ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"664"> n'est pas permis de penser autrement que lui; & j'ose dire qu'un homme qui fauroit parfaitement tout ce qu'il a fait, ne sauroit rien. Qu'il me soit permis de faire quelque réflexion ici sur cette manie qu'ont les différens ordres de defendre les systèmes que quelqu'un de leur ordre a trouvés. Il faut être Thomiste chez les Jacobins, Scotiste dans l'ordre de S. François, Moliniste chez les Jésuites. Il est d'abord évident que non - seulement cela retarde les progrès de la Théologie, mais même les arrête; il n'est pas possible de penser mieux que Molina chez les Jésuites, puisqu'il faut penser comme lui. Quoi! des gens qui se moquent aujourd'hui de ce respect qu'on avoit autrefois pour les raisonnemens d'Aristote, n'osent pas parler autrement que Scot chez les uns, & que Molina chez les autres? Mais homme pour homme, philosophe pour philosophe, Aristote les valoit bien. Des gens qui se piquent un peu de raisonner, ne devroient respecter que la foi, & ce que l'Eglise ordonne de respecter, & du reste se livrer à leur génie. Croit - on que si chez les Jésuites on n'avoit point été gêné, quelqu'un n'eût pas trouvé un sentiment plus aisé à défendre que les sentimens de Molina? Si les chefs des vieilles sectes de Philosophie dont on rit aujourd'hui, avoient été de quelque ordre, nous verrions encore leurs sentimens défendus. Graces à Dieu, ce qui regarde l'hydrostatique, l'hydraulique, & les autres sciences, n'a point été livré à l'esprit de corps & de société; car on attribueroit encore les effets de l'air à l'horreur du vuide. Il est bien singulier que depuis plus de cent - cinquante ans, il soit défendu dans des corps très - nombreux de penser, & qu'il ne soit permis que de savoir les pensées d'un seul homme. Estil possible que Scot ait assez pensé pour meubler la tête de tous les Franciscains qui existeront à jamais? Je suis bien éloigné de ce sentiment, moi qui crois que Scot n'a point pensé du tout: Scot gâta donc l'esprit de tous ceux de son ordre. Jean Ponsius professa la Théologie à Paris selon les sentimens de son maître Scot. Il est inutile de peindre ceux qui se sont distingués parmi les Franciscains, parce qu'ils sont tous jettés an même moule; ce sont tous des Scotistes.

L'ordre de Cîteaux a eu aussi ses Théologiens: Manriqués est le plus illustre que je leur connoisse; ce qui le distingue de la plûpart des Théologiens purement scholastiques, c'est qu'il avoit beaucoup d'esprit, une éloquence qui charmoit tous ceux qui l'entendoient. Philippe IV. l'appella auprès de lui; il fit beaucoup d'honneur à l'université de Salamanque dont il étoit membre; aussi l'en nommoit - on l'Atlas: c'est de lui que sont les annales de Cîteaux, & plusieurs ouvrages de Philosophie & de scholastique.

L'ordre de Cîteaux a produit aussi Jean Caramuel Lobkowitz, un des esprits les plus singuliers qui ayent jamais paru. Il naquit à Madrid en 1607; dans sa plus tendre jeunesse son esprit se trahit; on découvrit ce qu'il étoit, & on put juger dès - lors ce que Caramuel seroit un jour. Dans un âge où rien ne peut nous fixer, il s'adonna entierement aux Mathématiques; les problèmes les plus difficiles ne le rebutoient point; & lorsque ses camarades étoient occupés à joüer, il méditoit, il étudioit une planete pour calculer ses révolutions. Ce qu'on dit de lui est presque incroyable. Après sa Théologie il quitta l'Espagne, & passa dans les Pays - Bas; il y étonna tout le monde par son savoir. Son esprit actif s'occupoit toûjours, & toûjours de choses nouvelles; car la nouveauté avoit beaucoup de charmes pour lui. Son rare mérite le fit entrer dans le conseil aulique; mais l'éclat de la cour ne l'ébloüit pas. Il aimoit l'étude non précisément pour s'avancer, mais pour le plaisir de savoir: aussi abandonna - t - il la cour; il se retira à Bruges, & fit bientôt après ses voeux dans l'ordre de Cîteaux. Il alla ensuite à Louvain, où il passa Maître - ès - arts, & en 1630 il y prit le bonnet de docteur. Les études ordinaires ne suffisoient pas à un homme comme Caramuel; il apprit les langues orientales, & sur - tout celle des Chinois; son desir de savoir s'étendoit beaucoup plus que tout ce qu'on peut apprendre; en un mot, il avoit résolu de devenir une encyclopédie vivante. Il donna un ouvrage qui avoit pour titre la Théologie douteuse; il y mit toutes les objections des athées & des impies; ce livre rendit sa foi suspecte; il alla à Rome pour se justifier; il parla si éloquemment, & fit paroître une si vaste érudition devant le pape & tout le sacré collége, que tout le monde en fut comme interdit. Il auroit peut - être été honoré du chapeau de cardinal, s'il n'avoit pas parlé un peu trop librement des vices qui régnoient à la cour de Rome: on le fit pourtant évêque. Son desir immodéré de savoir fit tort à son jugement; & comme sur toutes les sciences il vouloit se frayer de nouvelles routes, il donna dans beaucoup de travers; son imagination forte l'égaroit souvent: il a écrit sur toutes sortes de matieres; & ce qui arrive ordinairement, nous n'avons pas un seul bon ouvrage de lui: que ne faisoit - il deux petits volumes, & sa réputation auroit été plus assûrée?

La société des Jésuites s'est extrèmement distinguée sur la Théologie scholastique; elle peut se vanter d'avoir eu les plus grands théologiens. Nous ne nous arrêterons pas long - tems sur eux, parce que s'ils ont eu de grands hommes, il y en a parmi eux qui ont été occupés à les loüer. Cette société étend ses vûes sur tout, & jamais Jésuite de mérite n'a demeuré inconnu.

Vasqués est un des plus subtils qu'ils ayent jamais eu: à l'âge de vingt - cinq ans il enseigna la Philosophie & la Théologie. Il se fit admirer à Rome & partout où il fit connoître la facilité de son esprit; les grands talens dont la nature l'avoit doüé paroissoient malgré lui: sa modestie naturelle & celle de son état n'empêcherent point qu'on ne le reconnût pour un grand homme: sa réputation étoit telle, qu'il n'osoit point se nommer de peur qu'on ne lui rendît trop d'honneurs; & on ne connoissoit jamais son nom & son mérite que par le frere qui l'accompagnoit partout.

Suarez a mérité à juste titre la réputation du plus grand scholastique qui ait jamais écrit. On trouve dans ses ouvrages une grande pénétration, beaucoup de justesse, un profond savoir: quel dommage que ce génie ait été captivé par le système adopté par la Société! il a voulu en faire un, parce que son esprit ne demandoit qu'à créer: mais ne pouvant s'éloigner du Molinisme, il n'a fait, pour ainsi dire, que donner un tour ingénieux à l'ancien systeme.

Arriaga, plus estimé de son tems qu'il ne méritoit de l'être, fut successivement professeur & chancelier de l'université de Prague. Il fut député trois fois vers Urbain VIII. & Innocent X. il avoit plûtôt l'esprit de chicane que de métaphysique: on ne trouve chez lui que des vétilles, presque toûjours difficiles parce qu'on ne les entend point; peu de difficultés réelles: il a gâté beaucoup de jeunes gens auxquels il a donné cet esprit minutieux: plusieurs perdent leur tems à le lire. On ne peut pas dire de lui ce qu'on dit de beaucoup d'ouvrages, qu'on n'a rien appris en les lisant; vous apprenez quelque chose dans Arriaga, qui seroit capable de rendre gauche l'esprit le mieux fait & qui paroît avoir le plus de justesse.

La Théologie scholastique est si liée avec la Philosophie, qu'on croit d'ordinaire qu'elle a beaucoup contribué aux progrès de la Métaphysique: surtout la bonne Morale a paru dans un nouveau jour; nos livres les plus communs sur la Morale, valent mieux que eux du divin Platon; & Bayle a eu rai<pb-> [p. 665] son de reprocher aux Protestans, de ce qu'ils blâmoient tant la Théologie scholastique. L'apologie de Bayle en faveur de la Théologie scholastique, est le meilleur trait qu'on puisse lancer contre les hérétiques qui l'attaquent. Bayle, dira - t - on, a parlé ailleurs contre cette méthode, & il a ri de la barbarie qui regne dans les écoles des Catholiques. On se trompe: il est permis de se moquer de la barbarie de certains scholastiques, sans blâmer pour cela la Scholastique en général. Je n'estime point Arriaga, je ne le lirai pas; & je lirai Suarez avec plaisir dans certains endroits, & avec fruit presque partout. On ne doit point faire retomber sur la méthode, ce qui ne doit etie dit que de quelques particuliers qui s'en sont servis.

Des Philosophes qui ont suivi la véritable philosophie d'Aristote. On a déjà vû le Péripatétisme avoir un rival dans le Platonisme; il étoit même vraissemblable que l'école de Platon gossiroit tous les jours des déserteurs de celle d'Aristote, parce que les sentimens du premier s'accordent beaucoup mieux avec le Christianisme. Il y avoit encore quelque chose de plus en sa faveur, c'est que presque tous les Peres sont Platoniciens. Cette raison n est pas bonne aujourd'hui, & je sa qu'en Philosophie les Peres ne doivent avoir aucune autorité: mais dans un tems où l'on traitoit la Philosophie comme la Théologie, c'est - à - dire dans un tems où toutes les diputes se vuidolent par une autorité, il est certain que les Peres auroient dû beaucoup fluer sur le choix qu'il y avoit à faire entre Paon & Aristote. Ce dernier prévalut pourtant; & dans le siecle où Descartes paut, on avoit une si grande vénération pour les sentimens d'Aristote, que l'évidence de toutes les raisons de Descartes eurent beaucoup de peine à lui faire des partisans. Par la méthode qu'on suivoit alors, il étoit impossible qu'on sortît de la barbarie; on ne raisonnoit pas pour découvrir de nouvelles vérités; on se contentoit de savoir ce qu'Aristote avoit pensé. On recherchoit le sens de ses livres aussi scrupuleusement que les Chrétiens cherchent à connoître le sens des Ecritures. Les Catholiques ne furent pas les seuls qui suivirent Aristote; il eat beaucoup d partisans parmi les Protestans, malgré les déclamations de Luther; c'est qu'on aimoit mieux suivre les sentimens d'Aristote, que de n'en avoir aucun. Si Luther au lieu de décla ner contre Aristote avoit donné une bonne philosophie, & qu'il eût ouvert une nouvelle route comme Descartes, il auroit réussi à faire abandonner Aristote, parce qu'on ne sauroit détruire une opinion, sans lui en substituer une autre; l'esprit ne veut rien perdre.

Pierre Pomponace fut un des plus célebres Péripatéticiens du seizieme siecle; Mantoue étoit sa patrie. Il étoit si petit, qu'il tenoit plus du nain que d'un homme ordinaire: il fit ses études à Padoue: ses progres dans la Philosophie furent si grands, qu'en peu de tems il se trouva en état de l'enseigner aux autres. Il ouvrit donc une école à Padoue; il expliquoit aux jeunes gens la véritable philosophie d'Aristote, & la comparoit avec celle d'Averroès. Il s'acquit une grande réputation, qui lui devint à charge par les ennemis qu'elle lui attira. Achillinus, professeur alors à Padoue, ne pût tenir contre tant d'éloges: sa bile savante & orgueilleuse s'alluma: il attaqua Pomponace, mais en pédant, & celui - ci lui répondit en homme poli: la douceur de son caractere rangea tout le monde de son parti; car on ne marche pas volontiers sous les drapeaux d'un pédant. La victoire lui resta don, & Achillinus n'en remporta que la honte d'avoir voulu étouffer de grands talens dans leur naissance. Il faut avoüer pourtant, que quoique les écrits de Pomponace fussent élégans, eu égard aux écrits d'Achillinus, ils se ressentent pourtant de la barbarie où l'on étoit encore. La guerre le força de quitter Padoue, & de se retirer à Bologne. Comme il professoit précisément la même doctrine qu'Aristote, & que ce philosophe paroît s'éloigner en quelques endroits de ce que la foi nous apprend, il s'attira la haine des zélés de son tems. Tous les frélons froqués chercherent à le piquoter, dit un auteur contemporain: mais il se mit à l'abri de leur aiguillon, en protestant qu'il se soûmettoit au jugement de l'Eglise, & qu'il n'entendoit parler de la philosophie d'Aristote que comme d'une chose problématique. Il devint fort riche, les uns disent par un triple mariage qu'il fit, & les autres, par son seul savoir. Il mourut d'une rétention d'urine, âgé de soixante & trois ans. Pomponace fut un vrai Pyrrhorien, & on peut dire qu'il n'eut d'autre dieu qu'Aristote: il rioit de tout ce qu'il voyoit dans l'Evangile & dans les Ecrivains sacrés: il tâchoit de répandre une certaine obscurité sur tous les dogmes de la Religion chrétienne. Selon lui l'homme n'est pas libre, ou Dieu ne connoît point les choses futures, & n'entre en rien dans le cours des évenemens; c'est - à - dire que, selon lui, la Providence détruit la liberté, ou que si l'on veut conserver la liberté, il faut nier la Providence. Je ne comprens pas comment ses apologistes ont prétendu qu'il ne soûtenoit cela qu'en philosophe, & qu'en qualité de Chrétien il croyoit tous les dogmes de notre religion. Qui ne voit la frivolité d'une pareille distinction? On sent dans tous ses écrits le libertinage de son esprit; il n'y a presque point de vérité dans notre religion qu'il n'ait attaquée. L'opinion des Stoïciens sur un destin aveugle lui paroît plus philosophique que la Providence des Chrétiens; en un mot son impiété se montre partout. Il oppose les Stoïciens aux Chrétiens, & il s'en faut bien qu'il fasse raisonner ces derniers aussi fortement que les premiers. Il n'admettoit pas comme les Stoïciens une nécessité intrinseque; ce n'est pas, selon lui, par notre nature que nous sommes nécessités, mais par un certain arrangement des choses qui nous est totalement étranger: il est difficile pourtant de savoir précisément son opinion là - dessus. Il trouve dans le sentiment des Péripatéticiens, des Stoïciens, & des Chrétiens, sur la prédestination, des difficultés insurmontables: il conclut pourtant à nier la Providence. On trouve toutes ces impiétes dans son livre sur le destin: il n'est ni plus sage ni plus raisonnable dans son livre sur les enchantemens. L'amour extravagant qu'il avoit pour la philosophie d'Aristote le sailoit donner dans des travers extraordinaires. Dans ce livre on trouve des rêveries qui ne marquent pas une tête bien assûrée; nous allons en faire un extrait assez détaillé. Cet ouvrage est très - rare, & peut - être ne sera - t - on pas fâché de trouver ici sous ses yeux ce qu'on ne pourroit se procurer que très difficilement. Voici donc les propositions de ce philosophe.

1°. Les démons ne connoissent les choses, ni par leur essence, ni par celle des choses connues, ni par rien qui soit distingué des démons.

2°. Il n'y a que les sots qui attribuent à Dieu ou aux démons, les effets dont ils ne connoissent pas les causes.

3°. L'homme tient le milieu entre les choses éternelles & les choses créées & corruptibles, d'où vient que les vertus & les vices ne se trouvent point dans notre nature; il s'y trouve seulement la semence des vertus & des vices.

4°. L'ame humaine est toutes choses, puisqu'elle renferme & la sensation & la perception.

5°. Quoique le sentiment & ce qui est sensible soient par l'acte même dans l'ame seulement, selon leur être spirituel, & non selon leur être réel: rien n'empêche pourtant que les especes spirituelles ne produisent elles - mêmes réellement les choses dont elles sont les especes, si l'agent en est capable & si le

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