ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS
Previous page
"336">
l'esprit humain, sont remués de la même maniere,
& reçoivent les mêmes impressions dans la tête d'un
Arabe que dans celle d'un François; par conséquent
encore un Arabe attacheroit au mot de Dieu, la
même idée que le François, parce que les petits
corps subtils & agités qui composent l'esprit humain,
selon Epicure & les Athées, ne sont pas d'une autre
nature chez les Arabes que chez les François. Pourquoi donc l'esprit de l'Arabe ne se forme - t - il à la prononciation
du mot Dieu, aucune autre idée que celle
d'un son, & que l'esprit d'un François joint à l'idée
de ce son celle d'un être tout parfait, Créateur du
ciel & de la terre? Voici un détroit pour les Athées
& pour ceux qui nient la spiritualité de l'ame, d'où
ils ne pourront se tirer, puisque jamais ils ne pourront
rendre raison de cette différence qui se rencontre
entre l'esprit de l'Arabe & celui du François.
Cet argument est sensible, quoiqu'on n'y fasse pas
assez de réflexion; car chacun sait que cette différence
vient de l'établissement des langues, suivant
lequel on est convenu de joindre au son de ce mot
Dieu, l'idée d'un être tout parfait; & comme l'Arabe qui ne sait pas la langue Françoise ignore cette
convention, il ne reçoit que la seule idée du son,
sans y en joindre aucune autre. Cette vérité est constante,
& il n'en faut pas davantage pour détruire
les principes d'Epicure, d'Hobbes, & de Spinosa;
car je voudrois bien savoir quelle seroit la partie contractante
dans cette convention; à ce mot Dieu, je
joindrai l'idée d'un être tout parfait; ce ne sera pas
ce corps sensible & palpable, chacun en convient;
ce ne sera pas aussi cet amas de corps subtils & agités,
qui sont l'esprit humain, selon le sentiment de
ces Philosophes, parce que ces esprits reçoivent toutes
les impressions de l'objet, sans pouvoir rien faire au - delà: or ces impressions étoient les mêmes, & parfaitement
semblables, lorsque l'Arabe entendoit prononcer
ce mot Dieu, sans savoir pourtant ce qu'il signifioit.
Il faut donc nécessairement qu'il y ait quelqu'autre cause que ces petits corps avec laquelle
on convienne qu'à ce mot Dieu, l'ame se représentera
l'être tout parfait, de la même maniere
qu'on peut convenir avec le Gouverneur d'une place
assiégée, qu'à la décharge de vingt ou trente volées
de canon, il doit assûrer les habitans qu'ils seront
bien - tôt secourus. Mais comme ces signaux seroient
inutiles, si on ne supposoit dans la place un Gouverneur sage & intelligent, pour raisonner & pour tirer
de ces signaux les conséquences dont on seroit convenu
avec lui; de même aussi il est nécessaire de
concevoir dans l'homme un principe capable de former
telles ou telles idées, à telle ou telle détermination,
à tel ou tel mouvement de ces petits corps
qui reçoivent quelque impression de la prononciation
des mots, comme l'idée d'un être tout parfait à
la prononciation du mot Dieu. Ainsi il est clair &
certain qu'il doit y avoir dans l'homme une cause
dont l'essence soit de penser, avec laquelle on convient
de la signification des mots. Il est encore clair
& certain que cette cause ne peut être une substance
matérielle, parce que l'on convient avec elle qu'au
mouvement de la matiere ou de ces petits corps, elle
se formera telle ou telle idée. Il est donc clair & certain
que l'ame de l'homme n'est pas un corps, mais
que c'est une substance distinguée du corps, de laquelle
l'essence est de penser, c'est - à - dire, d'avoir la
faculté de penser.
Il en est de l'idée des objets qui se présentent à nos
yeux, comme des sons qui frappent l'oreille; &
comme il est nécessaire qu'on soit convenu aveo un
Chinois qu'il se représentera un être tout parfait à
la prononciation du mot François Dieu, il faut aussi
de même qu'il y ait une certaine convention entre
les impressions que les objets font au fond de nos
yeux & de notre esprit, pour se représenter tels ou
tels objets, à la présence de telles ou telles impressions.
Car, 1°. quand on a les yeux ouverts, en pensant
fortement à quelque chose, il arrive très - souvent qu'on n'apperçoit pas les objets qui sont devant
soi, quoiqu'ils envoyent à nos yeux les mêmes especes
& les mêmes rayons, que lorsqu'on y fait plus
d'attention. De sorte qu'outre tout ce qui se passe
dans l'oeil & dans le cerveau, il faut qu'il y ait encore
quelque chose qui considere & qui examine ces
impressions de l'objet, pour le voir & pour le connoître.
Mais il faut encore que cette cause qui examine
ces impressions, puisse se former à leur présenoe
l'idée de l'objet qu'elles nous font connoître:
car il ne faut pas s'imaginer que les impressions que
produit un objet dans notre oeil & dans le cerveau,
puissent être semblables à cet objet. Je sai qu'il y a
des Philosophes qui se représentent ce qui émane des
corps, & qu'ils nomment des especes intentionnelles
comme de petits portraits de l'objet: mais je sai
aussi qu'ils ne sont en cela rien moins que Philosophes. Car quand je regarde un cheval noir, par exemple,
si ce qui émane de ce cheval étoit semblable au
cheval, l'air devroit recevoir l'impression de la noirceur,
puisque cette espece doit être imprimée dans
l'air, ou dans l'eau, ou dans le verre au travers duquel
elle passe avant de venir à mon oeil; & on ne
pourra rendre aucune raison suffisante de cette différence
qui s'y trouve, ni dire pourquoi cette espece
intentionnelle imprimeroit sa ressemblance dans mon
oeil & dans les esprits du cerveau, si elle ne les a
pas imprimées dans l'air, parce que les esprits du
cerveau sont & plus subtils & plus agités que n'est
l'air, ou l'eau, & le crystal, par le moyen desquels
cette espece est parvenue jusqu'à moi. On ne peut
aussi rendre raison, pourquoi nous n'appercevons
pas les objets dans l'obscurité; car quand je suis dans
une chambre fermée, proche d'un objet, pourquoi
ne l'apperçois - je pas, s'il envoie de lui - même des
especes intentionnelles qui le représentent? J'en suis
proche, j'ouvre les yeux, je fais tous mes efforts
pour l'appercevoir, & pourtant je ne vois rien. Il
faut donc croire que je n'apperçois les objets que par
la lumiere qu'ils réfléchissent à mes yeux, qui est diversement
déterminée, selon la diversité de la figure
& du mouvement de l'objet: or entre des rayons
de lumiere diversement déterminés, & l'objet que
j'apperçois, par exemple, un cheval noir, il y a si peu
de proportion & de ressemblance, qu'il faut reconnoître
une cause supérieure à tous ces mouvemens,
qui ayant en soi la faculté de penser, produit des
idées de tel ou tel objet, à la présence de telles ou
de telles impressions que les objets causent dans le
cerveau par l'organe des yeux, comme par celui de
l'oreille.
Quelle sera donc cette cause? Si c'est un corps,
on retombe dans les mêmes difficultés qu'auparavant;
on ne trouvera que des mouvemens & des
figures, & rien de tout cela n'est la pensée que je
cherche: sera - ce huit, dix ou douze atomes qui composeront
cette pensée & cette réflexion? Supposons
que ce sont dix atomes, je demande ce que fait chacun
de ces atomes; est - ce une partie de ma pensée,
ou ne l'est - ce pas? si ce n'est pas une partie de ma
pensée, elle n'y contribue en rien; si elle en est une
partie, ce sera la dixieme. Or bien loin que je conçoive
la dixieme partie d'une pensée, je sens au contraire
clairement que ma pensée est indivisible; soit
que je pense à tout un cheval, ou que je ne pense qu'à
son oeil, ma pensée est toûjours une pensée & une
action de mon ame, de même nature & de même espece: soit que je pense à la vaste étendue de l'univers,
ou que je médite sur un atome d'Epicure & sur
un point mathématique; soit que je pense à l'être,
[p. 337]
ou que je médite sur le néant, je pense, je raisonne,
je fais des réflexions, & toutes ces opérations,
en tant qu'action de mon ame, sont absolument semblables
& parfaitement uniformes. Dira - t - on que
la pensée est un assemblage de ces atomes? Mais si
c'est un assemblage de dix atomes, ces atomes, pour
former la pensée, seront en mouvement ou en repos:
s'ils sont en mouvement, je demande de qui ils ont
reçû ce mouvement: s'ils l'ont reçû de l'objet, on en
aura la pensée autant de tems que durera cette impression;
ce sera comme une boule poussée par un
mail, elle produira tout le mouvement qu'elle aura
reçû; or cela est manifestement contre l'expérience.
Dans toutes les pensées des choses indifférentes où les
passions du coeur n'ont aucun intérêt, je pense quand
il me plaît, & quand il me plaît je quitte ma pensée;
je la rappelle quand je veux, & j'en choisis d'autres à
ma fantaisie. Il seroit encore plus ridicule de s'imaginer
que la pensée consistât dans le repos de l'assemblage
de ces petits corps, & on ne s'arrêtera pas à
réfuter cette imagination. Il faut donc reconnoître
nécessairement dans l'homme un principe, qui a en
lui - même & dans son essence la faculté de penser, de
délibérer, de juger & de vouloir. Or ce principe que
j'appelle esprit, recherche, approfondit ses idées, les
compare les unes avec les autres, & voit leur conformité
ou leur disproportion. Le néant, le pur néant,
quoiqu'il ne puisse produire aucune impression, parce
qu'il ne peut agir, ne laisse pas d'être l'objet de la
pensée, de même que ce qui existe. L'esprit, par sa
propre vertu & par la faculté qu'il a de penser, tire
le néant de l'abysme pour le confronter avec l'être,
& pour reconnoître que ces deux idées du néant & de
l'étre se détruisent réciproquement.
Je voudrois bien qu'on me dît ce qui peut conduire
mon esprit à s'appercevoir des choses qui impliquent
contradiction: on conçoit que l'esprit peut recevoir
de différens objets, des idées qui sont contraires
& opposées: mais pour juger des choses impossibles,
il faut que l'esprit aille beaucoup plus loin
que là où la seule perception de l'objet le conduit;
il faut pour cet effet que l'esprit humain tire de son
propre fonds d'autres idées que celles - là seules que
les objets peuvent produire. Donc il y a une cause
supérieure à toutes les impressions des objets, qui
agit & qui s'exerce sur ses idées, dont la plûpart ne
se forment point en lui par les impressions des objets
extérieurs, telles que sont les idées universelles, métaphysiques
& abstraites, les idées des choses passées
& des choses futures, les idées de l'infini, de l'éternité,
des vertus, &c. En un instant mon esprit raisonne
sur la distance de la Terre au Soleil; en un
instant il passe de l'idée de l'Univers à celle d'un
atome, de l'être au néant, du corps à l'esprit; il
raisonne sur des axiomes qui n'ont rien de corporel.
De quel corps est - il aidé dans tous ces raisonnemens,
puisque la nature des corps est entierement
opposée à ces idées? Donc, &c.
Enfin, la maniere dont nous exerçons la faculté de
communiquer nos pensées aux autres, ne nous permet
pas de mettre notre ame au rang des corps. Si ce
qui pense en nous étoit une matiere subtile, qui produisît
la pensée par son mouvement, la communication
de nos pensées ne pourroit avoir lieu, qu'en
mettant en autrui la matiere pensante dans le même
mouvement où elle est chez nous; & à chaque pensée
que nous avons, devroit répondre un mouvement
uniforme dans celui auquel nous voudrions la
transmettre: mais une portion de matiere ne sauroit
en toucher une autre, sans la toucher médiatement
ou immédiatement. Personne ne soûtiendra que la
matiere qui pense en nous agisse immédiatement sur
celle qui pense en autrui. Il faudroit donc que cela
se fît à l'aide d'une autre matiere en mouvement.
Nous avons trois moyens de faire part de nos pensées
aux autres, la parole, les signes & l'écriture.
Si l'on examine attentivement ces moyens, on verra
qu'il n'y en a aucun qui puisse mettre la matiere pensante
d'autrui en mouvement. Il résulte de tout ce
que nous avons dit, que ce n'est pas l'incompréhensibilité
seule, qui fait refuser la pensée à la matiere,
mais que c'est l'impossibilité intrinseque de la chose,
& les contraditions où l'on s'engage, en faisant le principe
matériel pensant. Dès - là on n'est plus en droit
de recourir à la toute - puissance de Dieu, pour établir
la matérialité de l'ame. C'est pourtant ce qu'a fait M.
Locke: on sait que ce Philosophe a avancé, que nous
ne serons peut - être jamais capables de connoître si un
être purement matériel pense, ou non. Un des plus
beaux esprits de ce siécle, dit dans un de ses ouvrages,
que ce discours parut une déclaration scandaleuse,
que l'ame est matérielle & mortelle. Voici comme il
en parle:
« Quelques Anglois dévots à leur maniere
sonnerent l'alarme. Les superstitieux sont dans la
société ce que les poltrons sont dans une armée,
ils ont & donnent des terreurs paniques: on cria
que M. Locke vouloit renverser la Religion; il ne
s'agissoit pourtant pas de religion dans cette affaire: c'étoit une question purement philosophique,
très - indépendante de la foi & de la révélation. Il
ne falloit qu'examiner sans aigreur s'il y a de la contradiction
à dire, la matiere peut penser, & si Dieu
peut communiquer la pensée à la matiere. Mais
les Théologiens commencent souvent par dire
que Dieu est outragé, quand on n'est pas de leur
avis; c'est ressembler aux mauvais Poëtes, qui
crioient que Despreaux parloit mal du Roi, parce
qu'il se moquoit d'eux. Le Docteur Stillingfleet s'est fait une réputation de Théologien modéré,
pour n'avoir pas dit positivement des injures à
M. Locke. Il entra en lice contre lui: mais il fut
battu, car il raisonnoit en Docteur, & Locke en
Philosophe instruit de la force & de la foiblesse de
l'esprit humain, & qui se battoit avec des armes
dont il connoissoit la trempe ».
C'est - à - dire, si l'on
en croit ce célebre Ecrivain, que la question de la
matérialité de l'ame, portée au tribunal de la raison,
sera décidée en faveur de M. Locke.
Examinons quelles sont ses raisons:
« Je suis corps,
dit - il, & je pense; je n'en sai pas davantage. Si je ne
consulte que mes foibles lumieres, irai - je attribuer
à une cause inconnue ce que je puis si aisément
attribuer à la seule cause seconde que je connois
un peu? Ici tous les Philosophes de l'école m'arrêtent
en argumentant, & disent: Il n'y a dans le
corps que de l'étendue & de la solidité, & il ne
peut y avoir que du mouvement & de la figure:
or du mouvement, de la figure, de l'étendue &
de la solidité, ne peuvent faire une pensée; donc
l'ame ne peut pas être matiere. Tout ce grand raisonnement
répété tant de fois se réduit uniquement
à ceci: Je ne connois que très - peu de chose
de la matiere, j'en devine imparfaitement quelques
propriétés; or je ne sai point du tout si ces
propriétés peuvent être jointes à la pensée; donc
parce que je ne sai rien du tout, j'assûre positivement
que la matiere ne sauroit penser. Voilà nettement
la maniere de raisonner de l'école. M.
Locke diroit avec simplicité à ces Messieurs: Confessez que vous êtes aussi ignorans que moi; votre
imagination & la mienne ne peuvent concevoir
comment un corps a des idées; & comprenez - vous
mieux comment une substance telle qu'elle
soit a des idées? Vous ne concevez ni la matiere
ni l'esprit; comment osez - vous assûrer quelque
chose? Que vous importe que l'ame soit un de ces
êtres incompréhensibles qu'on appelle matiere, ou
un de ces êtres incompréhensibles qu'on appelle
Next page
The Project for American and French Research on the Treasury of the
French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et
Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the
Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division
of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic
Text Services (ETS) of the University of Chicago.
PhiloLogic Software, Copyright © 2001 The University of Chicago.