ainsi que le nom de la boussole a passé chez tous les peuples qui en connoissent l'usage, & que l'origine italienne de ce mot prouve en même tems à qui l'univers doit cette découverte importante devenue aujourd'hui le lien des nations les plus éioignées. Enfin les mots sont dans une mobilité perpétuelle, bien reconnue & bien exprimée par Horace, (ibid. 70.)

Multa renascentur qua jàm cecidêre, cadentque Quoe nunc sunt in honore vocabula, si volet usus Qucm penès arbitrium est, & jus, & norma loquendi.

2°. La question du mérite respectif des langues, & du degré de préférence qu'elles peuvent prétendre les unes sur les autres, ne peut pas se résoudre par une décision simple & précise. Il n'y a point d'i<cb-> diome qui n'ait son mérite, & qui ne puisse, selon l'occurrence, devenir préférable à tout autre. Ainsi il est nécessaire, pour etablir cette solution sur des fondemens solides, de distinguer les diverses circonstances où l'on se trouve, & les différens rapports sous lesquels on envisage les langues.

La simple énonciation de la pensée est le premier but de la parole, & l'objet commun de tous les idiomes: c'est donc le premier rapport sous lequel il convient ici de les envisager pour poser des principes raisonnables sur la question dont il s'agit. Or il est évident qu'à cet égard il n'y a point de langue qui n'ait toute la perfection possible & nécessaire à la nation qui la parle. Une langue, je l'ai déjà dit, est la totalité des usages propres à une nation, pour exprimer les pensées par la voix; & ces usages fixent les mots & la syntaxe. Les mots sont les signes des idées, & naissent avec elles, de maniere qu'une nation formée & distinguée par son idiome, ne sauroit faire l'acquisition d'une nouvelle idée, sans faire en même tems celle d'un mot nouveau qui la représente: si elle tient cette idée d'un peuple voisin, elle en tirera de même le signe vocal, dont tout au plus elle réduira la forme matérielle à l'analogie de son langage; au lieu de pastor, elle dira pasteur; au lieu d'embaxada, embassade; au lieu de batten, battre, &c. si c'est de son propre fonds qu'elle tire la nouvelle idée, ce ne peut être que le résultat de quelque combinaison des anciennes, & voilà la route tracée pour aller jusqu'à la formation du mot qui en sera le type; puissance se dérive de puissant, comme l'idée abstraite est prise dans l'idée concrete; parasol est composé de parer (garantir), & de soleil, comme l'idée de ce meuble est le résultat de la combinaison des idées. séparées de l'astre qui darde des rayons brûlans, & d'un obstacle qui puisse en parer les coups. Il n'y aura donc aucune idée connue dans une nation qui ne soit désignée par un mot propre dans la langue de cette nation: & comme tout mot nouveau qui s'y introduit, y prend toûjours l'empreinte de l'analogie nationale qui est le sceau nécessaire de sa naturalisation, il est aussi propre que les anciens à toutes les vûes de la syntaxe de cet idiôme. Ainsi tous les hommes qui composent ce peuple, trouvent dans leur langue tout ce qui est nécessaire à l'expression de toutes les pensées qu'il leur est possible d'avoir, puisqu'ils ne peuvent penser que d'après des idées connues. Cela même est la preuve la plus immédiate & la plus forte de la nécessité où chacun est d'étudier sa langue naturelle par préférence à toute autre, parce que les besoins de la communication nationale sont les plus urgens, les plus universels, & les plus ordinaires.

Si l'on veut porter ses vûes au - delà de la simple énonciation de la pensée, & envisager tout le parti que l'art peut tirer de la différente constitution des langues, pour flatter l'oreille, & pour toucher le coeur, aussi bien que pour éclairer l'esprit; il faut les considérer dans les procédés de leur construction analogue ou transpositive: l'hébreu & notre françois suivent le plus scrupuleusement l'ordre analytique; le grec & le latin s'en écartoient avec une liberté sans bornes; l'allemand, l'anglois, l'espagnol, l'italien tiennent entre ces deux extrémités une espece de milieu, parce que les inversions qui y sont admises, sont déterminées à tous égards par les principes mêmes de la constitution propre de chacune de ces langues. L'auteur de la Lettre sur les sourds & muets, envisageant les langues sous cet aspect, en porte ainsi son jugement, pag. 135: « La communication de la pensée étant l'objet principal du langage, notre langue est de toutes les langues la plus châtiée, la plus exacte, & la plus estimable, celle en un mot qui a retenu le moins de ces négligences [p. 265] que j'appellerois volontiers des restes de la balbutie des premiers âges ». Cette expression est conséquente au système de l'auteur sur l'origine des langues! mais celui que l'on adopte dans cet article, y est bien opposé, & il feroit plûtôt croire que les inversions, loin d'être des restes de la balbutie des premiers âges, sont au contraire les premiers essais de l'art oratoire des siecles postérieurs de beaucoup à la naissance du langage; la ressemblance du nôtre avec l'hébreu, dans leur marche analytique, donne à cette conjecture un degré de vraissemblance qui mérite quelque attention, puisque l'hébreu tient de bien près aux premiers âges. Quoi qu'il en soit, l'auteur poursuit ainsi: « Pour continuer le parallele sans partialité, je dirois que nous avons gagné à n'avoir point d'inversions, ou du moins à ne les avoir ni trop hardies ni trop fréquentes, de la netteté, de la clarté, de la précision, qualités essentielles au discours; & que nous y avons perdu de la chaleur, de l'éloquence, & de l'énergie. J'ajouterois volontiers que la marche didactique & réglée, à laquelle notre langue est assujettie, la rend plus propre aux sciences; & que par les tours & les inversions que le grec, le latin, l'italien, l'anglois se permettent, ces langues sout plus avantageuses pour les lettres. Que nous pouvons mieux qu'aucun autre peuple, faire parler l'esprit, & que le bon sens choisiroit la langue françoise; mais que l'imagination & les passions donneroient la préférence aux langues anciennes, & à celles de nos voisins: qu'il faut parler françois dans la société & dans les écoles de philosophie; & grec, latin, anglois, dans les chaires & sur les théâtres; que notre langue sera celle de la vérité,..... & que la greque, la latine, & les autres seront les langues de la fable & du mensonge. Le françois est fait pour instruire, éclairer, & convaincre; le grec, le latin, l'italien, l'anglois pour persuader, émouvoir, & tromper: parlez grec, latin, italien au peuple; mais parlez françois au sage ». Pour réduite ce jugement à sa juste valeur, il faut seulement en conclure que les langues transpositives trouvent dans leur génie plus de ressources pour toutes les parties de l'art oratoire; & que celui des langues analogues les rend d'autant plus propres à l'exposition nette & précise de la vérité, qu'elles suivent plus scrupuleusement la marche analytique de l'esprit. La chose est évidente en soi, & l'auteur n'a voulu rien dire de plus. Notre marche analytique ne nous ôte pas sans ressource la chaleur, l'éloquence, l'énergie; elle ne nous ôte qu'un moyen d'en mettre dans nos discours, comme la marche transpositive du latin, par exemple, l'expose seulement au danger d'être moins clair, sans lui en faire pourtant une nécessité inévitable. C'est dans la même lettre, pag. 239. que je trouve la preuve de l'explication que je donne au texte que l'on vient de voit. « Y a - t - il quelque caractere, dit l'auteur, que notre langue n'ait pris avec succès? Elle est folâtre dans Rabelais, naïve dans la Fontaine & Brantome, harmonieuse dans Malherbe & Fléchier, sublime dans Corneille & Bossuet; que n'est - elle point dans Boileau, Racine, Voltaire, & une foule d'autres écrivains en vers & en prose? Ne nous plaignons donc pas: si nous savons nows en servir, nos ouvrages seront aussi précieux pour la postérité, que les ouvrages des anciens le sont pour nous. Entre les mains d'un homme ordinaire, le grec, le latin, l'anglois, l'italien ne produiront que des choses communes; le françois produira des miracles sous la plume d'un homme de génie. Enquel que langue que ce soit, l'ouvrage que le génie soutient, ne tombe jamais ».

Si l'on envisage les langues comme des instrumens dont la connoissance peut conduire à d'autres lumie<cb-> res; elles ont chacune leur mérite, & la préférencé des unes sur les autres ne peut se décider que par la nature des vues que l'on se propose ou des besoins où l'on est.

La langue hébraïque & les autres langues orientales qui y ont rapport, comme la chaldaïque, la syriaque, l'arabique, &c. donnent à la Théologie des secours infinis, par la connoissance précise du vrai sens des textes originaux de nos livres saints. Mais ce n'est pas - là le seul avantage que l'on puisse attendre de l'étude de la langue hébraïque: c'est encore dans l'original sacré que l'on trouve l'origine des peuples, des langues, de l'idolatrie, de la fable; en un mot les fondemens les plus sûrs de l'histoire, & les clés les plus raisonnables de la Mythologie. Il n'y a qu'à voir seulement la Géographie sacrée de Samuel Bochart, pour prendre une haute idée de l'immensité de l'erudition que peut fournir la connoissance des langues orientales.

La langue grecque n'est guere moins utile à la Théologie, non - seulement à cause du texte original de quelques - uns des livres du nouveau Testament, mais encore parce que c'est l'idiome des Chrysostomes, des Basiles, des Grégoires de Nazianze, & d'une foule d'autres peres dont les oeuvres font la gloire & l'édification de l'Eglise; mais dans quelle partie la littérature cette belle langue n'est - elle pas d'un usage infini? Elle fournit des maîtres & des modeles dans tous les genres; Poësie, Eloquence, Histoire, Philosophie morale, Physique, Histoire naturelle, Médecine, Géographie ancienne, &c: & c'est avec raison qu'Esrame, Epist. liv. X, dit en propres termes: Hoc unum expertus, video nullis in litteris nos esse aliquid sine gracitate.

La langue latine est d'une nécessité indispensable, c'est celle de l'église catholique, & de toutes les écoles de la chrétienté, tant pour la Philosophie & la Théologie, que pour la Jurisprudence & la Médecine: c'est d'ailleurs, & pour cette raison même, la langue commune de tous les savans de l'Europe, & dont il seroit à souhaiter peut - être que l'usage devint encore plus général & plus étendu, afin de faciliter davantage la communication des lumieres respectives des diverses nations qui cultivent aujourd'hui les sciences: car combien d'ouvrages excellens en tous genres de la connoissance desquels on est privé, faute d'entendre les langues dans lesquelles ils sont écrits?

En attendant que les savans soient convenus entre eux d'un langage de communication, pour s'épargner respectivement l'étude longue, pénible & toujours insuffisante de plusieurs langues étrangeres; il faut qu'ils aient le courage de s'appliquer à celles qui leur promettent le plus de secours dans les genres d'étude qu'ils ont embrassés par goût ou par la necessité de leur état. La langue allemande a quantité de bons ouvrages sur le Droit public, sur la Médecine & toutes ses dépendances, sur l'histoire naturelle, principalement sur la Métallurgie. La langue angloise a des richesses immenses en fait de Mathémathiques, de Physique & de Commerce. La langue italienne offre le champ le plus vaste à la belle littérature, à l'étude des Arts & à celle de l'Histoire; mais la langue françoise, malgré les déclamations de de ceux qui en censurent la marche pédestre, & qui lui reprochent sa monotonie, sa prétendue pauvreté, ses anomalies perpétuelles, a pourtant des chefsd'oeuvres dans presque tous les genres. Quels trésors que les mémoires de l'académie royale des Sciences, & de celle des Belles - lettres & Inscriptions! & si l'on jette un coup - d'oeil sur les écrivains marqués de notre nation, on y trouve des philosophes & des géometres du premier ordre, des grands métaphy siciens, de sages & laborieux antiquaires, des artistes

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