ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"345"> Archiloque; d'autres prétendent que les fables connues sous le nom d'Esope, ont été composées par Socrate. Ces opinions à discuter sont heureusement plus curieuses qu'utiles. Qu'importe après tout pour le progrès d'un art, que son inventeur ait eu nom Esope, Hésiode, Archiloque, &c. l'auteur n'est pour nous qu'un mot; & Pope a très - bien observé que cette existence idéale qui divise en sectes les vivans sur les qualités personnelles des morts, se réduit à quatre ou cinq lettres.

On a fait consister l'artifice de la fable, à citer les hommes au tribunal des animaux. C'est comme si on prétendoit en général que la comédie citât les spectateurs au tribunal de ses personnages, les hypocrites au tribunal de Tartufe, les avares au tribunal d'Arpagon, &c. Dans l'apologue, les animaux sont quelquefois les précepteurs des hommes, Lafontaine l'a dit: mais ce n'est que dans le cas où ils sont représentés meilleurs & plus sages que nous.

Dans le discours que la Mothe a mis à la tête de ses fables, il démêle en philosophe l'artifice caché dans ce genre de fiction: il en a bien vû le principe & la fin; les moyens seuls lui ont échappé. Il traite, en bon critique, de la justesse & de l'unité de l'allégorie, de la vraissemblance des moeurs & des caracteres, du choix de la moralité & des images qui l'enveloppent: mais toutes ces qualités réunies ne font qu'une fable réguliere; & un poëme qui n'est que régulier, est bien loin d'être un bon poëme.

C'est peu que dans la fable une vérité utile & peu commune, se déguise sous le voile d'une allégorie ingénieuse; que cette allégorie, par la justesse & l'unité de ses rapports, conduise directement au sens moral qu'elle se propose; que les personnages qu'on y employe, remplissent l'idée qu'on a d'eux. La Mothe a observé toutes ces regles dans quelques - unes de ses fables; il reproche, avec raison, à Lafontaine de les avoir négligées dans quelques - unes des siennes. D'où vient donc que les plus défectueuses de Lafontaine ont un charme & un intérêt, que n'ont pas les plus régulieres de la Mothe?

Ce charme & cet intérêt prennent leur source non - seulement dans le tour naturel & ficile des vers, dans le coloris de l'imagination, dans le contraste & la vérité des caracteres, dans la justesse & la précision du dialogue, dans la variété, la force, & la rapidité des peintures, en un mot dans le génie poétique, don précieux & rare, auquel tout l'excellent esprit de la Mothe n'a jamais pû suppléer; mais encore dans la naïveté du récit & du style, caractere dominant du génie de Lafontaine.

On a dit: le style de la fable doit être simple, familier, riant, gracieux, naturel, & même naïf. Il falloit dire, & sur - tout naïf.

Essayons de rendre sensible l'idée que nous attachons à ce mot naïveté, qu'on a si souvent employé sans l'entendre.

La Mothe distingue le naïf du naturel; mais il fait consister le naïf dans l'expression fidele, & non refléchie, de ce qu'on sent; & d'après cette idée vague, il appelle naïf le qu'il mourût du vieil Horace. Il nous semble qu'il faut aller plus loin, pour trouver le vrai caractere de naïveté qui est essentiel & propre à la fable.

La vérité de caractere a plusieurs nuances qui la distinguent d'elle - même: ou elle observe les ménagemens qu'on se doit & qu'on doit aux autres, & on l'appelle sincérité; ou elle frauchit dès qu'on la preffe, la barriere des égards, & on la nomme fianchise; ou elle n'attend pas même pour se montrer à découvert, que les circonstances l'y engagent & que les décences l'y autorisent, & elle devient imprudence, inst discrétion, témérité, suivant qu'elle est plus ou moins offensante ou dangereuse. Si elle découle de l'ame par un penchant naturel & non refléchi, elle est simplicité; si la simplicité prend sa source dans cette pureté de moeurs qui n'a rien à dissimuler ni à feindre, elle est candeur; si à la candeur se joint une innocence peu éclairée, qui croit que tout ce qui est naturel est bien, c'est ingénuité; si l'ingénuité se caractérise par des traits qu'on auroit eu soi - même intérêt à déguiser, & qui nous donnent quelque avantage sur celui auquel ils échappent, on la nomme naïveté, ou ingénuité naïve. Ainsi la simplicité ingénue est un caractere absolu & indépendant des circonstances; au lieu que la naïveté est relative.

Hors les puces qui m'ont la nuit inquiétée,
ne seroit dans Agnès qu'un trait de simplicité, si elle parloit à ses compagnes.

Jamais je ne m'ennuie,
ne seroit qu'ingénu, si elle ne faisoit pas cet aveu à un homme qui doit s'en offenser. Il en est de même de

L'argent qu'en ont reçu notre Alain & Georgette, &c. Par conséquent ce qui est compatible avec le caractere naïf dans tel tems, dans tel lieu, dans tel état, ne le seroit pas dans tel autre. Georgette est naïve autrement qu'Agnès; Agnès autrement que ne doit l'être une jeune fille élevée à la cour, ou dans le monde: celle - ci peut dire & penser ingénuement des choses que l'éducation lui a rendues familieres, & qui paroîtroient refléchies & recherchées dans la premiere. Ceia posé, voyons ce qui constitue la naïveté dans la fable, & l'effet qu'elle y produit.

La Mothe a observé que le succès constant & universel de la fable, venoit de ce que l'allégorie y ménageoit & flatoit l'amour - propre: rien n'est plus vrai, ni mieux senti; mais cet art de ménager & de flater l'amour propre, au lieu de le blesser, n'est autre chose que l'éloquence naïve, l'éloquence d'Esope chez les anciens, & de Lafontaine chez les modernes.

De toutes les prétentions des hommes, la plus générale & la plus décidée regarde la sagesse & les moeurs: rien n'est donc plus capable de les indisposer, que des préceptes de morale & de sagesse présentés directement. Nous ne parlerons point de la satyre; le succès en est assûré: si elle en blesse un, elle en flate mille. Nous parlons d'une philosophie sévere, mais honnête, sans amertume & sans poison, qui n'insulte personne, & qui s'adresse à tous: c'est précisément de celle - là qu'on s'offense. Les Poëtes l'ont déguisée au théatre & dans l'épopée, sous l'allégorie d'une action, & ce ménagement l'a fait recevoir sans révolte: mais toute vérité ne peut pas avoir au théatre son tableau particulier; chaque piece ne peut aboutir qu'à une moralité principale; & les traits accessoires répandus dans le cours de l'action, passent trop rapidement pour ne pas s'effacer l'un l'autre: l'intérêt même les absorbe, & ne nous laisse pas la liberté d'y refléchir. D'ailleurs l'instruction théatrale exige un appareil qui n'est ni de tous les lieux, ni de tous les tems; c'est un miroir public qu'on n'éleve qu'à grands frais & à force de machines. Il en est à - peu - près de même de l'épopée. On a donc voulu nous donner des glaces portatives aussi fideles & plus commodes, où chaque vérité isolée eût son image distincte; & de - là l'invention des petits poëmes allégoriques.

Dans ces tableaux, on pouvoit nous peindre à nos yeux sous trois symboles différens; ou sous les traits de nos semblables, comme dans la fable du Savetier & du Financier, dans celle du Berger & du Roi, dans celle du Meunier & son fils, &c. ou sous le nom des êtres surnaturels & allégoriques, comme dans la fable d'Apollon & Borée, dans celle de la [p. 346] Discorde, dans les contes orientaux, & dans nos contes de fées; ou sous la figure des animaux & des êtres matériels, que le poete fait agir & parler à notre maniere: c'est le genre le plus étendu, & peut - être le seul vrai genre de la fable, par la raison même qu'il est le plus dépourvû de vraissemblance à notre égard.

Il s'agit de ménager la répugnance que chacun sent à être corrigé par son égal. On s'apprivoise aux leçons des morts, parce qu'on n'a rien à démêler avec eux, & qu'ils ne se prévaudront jamais de l'avantage qu'on leur donne: on se plie même aux maximes outrées des fanatiques & des enthousiastes, parce que l'imagination étonnée ou éblouie en fait une espece d'hommes à part. Mais le sage qui vit simplement & familierement avec nous, & qui sans chaleur & sans violence ne nous parle que le langage de la vérité & de la vertu, nous laisse toutes nos prétentions à l'égalité: c'est donc à lui à nous persuader par une illusion passagere qu'il est, non pas au - dessus de nous (il y auroit de l'imprudence à le tenter), mais au contraire si fort au - dessous, qu'on ne daigne pas même se piquer d'émulation à son égard, & qu'on reçoive les vérités qui semblent lui échapper, comme autant de traits de naïveté sans conséquence.

Si cette observation est fondée, voilà le prestige de la fable rendu sensible, & l'art réduit à un point déterminé. Or nous allons voir que tout ce qui concourt à nous persuader la simplicité & la crédulité du poëte, rend la fable plus intéressante; au lieu que tout ce qui nous fait douter de la bonne - foi de son récit, en affoiblit l'intérêt.

Quintilien pensoit que les fables avoient surtout du pouvoir sur les esprits bruts & ignorans; il parloit sans doute des fables où la vérité se cache sous une enveloppe grossiere: mais le goût, le sentiment & les graces que Lafontaine y a répandus, en ont fait la nourriture & les délices des esprits les plus délicats, les plus cultivés, & les plus profonds.

Or l'intérêt qu'ils y prennent, n'est certainement pas le vain plaisir d'en pénétrer le sens. La beauté de cette allégorie est d'être simple & transparente, & il n'y a guere que les sots qui puissent s'applaudir d'en avoir percé le voile.

Le mérite de prévoir la moralité que la Mothe veut qu'on ménage aux lecteurs, parmi lesquels il compte les sages eux - mêmes, se réduit donc à bien peu de chose: aussi Lafontaine, à l'exemple des anciens, ne s'est - il guere mis en peine de la donner à deviner; il l'a placée tantôt au commencement, tantôt à la fin de la fable; ce qui ne lui auroit pas été indifférent, s'il eût regardé la fable comme une énigme.

Quelle est donc l'espece d'illusion qui rend la fable si séduisante? On croit entendre un homme assez simple & assez crédule, pour repéter sérieusement les contes puérils qu'on lui a faits; & c'est dans cet air de bonne - foi que consiste la naïveté du récit & du style.

On reconnoît la bonne - foi d'un historien, à l'attention qu'il a de saisir & de marquer les circonstances, aux réflexions qu'il y mêle, à l'éloquence qu'il employe à exprimer ce qu'il sent; c'est - là sur - tout ce qui met Lafontaine au - dessus de ses modeles. Esope raconte simplement, mais en peu de mots; il semble repéter fidelement ce qu'on lui a dit: Phedre y met plus de délicatesse & d'élégance, mais aussi moins de vérité. On croiroit en effet que rien ne dût mieux caractériser la naïveté, qu'un style dénué d'ornemens; cependant. Lafontaine a répandu dans le sien tous les thrésors de la Poésie, & il n'en est que plus naïf. Ces couleurs si variées & si brillantes sont elles - mêmes les traits dont la nature se peint dans les éorits de ce poëte, avec une simplicité merveilleuse. Ce prestige de l'art paroît d'abord inconcevable; mais dès qu'on remonte à la cause, on n'est plus surpris de l'effet.

Non - seulement Lafontaine a oüi dire ce qu'il raconte, mais il l'a vû; il croit le voir encore. Ce n'est pas un poëte qui imagine, ce n'est pas un conteur qui plaisante; c'est un témoin présent à l'action, & qui veut vous y rendre présent vous - même. Son érudition, son éloquence, sa philosophie, sa politique, tout ce qu'il a d'imagination, de mémoire, & de sentiment, il met tout en oeuvre de la meilleure foi du monde pour vous persuader; & ce sont tous ces efforts, c'est le sérieux avec lequel il mêle les plus grandes choses avec les plus petites, c'est l'importance qu'il attache à des jeux d'enfans, c'est l'intérêt qu'il prend pour un lapin & une belette, qui font qu'on est tenté de s'écrier à chaque instant, le bon homme! On le disoit de lui dans la société, son caractere n'a fait que passer dans ses fables. C'est du fond de ce caractere que sont émanés ces tours si naturels, ces expressions si naïves, ces images si fideles; & quand la Mothe a dit, du fond de sa cervelle un trait naïf s'arrache, ce n'est certainement pas le travail de Lafontaine qu'il a peint.

S'il raconte la guerre des vautours, son génie s'éleve. Il plut du sang; cette image lui paroît encore foible. Il ajoûte pour exprimer la dépopulation:

Et sur son roc Fromethée espéra De voir bien - tôt une fin à sa peine. La querelle de deux coqs pour une poule, lui rappelle ce que l'amour a produit de plus funeste:

Amour tu perdis Troye. Deux chevres se rencontrent sur un pont trop étroit pour y passer ensemble; aucune des deux ne veut reculer: il s'imagine voir

Avec Louis le Grand, Philippe quatre qui s'avance Dans l'île de la Conference. Un renard est entré la nuit dans un poulailler:

Les marques de sa cruauté Parurent avec l'aube. On vit un étalage De corps sanglans & de carnage; Peu s'en fallut que le soleil Ne rebroussât d'horreur vers le manoir liquide, &c.

La Mothe a fait à notre avis une étrange méprise, en employant à tout propos, pour avoir l'air naturel, des expressions populaires & proverbiales: tantôt c'est Morphée qui fait litiere de pavots; tantôt c'est la Lune qui est empêchée par les charmes d'une magicienne; ici le lynx attendant le gibier, prépare ses dents à l'ouvrage; là le jeune Achille est fort bien moriginé par Chiron. La Mothe avoit dit lui - même, mais prenons garde à la bassesse, trop voisine du familier. Qu'étoit - ce donc à son avis que faire litiere de pavots? Lafontaine a toûjours le style de la chose:

Un mal qui répand la terreur, Mal que le ciel en sa fureur Inventa pour punir les crimes de la terre. . . . . . . . . . . . . . Les tourterelles se fuyoient; Plus d'amour, partant plus de joie.

Ce n'est jamais la qualité des personnages qui le décide. Jupiter n'est qu'un homme dans les choses familieres; le moucheron est un héros lorsqu'il combat le lion: rien de plus philosophique & en même tems rien de plus naïf, que ces contrastes. Lafontaine est peut - être celui de tous les Poëtes qui passe d'un extrème à l'autre avec le plus de justesse & de rapidité. La Mothe a pris ces passages pour de la gaï<pb->

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