ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"859"> vant démontré l'influence sur la syntaxe de toutes les langues, celui qui seul contribue à donner aux mots réunis un sens clair & précis, & dont l'inobservation feroit de la parole humaine un simple bruit semblable aux cris inarticulés des animaux. Dans quelle langue se trouve donc l'inversion relative à cet ordre fondamental? dans le latin ou dans le françois? dans les langues transpositives ou dans les analogues? Je ne doute point que M. Batteux, M. Pluche, M. Chompré, & M. de Condillac ne reconnoissent que le latin, le grec & les autres langues transpositives admettent beaucoup plus d'inversions de cette espece, que le françois, ni aucune des langues analogues qui se parlent aujourd'hui en Europe.

3°. Il ne m'appartient peut - être pas trop de dire ici mon avis sur ce qui concerne l'ordre de l'élocution oratoire; mais je ne puis m'empêcher d'exposer du moins sommairement quelques réflexions qui me sont venues au sujet du systême de M. Batteux sur ce point.

« C'est, dit - il, (pag. 301.) de l'ordre & de l'arrangement des choses & de leurs parties, que dépend l'ordre & l'arrangement des pensées; & de l'ordre & de l'arrangement de la pensée, que dépend l'ordre & l'arrangement de l'expression. Et cet arrangement est naturel ou non dans les pensées & dans les expressions qui sont images, quand il est ou qu'il n'est pas conforme aux choses qui sont modeles. Et s'il y a plusieurs choses qui se suivent ou plusieurs parties d'une même chose, & qu'elles soient autrement arrangées dans la pensée, qu'elles ne le sont dans la nature, il y a inversion ou renversement dans la pensée. Et si dans l'expression il y a encore un autre arrangement que dans la pensee, il y aura encore renversement; d'où il suit que l'inversion ne peut être que dans les pensées ou dans les expressions, & qu'elle ne peut y être qu'en renversant l'ordre naturel des choses qui sont représentées ». J'avois cru jusqu'ici, & bien d'autres apparemment l'avoient cru comme moi & le croient encore, que c'est la vérité seule qui dépend de cette conformité entre les pensées & les choses, ou entre les expressions & les pensées; mais on nous apprend ici que la construction réguliere de l'élocution en dépend aussi, ou même qu'elle en dépend seule, au point que quand cette conformité est violée, il y a simplement inversion, ou dans la tête de celui qui conçoit les choses autrement qu'elles ne sont en elles - mêmes, ou dans le discours de celui qui les énonce autrement qu'il ne les conçoit. Voilà sans doute la premiere fois que le terme d'inversion est employé pour marquer le dérangement dans les pensées par rapport à la réalité des choses, ou le défaut de conformité de la parole avec la pensée; mais il faut convenir alors que la grande source des inversions de la premiere espece est aux petites - maisons, & que celles de la seconde espece sont traitées trop cavalierement par les moralistes qui, sous le nom odieux de mensonges, les ont mises dans la classe des choses abominables.

Mais suivons les conséquences: il est donc essentiel de bien connoître l'ordre & l'arrangement des choses & de leurs parties, pour bien déterminer celui des pensées, & ensuite celui des expressions: tout le monde croit que c'est là la suite de ce qui vient d'être dit; point du tout. Au moyen d'une inversion, qui n'est ni grammaticale ni oratoire, mais logique, l'auteur trouve « que dans les cas où il s'agit de persuader, de faire consentir l'auditeur à ce que nous lui disons, l'intérêt doit régler les rangs des objets, & donner par conséquent les premieres places aux mots qui contiennent l'objet le plus important ». Il est difficile, ce me semble, d'ac<cb-> corder cet arrangement réglé par l'intérêt, avec l'arrangement établi par la nature entre les choses: qu'importe; c'est dit - on, celui qui doit régler les places des mots. J'y consens; mais les décisions de cet ordre d'intérêt sont - elles constantes, uniformes, invariables? Vous savez bien que telle doit être la nature des principes des Sciences & des Arts. Il me semble cependant qu'il vous seroit difficile de montrer cette invariabilité dans le principe que vous adoptez; il devroit produire en tout tems le même effet pour tout le monde; au lieu que dans votre systême, pour me servir des termes de l'auteur de la Lettre sur les sourds & muets, pag. 93. « ce qui sera inversion pour l'un, ne le sera pas pour l'autre. Car, dans une suite d'idées, il n'arrive pas toujours que tout le monde soit également affecté par la même. Par exemple, si de ces deux idées contenues dans la phrase serpentem fuge, je vous demande quelle est la principale; vous me direz vous que c'est le serpent; mais un autre prétendra que c'est la fuite, & vous aurez tous deux raison. L'homme peureux ne songe qu'au serpent; mais celui qui craint moins le serpent que ma perte, ne songe qu'à ma fuite: l'un s'effraye & l'autre m'avertit ». Votre principe n'est donc ni assez évident, ni assez sûr pour devenir fondamental dans l'élocution même oratoire. Vous le sentez vous - même, puisque vous avouez (pag. 316) que son application « a pour le métaphysicien même des variations emparrassantes, qui sont causées par la maniere dont les objets se mêlent, se cachent, s'effacent, s'enveloppent, se déguisent les uns les autres dans nos pensées; de sorte qu'il reste toujours, au moins dans certains cas, quelques parties de la difficulté ». Vous ajoutez que le nombre & l'harmonie dérangent souvent la construction prétendue réguliere que doit opérer votre principe. Vous y voilà, permettez que je vous le dise; vous voisà au vrai principe de l'élocution oratoire dans la langue latine & dans la langue grecque; & vous tenez la principale cause qui a déterminé le génie de ces deux langues à autoriser les variations des cas, afin de faciliter les inversions qui pourroient faire plus de plaisir à l'oreille par la variété & par l'harmonie, que la marche monotone de la construction naturelle & analytique.

Nous avons lu vous & moi, les oeuvres de Rhétorique de Ciceron & de Quintilien, ces deux grands maîtres d'éloquence, qui en connoissoient si profondément les principes & les ressorts, & qui nous les tracent avec tant de sagacité, de justesse & d'étendue. On n'y trouve pas un mot, vous le savez, sur votre prétendu principe de l'élocution oratoire; mais avec quelle abondance & quel scrupule insistent - ils l'un & l'autre sur ce qui doit procurer cette suite harmonieuse de sons qui doit prévenir le dégoût de l'oreille, ut & verborum numero, & vocum modo, delectatione vincerent aurium satietatem. Cic. de Orat. lib. III. cap. xjv. Ciceron partage en deux la matiere de l'éloquence: 1°. le choix des choses & des mots, qui doit être fait avec prudence, & sans doute d'après les principes qui sont propres à cet objet; 2°. le choix des sons qu'il abandonne à l'orgueilleuse sensibilité de l'oreille. Le premier point est, selon lui, du ressort de l'intelligence & de la raison; & les regles par conséquent qu'il faut y suivre, sont invariables & sûres. Le second est du ressort du goût; c'est la sensibilité pour le plaisir qui doit en décider; & ces décisions varieront en conséquence au gré des caprices de l'organe & des conjonctures. Rerum verborumque judicium prudentioe est, vocum (des sons) autem & numerorum aures sunt judices: & quod illa ad intelligentiam referuntur, hoec ad voluptatem, in illis raiio invenit, in his sensus, [p. 860] artem. Ciceron, Orat. cap. xxij. n. 164.

Voilà donc les deux seuls juges que reconnoissent en fait d'élocution le plus éloquent des Romains, la raison & l'oreille; le coeur est compté pour rien à cet égard. Et en vérité il faut convenir que c'est avec raison; l'éloquence du coeur n'est point assujettie à la contrainte d'aucune regle artificielle; le coeur ne connoît d'autres regles que le sentiment, ni d'autre maître que le besoin, magister artis, ingenîque largitor. Pers. prolog. 11.

Ce n'est pourtant pas que je veuille dire que l'intérêt des passions ne puisse influer sur l'élocution même, & qu'il ne puisse en résulter des expressions pleines de noblesse, de graces, ou d'énergie. Je prétends seulement que le principe de l'intérêt est effectivement d'une application trop incertaine & trop changeante, pour être le fondement de l'élocution oratoire; & j'ajoûte que quand il faudroit l'admettre comme tel, il ne s'ensuivroit pas pour cela que les places qu'il fixeroit aux mots fussent leurs places naturelles; les places naturelles des mots dans l'élocution, sont celles que leur assigne la premiere institution de la parole pour énoncer la pensée. Ainsi l'ordre de l'intérêt, loin d'être la regle de l'ordre naturel des mots, est une des causes de l'inversion proprement dite; mais l'effet que l'inversion produit alors sur l'ame, est en même tems l'un des titres qui la justifient. Eh quoi de plus agréable que ces images fortes & énergiques, dont un mot placé à propos, à la faveur de l'inversion, enrichit souvent l'élocution? Prenons seulement un exemple dans Horace, lib. I. Od. 28.

. . . . Nec quicquam tibi prodest. Aërias tentasse domos, animoque rotundum Percurrisse polum, morituro.

Quelle force d'expression dans le dernier mot morituro! L'ordre analytique avertit l'esprit de le rapprocher de tibi, avec lequel il est en concordance par raison d'identité; mais l'esprit repasse alors sur tout ce qui sépare ici ces deux correlatifs: il voit comme dans un seul point, & les occupations laborieuses de l'astronome, & le contraste de sa mort qui doit y mettre fin; cela est pittoresque. Mais si l'ame vient à rapprocher le tout du nec quicquam prodest qui est à la tête, quelle vérité! quelle force! quelle énergie! Si l'on dérangeoit cette belle construction, pour suivre scrupuleusement la construction analytique; tentasse domos aërias, atque percurrisse animo polum rotundum, necquicquam prodest tibi morituro; on auroit encore la même pensée énoncée avec autant ou plus de clarté; mais l'effet est détruit; entre les mains du poëte, elle est pleine d'agrément & de vigueur: dans celle du grammairien, c'est un cadavre sans vie & sans couleur; celui - ci la fait comprendre, l'autre la fait sentir.

Cet avantage réel & incontestable des inversions, joint à celui de rendre plus harmonieuses les langues qui ont adopté des inflexions propres à cette fin, sont les principaux motifs qui semblent avoir déterminé MM. Pluche & Chompré à défendre aux maîtres qui enseignent la langue latine, de jamais toucher à l'ordre général de la phrase latïne. « Car toutes les langues, dit M. Pluche (Méth. p. 115. édit. 1751.) & sur - tout les anciennes, ont une façon, une marche différente de celle de la nôtre. C'est une autre méthode de ranger les mots & de présenter les choses: dérangez - vous cet ordre, vous vous privez du plaisir d'entendre un vrai concert. Vous rompez un assortiment de sons très agréables: vous affoiblissez d'ailleurs l'énergie de l'expression & la force de l'image..... Le moindre goût suffit pour faire sentir que le latin de cette seconde phrase a perdu toute sa saveur; il est anéanti. Mais ce qui mérite le plus d'attention, c'est qu'en deshonorant ce récit par la marche de la langue françoise qu'on lui a fait prendre, on a entierement renversé l'ordre des choses qu'on y rapporte; & pour avoir égard au génie, ou plutôt à la pauvreté de nos langues vulgaires, on met en pieces le tableau de la nature », M. Chompré est de même avis, & en parle d'une maniere aussi vive & aussi décidée Moyens sûrs, &c. pag. 44. édit. 1757. « Une phrase latine d'un auteur ancien est un petit monument d'antiquité. Si vous décomposez ce petit monument pour le faire entendre, au lieu de le construire vous le détruisez: ainsi ce que nous appellons construction, est réellement une destruction».

Comment faut - il donc s'y prendre pour introduire les jeunes gens à l'étude du latin ou du grec? Voici la méthode de M. Pluche & de M. Chompré. Voyez Méch. pag. 154 & suiv.

«1. C'est imiter la conduite de la nature de commencer le travail des écoles par lire en françois, ou par rapporter nettement en langue vulgaire ce qui sera le sujet de la traduction qu'on va faire d'un auteur ancien. Il faut que les commençans sachent dequoi il s'agit, avant qu'on leur fasse entendre le moindre mot grec ou latin. Ce début les charme. A quoi bon leur dire des mots qui ne sont pour eux que du bruit? C'est ici le premier degré...

2. Le second exercice est de lire, & de rendre fidellement en notre langue le latin dont on a annoncé le contenu; en un mot de traduire.

3. Le troisieme est de relire de suite tout le latin traduit, en donnant à chaque mot le ton & l'inflexion de la voix qu'on y donneroit dans la conversation.

Ces trois premieres démarches sont l'affaire du maître: celles qui suivent sont l'affaire des commençans ». Dispensons - nous donc de les exposer ici: quand les maîtres sauront bien remplir leurs fonctions, leur zele, leurs lumieres & leur adresse les mettront assez en état de conduire leurs disciples dans les leurs. Mais essayons l'application de ces trois premieres regles, sur ce discours adressé à Sp. Carvilius par sa mere. Cic. de Orat. II. 61. Quin prodis, mi Spuri, ut quotiescumque gradum facies, toties tibi tuarum virtutum veniat in mentem.

1. Spurius Carvilius étoit devenu boiteux d'une blessure qu'il avoit reçue en combattant pour la république, & il avoit honte de se montrer publiquement en cet état. Sa mere lui dit: que ne vous montrez - vous, monfils, afin que chaque pas que vous ferez vous fasse souvenir de votre valeur?

J'ai donc imité la conduite de la nature: j'ai rapporté en françois le discours qui va être le sujet de la traduction, avec ce qui y avoit donné lieu. Il s'agit maintenant du second exercice, qui consiste, dit - on, à lire & à rendre fidellement en françois le latin dont j'ai annoncé le contenu, en un mot de traduire. Ce mot traduire imprimé en italique me fait soupçonner quelque mystere, & j'avoue que je n'avois jamais bien compris la pensée de M. Pluche, avant que j'eusse vu la pratique de M. Chompré dans l'avertissement de son introduction; mais avec ce secours, je crois que m'y voici.

2. Quin pourquoi ne pas, prodis tu parois, mi mon, Spuri Spurius, ut que, quotiescumque combien de fois, gradum un pas, facies tu feras, toties autant de fois, tibi à toi, tuarum tiennes, virtutum des vertus, veniat vienne, in dans, mentem l'esprit.

Le troisieme exercice est de relire de suite tout le latin traduit, en donnant à chaque mot le ton & l'inflexion de la voix qu'on y donneroit dans la conversation. On seroit tenté de croire que c'est effecti<pb->

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