ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"370"> le nourriroit de son propre lait, veilleroit à tous ses besoins, le garantiroit de tout accident, & ne croiroit pas d'instans dans sa vie mieux remplis que ceux qu'elle auroit employés à ces importans devoirs. Le pere de son côté contribueroit à le former; il étudieroit son goût, son humeur & ses inclinations, pour mettre à profit ses talens: il cultiveroit lui - même cette jeune plante, & regarderoit comme une indifférence criminelle, de l'abandonner à la discrétion d'un gouverneur ignorant, ou peut - être même vicieux.

Mais le pouvoir de la coûtume, malgré la force de l'instinct, en dispose tout autrement. L'enfant est à peine né, qn'on le sépare pour toûjours de sa mere; elle est ou trop foible ou trop délicate; elle est d'un état trop honnête pour allaiter son propre enfant. En vain la Nature a détourné le cours de la liqueur qui l'a nourri dans le sein maternel, pour porter aux mammelles de sa dure marâtre deux ruisseaux de lait destinés désormais pour sa subsistance: la Nature ne sera point écoutée, ses dons seront rejettés & méprisés: celle qu'elle en a enrichie, dût - elle en périr elle - même, va tarir la source de ce nectar bienfaisant. L'enfant sera livré à une mere empruntée & mercenaire, qui mesurera ses soins au profit qu'elle en attend.

Quelle est la mere qui consentiroit à recevoir de quelqu'un un enfant qu'elle sauroit n'être pas le sien? Cependant ce nouveau né qu'elle relegue loin d'elle sera - t - il bien véritablement le sien, lorsqu'après plusieurs années, les pertes continuelles de substance que fait à chaque instant un corps vivant auront été réparées en lui par un lait étranger qui l'aura transformé en un homme nouveau? Ce lait qu'il a sucé n'étoit point fait pour ses organes: ç'a donc été pour lui un aliment moins profitable que n'eût été le lait maternel. Qui sait si son tempérament robuste & sain dans l'origine n'en a point été altéré? qui sait si cette transformation n'a point influé sur son coeur? l'ame & le corps sont si dépendans l'un de l'autre! s'il ne deviendra pas un jour, précisément par cette raison, un lâche, un fourbe, un malfaiteur? Le fruit le plus délicieux dans le terroir qui lui convenoit, ne manque guere à dégénérer, s'il est transporté dans un autre.

On compare les Rois à des peres de famille, & l'on a raison: cette comparaison est fondée sur la nature & l'originc même de la royauté.

Le premier qui fut Roi, fut un soldat heureux, dit un de nos grands Poëtes (Mèrope, Tragédie de M. de Voltaire): mais il est bon d'observer que c'est dans la bouche d'un tyran, d'un usurpateur, du meurtrier de son Roi, qu'il met cette maxime, indigne d'être prononcée par un Prince équitable: tout autre que Poliphonte eût dit:

Le premier qui fut Roi, régna sur ses enfans.

Un pere étoit naturellement le chef de sa famille; la famille en se multipliant devint un peuple, & conséquemment le pere de famille devint un Roi. Le fils aîné se crut sans doute en droit d'hériter de son autorité, & le sceptre se perpétua ainsi dans la même maison, jusqu'à ce qu'un soldat heureux ou un sujet rebelle devint la tige premiere d'une nouvelle race.

Un Roi pouvant être comparé à un pere, on peut réciproquement comparer un pere à un Roi, & déterminer ainsi les devoirs du Monarque par ceux du chef de famille, & les obligations d'un pere par celles d'un Souverain: aimer, gouverner, récompenser, & punir, voilà, je crois, tout ce qu'ont à faire un pere & un Roi.

Un pere qui n'aime point ses enfans est un monstre: un roi qui n'aime point ses sujets est un tyran. Le pere & le roi sont l'un & l'autre des images vivantes de Dieu, dont l'empire est fondé sur l'amour. La Nature a fait les peres pour l'avantage des enfans: la société a fait les Rois pour la félicité des peuples: il faut donc nécessairement un chef dans une famille & dans un État: mais si ce chef est indifférent pour les membres, ils ne seront autre chose à ses yeux que des instrumens faits pour servir à le rendre heureux. Au contraire, traiter avec bonté ou sa famille ou son État, c'est pourvoir à son intérêt propre. Quoique siége principal de la vie & du sentiment, la tête est toûjours mal assise sur un tronc maigre & décharné.

Même parité entre le gouvernement d'une famille & celui d'un État. Le maître qui régit l'une ou l'autre, a deux objets à remplir: l'un d'y faire régner les moeurs, la vertu & la piéte: l'autre d'en écarter le trouble, les desastres & l'indigence: c'est l'amour de l'ordre qui doit le conduire, & non pas cette fureur de dominer, qui se plaît à pousser à bout la docilité la mieux éprouvée.

Le pouvoir de récompenser & punir est le nerf du gouvernement. Dieu lni - même ne commande rien, sans effrayer par des menaces, & inviter par des promesses. Les deux mobiles du coeur humain sont l'esprit & la crainte. Peres & Rois, vous avez dans vos mains tout ce qu'il faut pour toucher ces deux passions. Mais songez que l'exacte justice est aussi soigneuse de récompenser, qu'elle est attentive à punir. Dieu vous a établis sur la terre ses substituts & ses représentans: mais ce n'est pas uniquement pour y tonner; c'est aussi pour y répandre des pluies & des rosées bienfaisantes.

L'amour paternel ne differe pas de l'amour propre. Un enfant ne subsiste que par ses parens, dépend d'eux, vient d'eux, leur doit tout; ils n'ont rien qui leur soit si propre. Aussi un pere ne sépare point l'idée de son fils de la sienne, à moins que le fils n'affoiblisse cette idée de propriété par quelque contradiction; mais plus un pere s'irrite de cette contradiction, plus il s'afflige, plus il prouve ce que je dis.

Amour filial et fraternel (Page 1:370)

Amour filial et fraternel. Comme les enfans n'ont nul droit sur la volonté de leurs peres, la leur étant au contraire toûjours combattue, cela leur fait sentir qu'ils sont des êtres à part, & ne peut pas leur inspirer de l'amour propre, parce que la propriété ne sauroit être du côté de la dépendance. Cela est visible: c'est par cette raison que la tendresse des enfans n'est pas aussi vive que celle des peres; mais les lois ont pourvû à cet inconvénient. Elles sont un garant aux peres contre l'ingratitude des enfans, comme la nature est aux enfans un ôtage assûré contre l'abus des Lois. Il étoit juste d'assûrer à la vieillesse ce qu'elle accordoit à l'enfance.

La reconnoissance prévient dans les enfans bien nés ce que le devoir leur impose, il est dans la saine nature d'aimer ceux qui nous aiment & nous protegent, & l'habitude d'une juste dépendance fait perdre le sentiment de la dépendance même: mais il suffit d'être homme pour être bon pere; & si on n'est homme de bien, il est rare qu'on soit bon fils.

Du reste qu'on mette à la place de ce que je dis, la sympathie ou le sang; & qu'on me fasse entendre pourquoi le sang ne parle pas autant dans les enfans que dans les peres; pourquoi la sympathie périt quand la soûmission diminue; pourquoi des freres souvent se haïssent sur des fondemens si légers, &c.

Mais quel est donc le noeud de l'amitié des freres? Une fortune, un nom commun, même naissance & même éducation, quelquefois même caractere; enfin l'habitude de se regarder comme appartenant les uns aux autres, & comme n'ayant qu'un seul être; voilà ce qui fait que l'on s'aime, voilà l'amour propre, mais trouvez le moyen de séparer des freres d'inté<pb-> [p. 371] rêt, l'amitié lui survit à peine; l'amour propre qui en étoit le fond se porte vers d'autres objets.

Amour de l'estime (Page 1:371)

Amour de l'estime. Il n'est pas facile de trouver la premiere & la plus ancienne raison pour laquelle nous aimons à être estimés. On ne se satisfait point là - dessus, en disant que nous desirons l'estime des autres, à caufe du plaisir qui y est attaché; car comme ce plaisir est un plaisir de réflexion, la difficulté subsiste, puisqu'il reste toûjours à savoir pourquoi cette estime qui est quelque chose d'étranger & d'éloigné à notre égard, fait notre satisfaction.

On ne réüssit pas mieux en alléguant l'utilité de la gloire; car bien que l'estime que nous acquérons nous serve à nous faire réüssir dans nos desseins, & nous procure divers avantages dans la société, il y a des circonstances où cette supposition ne sauroit avoir lieu. Quelle utilité pouvoient envisager Mutius, Léonidas, Codrus, Curtius, &c. & par quel intérêt ces femmes Indiennes qui se font brûler après la mort de leurs maris, cherchent - elles en dépit même des lois & des remontrances, une estime à laquelle elles ne survivent point?

Quelqu'un a dit sur ce sujet, que l'amour propre nourrit avec complaisance une idée de nos perfections, qui est comme son idole, ne pouvant souffrir ce qui choque cette idée, comme le mépris & les injustices, & recherchant au contraire avec passion tout ce qui la flatte & la grossit, comme l'estime & les loüanges. Sur ce principe, l'utilité de la gloire consisteroit en ce que l'estime que les autres font de nous confirme la bonne opinion que nous en avons nous - mêmes. Mais ce qui nous montre que ce n'est point là la principale, ni même l'unique source de l'amour de l'estime; c'est qu'il arrive presque toûjours que les hommes font plus d'état du mérite apparent qui leur acquiert l'estime des autres, que du mérite réel qui leur attire leur propre estime; ou si vous voulez, qu'ils aiment mieux avoir des défauts qu'on estime, que de bonnes qualités qu'on n'estime point dans le monde; & qu'il y a d'ailleurs une infinité de personnes, qui cherchent à se faire considérer par des qualités qu'elles savent bien qu'elles n'ont pas, ce qui prouve qu'elles n'ont pas recours à une estime étrangere, pour confirmer les bons sentimens qu'elles ont d'elles - mêmes.

Qu'on cherche tant qu'on voudra les sources de cette inclination, je suis persuadé qu'on n'en trouvera la raison que dans la sagesse du Créateur. Car comme Dieu se sert de l'amour du plaisir pour conserver notre corps, pour en faire la propagation, pour nous unir les uns avec les autres, pour nous rendre sensibles au bien & à la conservation de la société; il n'y a point de doute aussi que sa sagesse ne se serve de l'amour de l'estime, pour nous défendre des abaissemens de la volupte, & faire que nous nous portions aux actions honnêtes & loüables, qui conviennent si bien à la dignité de notre nature.

Cette précaution n'auroit point été nécessaire, si la raison de l'homme eût agi seule en lui, & indépendamment du sentiment; car cette raison pouvoit lui montrer l'honnête, & même le lui faire préférer à l'agréable: mais, parce que cette raison est partiale, & juge souvent en faveur du plaisir, attachant l'honneur & la bienséance à ce qui lui plaît; il a plû à la sagesse du Créateur de nous donner pour juge de nos actions, non - seulement notre raison, qui se laisse corrompre par la volupté, mais encore la raison des autres hommes, qui n'est pas si facilement séduite.

Amour - propre (Page 1:371)

Amour - propre & de nous - mémes. L'amour est une complaisance dans l'objet aimé. Aimer une chose, c'est se complaire dans sa possession, sa grace, son accroissement; craindre sa privation, ses déchéances, &c.

Plusieurs Philosophes rapportent généralement à l'amour - propre toute sorte d'attachemens; ils prétendent qu'on s'approprie tout ce que l'on aime, qu'on n'y cherche que son plaisir & sa propre satisfaction; qu'on se met soi - même avant tout; jusques - là qu'ils nient que celui qui donne sa vie pour un autre, le préfere à soi. Ils passent le but en ce point; car si l'objet de notre amour nous est plus cher, que l'existence sans l'objet de notre amour, il paroît que c'est notre amour qui est notre passion dominante, & non notre individu propre; puisque tout nous échappe avec la vie, le bien que nous nous étions appropriés par notre amour, comme nôtre, être véritable. Ils répondent que la possession nous fait confondre dans ce sacrifice notre vie & celle de l'objet aimé; que nous croyons n'abandonner qu'une partie de nous - mêmes pour conserver l'autre: au moins ils ne peuvent nier que celle que nous conservons nous paroît plus considérable que celle que nous abandonnons. Or, dès que nous nous regardons comme la moindre partie dans le tout, c'est une préférence manifeste de l'objet aimé. On peut dire la même chose d'un homme, qui volontairement & de sans - froid meurt pour la gloire: la vie imaginaire qu'il achete au prix de son être réel, est une préférence bien incontestable de la gloire, & qui justifie la distinction que quelques Ecrivains ont mise avec sagesse entre l'amour propre & l'amour de nous - mêmes. Avec l'amour de nous - mêmes, disent - ils, on cherche hors de soi son bonneur; on s'aime hors de soi davantage, que dans son existence propre; on n'est point soi - même son objet. L'amour - propre au contraire subordonne tout à ses commodités & à son bien - être: il est à lui - même son objet & sa fin; desorte qu'au lieu que les passions qui viennent de l'amour de nous - mêmes nous donnent aux choses, l'amour - propre veut que les choses se donnent à nous, & se fait le centre de tout.

L'amour de nous - mêmes ne peut pécher qu'en excès ou en qualité; il faut que son déreglement consiste en ce que nous nous aimons trop, ou en ce que nous nous aimons mal, ou dans l'un & dans l'autre de ces défauts joints ensemble.

L'amour de nous - mêmes ne peche point en excès: cela paroît de ce qu'il est permis de s'aimer tant qu'on veut, quand on s'aime bien. En effet, qu'estce que s'aimer soi - même? c'est desirer son bien, c'est craindre son mal, c'est rechercher son bonheur. Or j'avoue qu'il arrive souvent qu'on desire trop, qu'on craint trop, & qu'on s'attache à son plaisir, ou à ce qu'on regarde comme son bonheur avec trop d'ardeur: mais prenez garde que l'excès vient du défaut qui est dans l'objet de vos passions, & non pas de la trop grande mesure de l'amour de vous - même. Ce qui le prouve, c'est que vous pouvez & vous devez même desirer sans bornes la souveraine félicité, craindre sans bornes la souveraine misere; & qu'il y auroit même du déreglement à n'avoir que des desirs bornés pour un bien infini.

En effet, si l'homme ne devoit s'aimer lui - même que dans une mesure limitée, le vuide de son coeur ne devroit pas être infini; & si le vuide de son coeur ne devoit pas être infini, il s'ensuivroit qu'il n'auroit pas été fait pour la possession de Dieu, mais pour la possession d'objets finis & bornés.

Cependant la religion & l'expérience nous apprennent également le contraire. Rien n'est plus légitime & plus juste que cette insatiable avidité, qui fait qu'après la possession des avantages du monde, nous cherchons encore le souverain bien. De tous ceux qui l'ont cherché dans les objets de cette vie, aucun ne l'a trouvé. Brutus qui avoit fait une profession particuliere de sagesse, avoit crû ne pas se tromper en le cherchant dans la vertu: mais comme il aimoit

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