ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"660"> on peut dire qu'il l'est dans un sens plus étendu, parce que les idées qu'il se forme de la divinité, tendent indirectement à la renverser & à la détruire. En effet, Aristote nous représente Dieu comme le premier moteur de toutes choses: mais il veut en même tems que le mouvement que Dieu imprime à la matiere, ne soit pas l'effet de sa volonté, mais qu'il coule de la nécessité de sa nature; doctrine monstrueuse qui ôte à Dieu la liberté, & au monde sa dépendance par rapport à son créateur. Car si Dieu est lié & enchaîné dans ses opérations, il ne peut donc faire que ce qu'il fait, & de la maniere dont il le fait, le monde est donc aussi éternel & aussi nécessaire que lui. D'un autre côté, le Dieu d'Aristote ne peut être immense ni présent par tout, parce qu'il est comme cloüé au ciel le plus élevé, où commence le mouvement, pour se communiquer de - là aux cieux inférieurs. Abysmé de toute éternité dans la contemplation de ses divines perfections, il ne daigne pas s'informer de ce qui se passe dans l'univers, il le laisse rouler au gré du hasard. Il ne pense pas même aux autres intelligences qui sont occupées, comme lui, à faire tourner les spheres auxquelles elles se sont attachées: Il est dans l'univers ce qu'un premier mobile est dans une machine: il donne le mouvement à tout, & il le donne nécessairement. Un Dieu si éloigné des hommes, ne peut être honoré par leurs prieres, ni appaisé par leurs sacrifices, ni punir le vice, ni récompenser la vertu. De quoi serviroit - il aux hommes d'honorer un Dieu qui ne les connoît pas, qui ne sait pas même s'ils existent, dont la providence est bornée à faire mouvoir le premier ciel où il est attaché? Il en est de même des autres intelligences, qui contribuent au mouvement de l'univers, ainsi que les différentes parties d'une machine, où plusieurs ressorts sont subordonnés à un premier qui leur imprime le mouvement. Ajoûtez à cela qu'il croyoit nos ames mortelles, & qu'il rejettoit le dogme des peines & des récompenses éternelles; ce qui étoit une suite, comme nous l'avons ci - dessus observé, de l'opinion monstrueuse qui faisoit de nos ames autant de portions de la divinité. Jugez après cela si Aristote pouvoit être fort dévot envers les dieux. N'est - il pas plaisant de voir que même dans les plus beaux siecles de l'Eglise, il y ait eu des hommes assez prévenus, & non moins impies qu'insensés, les uns pour élever les livres d'Aristote à la dignité de texte divin, les autres pour faire un regard de son portrait & de celui de J. C? Dans les siecles suivans, & même depuis la renaissance des lettres en Italie, on n'a point hésité à mettre ce philosophe au nombre des bienheureux. Nous avons deux ouvrages exprès sur cette matiere, l'un attribué aux Théologiens de Cologne, & intitulé, du salut d'Aristote: l'autre composé par Lambert Dumont professeur en Philosophie, & publié sous ce titre: Ce qu'on peut avancer de plus probable touchant le salut d'Aristote, tant par des preuves tirées de l'Ecriture - sainte, que par des témoignages empruntés de la plus saine partie des Théologiens: tandis qu'il est constant par l'exposition de son système, qu'il n'a point eu d'idée saine de la divinité, & qu'il n'a nullement connu la nature de l'ame, ni son immortalité, ni la fin pour laquelle elle est néc. On suppose dans ces deux ouvrages comme un principe clair & évident, qu'il a eu une connoissance anticipée de tous les my steres du Christianisme, & qu'il a été rempli d'une force naturelle. A combien d'excès l'envie opiniâtre de christianiser les anciens Philosophes, n'a - t - elle point donné naissance? Ceux qui auroient l'esprit tourné de ce côté là, ne feroient pas mal de lire l'excellent traité de Jean - Baptiste Crispus Italien, qui fleurissoit au commencement duXIVe. siecle. Ce traité est plein d'une critique sûre & delicate, & où le discernement de l'auteur brille à chaque page: il est intitulé, des Précautions qu'il faut prendre en étudiant les Philosophes payens.

Si Aristote a eu des temples, il s'est trouvé bien des infideles qui se sont moqués de sa divinité: les uns l'ont regardé comme le génie de la nature, & presque comme un dieu: mais les autres ont daigné à peine lui donner le titre de physicien. Ni les panegyristes, ni les critiques, n'en ont parlé comme ils devoient, les premiers ayant trop exageré le mérite de ce philosophe, & les autres l'ayant blâmé sans aucun ménagement. Le mépris qu'on a eu pour lui dans ces derniers siecles, vient de ce qu'au lieu des originaux, que personne ne lisoit, parce qu'ils étoient en grec, on consultoit les commentateurs arabes & scholastiques, entre les mains desquels on ne peut douter que ce Philosophe n'ait beaucoup perdu de ses traits. En effet ils lui ont prêté les idées les plus monstrueuses, & lui ont fait parler un langage inintelligible. Mais quelque tort que lui ayent fait tous ces écarts & toutes ces chimeres, au fond il n'en est point responsable. Un maître doit - il souffrir de l'extravagance de ses disciples? Ceux qui ont lû ses ouvrages dans l'original, lui ont rendu plus de justice. Ils ont admiré en lui un esprit élevé, des connoissances variées, approfondies, & des vûes générales; & si sur la Physique il n'a pas poussé les recherches aussi loin qu'on l'a fait aujourd'hui, c'est que cette science ne peut se perfectionner que par le secours des expériences, ce qui depend, comme l'on voit, du tems. J'avouerai cependant d'après le fameux Chancelier Bacon, que le défaut essentiel de la philosophie d'Aristote, c'est qu'elle accoûtume peu à peu à se passer de l'évidence, & à mettre les mots à la place des choses. On peut lui reprocher encore cette obscurité qu'il affecte partout, & do il envelope ses matieres. Je ne puis mieux finir, ni faire connoître ce qu'on doit penser du mérite d'Aristote, qu'en rapportant ici l'ingénieux parallele que le P. Rapin en fait avec Platon, qu'on a toûjours regardé comme un des plus grands Philosophes. Voici à peu près comme il s'exprime: les qualités de l'esprit étoient extraordinaires dans l'un & dans l'autre: ils avoient le génie élevé & propre aux grandes choses. Il est vrai que l'esprit de Platon est plus poli; & celui d'Aristote est plus vaste & plus profond. Platon a l'imagination vive, abondante, fertile en inventions, en idées, en expressions, en figures, donnant mille tours différens, mille couleurs nouvelles, & toutes agréables à chaque chose. Mais, après tout, ce n'est souvent que de l'imagination. Aristote est dur & sec en tout ce qu'il dit: mais ce sont des raisons que ce qu'il dit, quoiqu'il le dise sechement: sa diction, toute pure qu'elle est, a je ne sai quoi d'austere; & ses obscurités naturelles ou affectées, dégoûtent & fatiguent les lecteurs. Platon est délicat dans tout ce qu'il pense & dans tout ce qu'il dit: Aristote ne l'est point du tout, pour être plus naturel; son style est simple & uni, mais serré & nerveux. Celui de Platon est grand & élevé, mais lâche & diffus: celui - ci dit toûjours plus qu'il n'en faut dire; celui - là n'en dit jamais assez, & laisse à penser toûjours plus qu'il n'en dit: l'un surprend l'esprit, & l'ébloüit par un caractere éclatant & fleuri; l'autre l'éclaire & l'instruit par une méthode juste & solide; & comme les raisonnemens de celui - ci sont plus droits & plus simples, les raisonnemens de l'autre sont plus ingénieux & plus embarrassés. Platon donne de l'esprit par la fecondité du sien, & Aristote donne du jugement & de la raison par l'impression du bon sens qui paroît dans tout ce qu'il dit. Enfin Platon ne pense le plus souvent qu'à bien dire, & Aristote ne pense qu'à bien penser, à creuser les matieres, à en rechercher les principes, & des principes tirer des conséquences infaillibles; au lieu que Platon, en se donnant plus de liberté, embellit son discours & plaît d'avantage: mais par la trop grande envie qu'il a de plaire, il se laisse trop emporter à son éloquen<pb-> [p. 661] ce; il est figuré en tout ce qu'il dit. Aristote se possede toûjours; il appelle les choses tout simplement par leur nom: comme il ne s'éleve point, & qu'il ne s'égare jamais, il est aussi moins sujet à tomber dans l'erreur, que Platon, qui y fait tomber tous ceux qui s'attachent à lui; car il séduit par sa maniere d'instruire qui est trop agréable. Mais quoique Platon ait excellé dans toutes les parties de l'éloquence, qu'il ait été un orateur parfait au sentiment de Longin, & qu'Aristote ne soit nullement éloquent, ce dernier donne pour l'ordinaire du fond & du corps au discours, pendant que l'autre n'y donne que la couleur & la grace.

Lorsque les injustes persécutions des prêtres de Cerès contraignirent Aristote de se retirer à Chalcis, il nomma Théophraste pour son successeur, & lui légua tous ses manuscrits. Ce philosophe joüit toute sa vie d'une très - grande réputation: on comparoit la douceur de son éloquence à celle du vin de Lesbos, qui étoit sa patrie. Né doux & obligeant, il parloit avantageusement de tout le monde; & les gens de lettres, surtout, trouvoient dans sa générosité un appui aussi sûr que prévenant. Il savoit faire valoir leur mérite lors même qu'ils l'oublioient, ou plûtôt qu'ils sembloient l'ignorer par un excès de modestie. Pendant que Théophraste se distinguoit ainsi à Athènes, Sophocle fils d'Amphictide porta un loi, par laquelle il étoit défendu à tous les philosophes d'enseigner publiquement sans une permission expresse du sénat & du peuple. La peine de mort étoit même décernée contre tous ceux qui n'obéiroient point à ce reglement. Les philosophes indignés d'un procédé si violent, se retirerent tous d'Athènes, & laisserent le champ libre à leurs rivaux & à leurs ennemis, je veux dire aux rhéteurs & aux autres savans d'imagination. Tandis que ces derniers joüissoient de leur triomphe, un certain Philon qui avoit été ami d'Aristote, & qui faisoit profession d'ignorer les beaux arts, composa une apologie en faveur des philosophes retirés. Cette apologie fut attaquée par Démocharès, homme accrédité, & fils d'une soeur de Démosthene. L'amere critique n'étoit point épargnée dans sa réfutation, & il faisoit surtout un portrait odieux de tous les philosophes qui vivoient alors; & d'autant plus odieux, qu'il étoit moins ressemblant. Ce qu'il croyoit devoir servir à sa cause, la gâta, & la perdit sans ressource: le peuple revenu de sa premiere chaleur, abolit l'indécente oi de Sophocle, & le condamna lui - même à une amende de cinq talens. Les jours tranquilles revinrent à Athenes, & avec eux la raison; les philosophes recommencerent leurs exercices.

Le Lycée perdit beaucoup par la mort de Théophraste: mais quoique déchu de son ancienne splendeur, on continua toûjours d'y enseigner. Les professeurs furent Démétrius de Phalere, Straton surnommé le Physicien, Lycon, Ariston de l'île de Cea, Critolaüs, & Diodore qui vécut sur la fin de la cent soixantieme olympiade. Mais de tous ces professeurs, il n'y eut que Straton qui donna quelque chose de nouveau, & qui attira sur lui les regards des autres philosophes; car pour ceux que je viens de nommer, on ne sait d'eux que leur nom, l'époque de leur naissance, celle de leur mort, & qu'ils ont été dans le Lycée les successeurs d'Aristote.

Straton ne se piqua point de suivre le pur péripatéticisme. Il y fit des innovations: il renversa le dogme de l'existence de Dieu. Il ne reconnut d'autre puissance divine que celle de la nature; & sans trop éclaircir ce que ce pouvoit être au fond que cette nature, il la regardoit comme une force répandue par - tout & essentielle à la matiere, une espece de sympathie qui lie tous les corps & les tient dans l'équilibre; comme une puissance, qui sans se décom<cb-> poser elle - même, a le secret merveilleux de varier les êtres à l'infini; comme un principe d'ordre & de régularité, qui produit éminemment tout ce qui peut se produire dans l'univers. Mais y a - t - il rien de plus ridicule que de dire qu'une nature qui ne sent rien, qui ne connoît rien, se conforme parfaitement à des lois éternelles; qu'elle a une activité qui ne s'écarte jamais des routes qu'il faut tenir; & que dans la multitude des facultés dont elle est doüée, il n'y en a point qui ne fasse ses fonctions avec la derniere régularité? Conçoit - on des lois qui n'ont pas été établies par une cause intelligente? en conçoit - on qui puissent être exécutées régulierement par une cause qui ne les connoît point, & qui ne sait pas même qu'elle soit au monde? c'est - là, métaphysiquement parlant, l'endroit le plus foible du Stratonisme. C'est une objection insoluble, un ecueil dont il ne peut se tirer. Tous les athées qui sont venus après Straton ébloüis par des discours dont le détail est séduisant, quoique frivole, ont embrassé son système. C'est ce systeme surtout que Spinosa a rènouvellé de nos jours, & auquel il a donné l'apparence d'une forme géométrique, pour en imposer plus facilement à ceux qui ont l'imprudence de se laisser prendre dans les piéges qu'il leur prépare. Entre ces deux systèmes, je ne vois d'autre différence, sinon que Spinosa ne faisoit de tout l'univers qu'une seule substance, dogme qu'il avoit emprunté de Zenophaüs, de Melissus, & de Parmenides; au lieu que Straton reconnoissoit autant de substances qu'il y avoit de molécules dans la matiere. A cela pres, ils pensoient précisément la même chose. Voyez l'article Spinosisme, & celui d'Hylozoisme, où le système de Straton est plus développé.

Des restaurateurs de la philosophie d'Aristote. Jamais on n'a tant cutivé la philosophie que sous les empereurs Romains: on la voyoit sur le throne comme dans les chaires des sophistes. Ce goût femble d'abord annoncer des progrès rapides: mais en lisant l'histoire de ces tems - là, on est bientôt détrompé. Sa décadence suivit celle de l'empire Romain, & les barbares ne porterent pas moins le dernier coup à celle - là qu'à celui - ci. Les peuples croupirent longtems dans l'ignorance la plus crasse; une dialectique dont la finesse consistoit dans l'équivoque des mots & dans des distinctions qui ne signifioient rien, étoit alors seule en honneur. Le vrai génie perce; & les bons esprits, dès qu'ils se replient sur eux - mêmes, apperçoivent bien - tôt si on les a mis dans le vrai chemin qui conduit à la vérité. A la renaissance des lettres quelques savans instruits de la langue Greque, & connoissant la force du Latin, entreprirent de donner une version exacte & correcte des ouvrages d'Aristote, dont ses disciples même disoient beaucoup de mal, n'ayant entre les mains que des traductions barbares, & qui représentoient plûtôt l'esprit tudesque des traducteurs, que le beau génie de ce philosophe. Cela ne suffisoit point pourtant pour remédier entierement au mal. Il falloit rendre communs les ouvrages d'Aristote; c'étoit le devoir des princes, puisqu'il ne s'agissoit plus que de faire certaines dépenses. Leur empressement répondit à l'utilité: ils firent venir à grands frais de l'orient plusieurs manuscrits, & les mirent entre les mains de ceux qui étoient versés dans la langue Greque pour les traduire. Paul V. s'acquit par - là beaucoug de gloire. Personne n'ignore combien les lettres doivent à ce pontife: il aimoit les savans, & la philosophie d'Aristote surtout avoit beaucoup d'attraits pour lui. Les savans se multiplierent, & avec eux les versions: on recouroit aux interpretes sur les endroits difficiles à entendre. Jusques - là on n'avoit consulté qu'Averroès; c'étoit - là qu'alloient se briser toutes les disputes des savans. On le trouva dans la suite

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