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Equilibre (Page 5:878)
La chaîne qui unit les connoissances humaines,
joint ici la Physique à la Peinture; ensorte que le
physicien qui examine la cause du mouvement des
corps, & le peintre qui veut en représenter les justes
effets, peuvent, pour quelques momens au moins,
suivre la même route, & pour ainsi dire voyager ensemble.
L'on doit même remarquer que ces points
de réunion des Sciences, des Arts, & des connoissances
de l'esprit, se montrent plus fréquens, lorsque
ces mêmès connoissances tendent à une plus
grande perfection. Cependant on a pu observer aussi
(comme une espece de contradiction à ce principe),
que souvent la théorie perfectionnée a plûtôt suivi
que précédé les âges les plus brillans des beaux arts,
& qu'au moins elle n'a pas toûjours produit les fruits
qu'on sembleroit devoir en espérer. Je reserve pour
les mots
Le mot équilibre s'entend principalement des figures qui par elles - mêmes ont du mouvement; telles que les hommes & les animaux.
Mais on se sert aussi de cette expression pour la composition d'un tableau; & je vais commencer par développer ce dernier sens. M. du Fresnoy, dans son poëme immortel de arte graphicâ, recommande cette partie; & voici comment il s'exprime:
Seu multis constabit opus, paucisque figuris, Altera pars tabuloe vacuo ne frigida campo Aut deserta siet, dum pluribus altera formis Fervida mole suâ supremam exurgit ad oram: Sed tibi sic positis respondeant utraque rebus; Ut si aliquid sursum se parte attollat in unâ, Sic aliquid parte ex aliâ consurgat, & ambas AEquiparet, geminas cumulando oequaliter oras.
Cette traduction qui peut paroître moins conforme à la lettre qu'elle ne l'est au sens, donne une idée de cet équilibre de composition dont M. du Fresnoy a voulu parler; & j'ai hasardé avec d'autant plus de plaisir d'expliquer sa pehsée dans ce passage, que la traduction qu'en donne M. de Piles présente des préceptes qui, loin d'être avoüés par les artistes, sont absolument contraires aux principes de l'art & aux effets de la nature. Je vais rapporter les termes dont se sert M. de Piles.
On apperçoit assez dans ces mots, en quelque façon, qui ne sont point dans le texte, que M. de Piles lui même a senti qu'il falloit adoucir ce qu'il venoit d'avancer: mais cet adoucissement ne suffit pas. Il n'est point du tout nécessaire de remplir un côté du tableau, parce que l'on a rempli l'autre, ni de faire ensorte qu'ils paroissent, en quelque façon même, égaux. Les lois de la composition sont fondées sur celles de la nature, & la nature moins concertée ne prend point pour nous plaire les soins qu'on prescrit ici à l'artiste. Sur quoi donc sera sondé le précepte de du Fresnoy? que deviendra ce balancement de composition à l'aide duquel j'ai rendu son idée? Il naîtra naturellement d'un heureux choix des effets de la nature, qui non - seulement est permis aux Peintres, mais qu'il faut même leur recommander; il naîtra du rapprochement de certains objets que la nature ne présente pas assez éloignés les uns des autres, pour qu'on ne soit pas autorisé à les rassembler & à les disposer à son avantage.
En effet il est rare que dans un endroit enrichi, soit par les productions naturelles, soit par les beautés de l'art, soit par un concours d'êtres vivans, il se trouve dans le court espace que l'on peut choisir pour sujet d'un tableau (qui n'est ordinairement que celui qu'un seul regard peut embrasser), un côté dénué de toute espece de richesses, tandis que l'autre en sera comblé. La nature garde plus d'uniformité dans les rableaux qu'elle compose; elle n'offre point brusquement le contraste de l'abondance & de l'ex<pb-> [p. 879]
J'insisterai d'autant plus sur ce principe d'équilibre de la composition, qu'il y a un danger infini pour les artistes dans l'affectation d'une dispositïon d'objets trop recherchée, & que c'est par cette route que se sont introduits ces faux principes de contraste & de disposition pyramidale.
Les beautés de la nature ont un caractere de simplicité qui s'étend sur ses tableaux les plus composés, & qui plaît dans ceux qu'on pourroit accuser de monotonie. Plusieurs figures dans la même attitude, sur le même plan, sans contraste, sans opposition, bien loin d'être monotones dans la nature, nous y présentent des variétés sines, des nuances délicates, & une union d'action qui enchantent. Il faut pour imiter ces beautés, une extrème justesse; & la naïveté, je l'avoue, est voisine de la sécheresse, & d'un goût pauvre qu'il faut éviter avec autant de soin que le genre outré. Mais c'en est assez pour la signification de ces mots, équilibre de composition. Consultons Léonard de Vincy sur l'équilibre des corps en particulier.
L'équilibre composé est celui qu'on voit dans un
homme qui soûtient dans diverses attitudes un poids
étranger; dans Hercule, par exemple, étouffant
Antée qu'il suspend en l'air, & qu'il presse avec ses
bras contre son estomac. Il faut, dans cet exemple,
que la figure d'Hercule air autant de son poids
au - delà de la ligne centrale de ses piés, qu'il y a du
poids d'Antée en - deçà de cette même ligne ».
On voit par ces définitions de Léonard de Vincy, que l'équilibre d'une figure est le résultat des moyens qu'elle employe pour se soûtenir, soit dans une action de mouvement, soit dans une attitude de repos.
Mais comme les principes & les réflexions excellentes de cet auteur sont peu liés ensemble dans son ouvrage, je vais, en les fondant avec les miennes, leur donner, s'il se peut, un ordre qui en rende l'intelligence plus facile, pour ceux mêmes qui ne pratiquent pas l'art de la Peinture.
Quoique le peintre de figure ne puisse produire qu'une représentation immobile de l'homme qu'il imite, l'illusion de son art lui permet de choisir pour cette représentation dans les actions les plus animées, comme dans les attitudes du plus parfait repos: il ne peut représenter dans les unes & dans les autres qu'un seul instant; mais une action quelque vive, quelque rapide qu'elle soit, est composée d'une
Ce mou vement sera d'autant plus fort, plus prompt, & plus violent, que la figure dont le poids est partagé également de chaque côté de la ligne qui la soûtient, en ôtera plus d'un de ces côtés pour le rejetter de l'autre, & cela avec violence & précipitation.
Par une suite de ce principe, un homme ne pourra remuer ou enlever un fardeau, qu'il ne tire de soi - même un poids plus qu'égal à celui qu'il veut mouvoir, & qu'il ne le porte du côté opposé à celui où est le fardeau qu'il veut lever. C'est de - là qu'on doit inférer, que pour parvenir à une juste expression des actions, il faut que le peintre fasse ensorte que ses figures démontrent dans leur attitude la quantité de poids'ou de force qu'elles empruntent pour l'action qu'elles sont prêtes d'exécuter. J'ai dit la quantité de force; parce que si la figure qui supporte un fardeau rejette d'un côté de la ligne qui partage le poids de son corps, ce qu'il faut de plus de ce poids pour balancer le fardeau dont elle est chargée, la figure qui veut lancer une pierre ou un dard, emprunte la force dont elle a besoin, par une contorsion d'autant plus violente, qu'elle veut porter son coup plus loin; encore est - il nécessaire, pour porter son coup, qu'elle se prepare par une position anticipée à revenir aisément de cette contorsion à la position où elle étoit avant que de se gêner: ce qui fait qu'un homme qui tourne d'avance la pointe de ses piés vers le but où il veut frapper, & qui ensuite recule son corps, ou le contourne, pour acquérir la force dont il a besoin, en acquerra plus que celui qui se poseroit différemment; parce que la position de ses piés facilite le retour de son corps vers l'endroit qu'il veu frapper, & qu'il y revient avec vîtesse, enfin s'y etrouve placé commodément.
Cette succession d'égalité & d'inégalité de poids
dans des combinaisons innombrables (que notre instinct,
sans notre participation & à notre insçu, fait
servir à exécuter nos volontés avec une précision
géométrique si admirable) se remarque aisément dès
que l'on y fait la moindre attention: cependant elle
est encore plus visible, lorsqu'on examine les danseurs
& les sauteurs, dont l'art consiste à en faire un
usage plus raisonné & plus approfondi. Les faiseurs
d'équilibre & les funambules sur - tout, en offrent
des démonstrations frappantes; parce que dans les
mouvemens qu'ils se donnent sur des appuis moins
solides, & sur des points de surface plus restraints,
l'effet des poids est plus remarquable & plus subit,
sur - tout lorsqu'ils exécutent leurs exercices sans appui,
& qu'ils marchent ou sautent sur la corde sans
contre - poids: c'est alors que vous voyez l'emprunt
qu'ils font à chaque instant d'une partie du poids de
leur corps pour soûtenir l'autre, & pour mettre alternativement
leur poids total dans un juste balancement,
ou dans une égalité qui produit leurs mouvemens
ou le repos de leurs attitudes: c'est alors
qu'on voit dans la position de leurs bras l'origine de
ces contrastes de membres qui nous plaisent, & qui
sont fondés sur la nécessité; plus ces contrastes sont
justes & conformes à la pondération nécessaire des
corps, plus ils satisfont le spectateur, sans qu'il cherche
à se rendre compte de cette satisfaction qu'il
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