ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"830"> à soie qui file pour l'ouvrier: Sic vos, non vobis....

Mais le soin qu'on prend de polir le style ne peutil pas refroidir l'imagination & rallentir la pensée? Non, lorsque le poëte se hâte d'abord de répandre ses idées dans toute leur rapidité, & ne donne à la correction que les intervalles du génie. Dans ce premier jet, l'expression se fond avec la pensée, & ne faisant plus qu'un même corps avec elle, ne laisse à la réflexion que des traits à rechercher & des contours à arrondir. Rien n'est plus vif ni plus élégant que les scenes passionnées de Racine; c'est ainsi qu'il les a travaillées; c'est ainsi sans doute qu'avoit commencé celui qui est mort à vingt - sept ans, & nous a laissé la Pharsale.

L'harmonie & le coloris distinguent sur - tout le style de l'épopée. Il y a deux sortes d'harmonie dans le style, l'harmonie contrainte, & l'harmonie libre: l'harmonie contrainte, qui est celle des vers, résulte d'une division symmétrique & d'une mesure réguliere dans les sons. Bornons - nous au vers héroïque, le seul qui ait rapport à ce que nous voulons prouver.

On sait que l'exametre des anciens étoit composé de six mesures à quatre tems: c'est d'après ce modele que supposant longues ou de deux tems toutes les syllabes de notre langue, on en a donné douze à notre vers alexandrin. Mais comme notre langue, quoique moins dactilique que le grec & le latin, ne laisse pas d'être mêlée de longues & de breves, & que le choix en est arbitraire dans les vers, il arrive qu'un vers a deux, trois, quatre, & jusqu'à huit tems de plus qu'un autre vers de la même mesure en apparence.

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Ainsi le mêlange des syllabes breves & longues détruit dans nos vers la régularité de la mesure: or point de vers harmonieux sans ce mêlange; d'où il suit que l'harmonie & la mesure sont incompatibles dans nos vers. Le choix des sons y est arbitraire: ce n'est donc pas encore ce choix qui rend nos vers préférables à la prose. Enfin la rime, qui peut causer un moment le plaisir de la sarprise, ennuie & fatigue à la longue. Qu'est - ce donc qui peut nous attacher à une forme de vers qui n'a ni rythme ni mesure, & dont l'irréguliere symmétrie prive la pensée, le sentiment & l'expression des graces nobles de la liberté?

La prose a son harmonie; & celle - ci, que nous appellons libre, se forme, non de tel ou de tel mêlange de sons régulierement divisés, mais d'un mêlange varié de syllabes faciles, pleines & sonores, tour - à - tour lentes & rapides, au gré de l'oreille, & dont les suspensions & les repos ne lui laissent rien à souhaiter. Là tous les nombres que l'oreille s'est choisis par prédilection, dactyle, spondée, iambe, &c. se succedent & s'allient avec une variété qui l'enchante & ne la fatigue jamais: la mesure précipitée ou soûtenue, interrompue ou remplie, suivant les mouvemens de l'ame, laisse au sentiment, d'intelligence avec l'oreille, choisir & marquer les divisions: c'est là que le trimetre, le tétrametre, le pentametre trouvent naturellement leur place; car c'est une affectation puérile que d'éviter dans la prose la mesure d'un vers harmonieux, si ce n'est peut - être celle du vers héroïque, dont le retour continu est trop familier à notre oreille, pour qu'elle ne soit pas étonnée de trouver ce vers isolé au milieu des divisions irrégulieres de la prose. V. Elocution.

Que l'harmonie imitative ait fait une des beautés des vers anciens, c'est ce qui n'est sensible pour nous que dans un très - petit nombre d'exemples; quelquefois elle peint le physique:

Nec brachia longo Margine terrarum porrexerat Amphitrite. quelquefois elle peint l'idée:

Magnum Jovis incrementum. . . . . . . . . Monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum. Mais rien n'est plus difficile ni plus rare que de donner à nos vers cette expression harmonique; & si notre langue en est susceptible, ce n'est tout au plus que dans la prose, dont la liberté laisse au goût & à l'oeille du poëte le choix des termes & des tours: c'est peut - être ce qui manque à la prose nombreuse, mais monotone, du Télémaque.

Cependant, s'il faut céder à l'habitude où nous sommes de voir des poëmes en vers, il y auroit un moyen d'en rompre la monotonie, & d'en rendre jusqu'à un certain point l'harmonie imitative: ce seroit d'y employer des vers de différente mesure, non pas mêlés au hasard, comme dans nos poêsies libres, mais appliqués aux différens genres auxquels leur cadence est le plus analogue. Par exemple, le vers de dix syllabes, comme le plus simple, aux morceaux pathétiques; le vers de douze aux morceaux tranquilles & majestueux; les vers de huit aux harangues véhémentes; les vers de sept, de six & cinq aux peintures les plus vives & les plus fortes.

On trouve dans une épître de l'abbé de Chaulieu au chevalier de Bouillon, un exemple frappant de ce mêlange de différentes mesures.

Tel qu'un rocher dont la tête Egalant le mont Athos, Voit à ses piés la tempête Troubler le calme des flots. La mer autour brüit & gronde; Malgré ses émotions, Sur son front élevé regne une paix profonde, Que tant d'agitations, Et que les sureurs de l'onde Respectent à l'égal du nid des Alcyons.

Mais faudroit - il éviter le retour fatiguant de la rime redoublée, croiser les vers, & varier les repos avec un art d'autant plus difficile, qu'il n'a point de regles.

Le coloris du style est une suite du coloris de l'imagination; & comme il en est inséparable, nous avons crû devoir les réunir sous un même point de vûe.

Le style de la tragédie est commun à toute la partie dramatique de l'épopée. Voyez Tragédie.

Mais la partie épique permet, exige même des peintures plus fréquentes & plus vives: ou ces peintures présentent l'objet sous ses propres traits, & on les appelle descriptions; ou elles le présentent révêtu de couleurs étrangeres, & on les appelle images.

Les descriptions exigent non - seulement une imagination vive, forte & étendue, pour saisir à - la - fois l'ensemble & les détails d'un tableau vaste, mais encore un goût délicat & sûr pour choisir & les tableaux, & les parties de chaque tableau qui sont dignes du poëme héroïque. La chaleur des descriptions est la partie brillante & peut - être inimitable d'Homere; c'est par - là qu'on a comparé son génie à l'essieu d'un char qui s'embrase par sa rapidité.... Ce seu, dit - on, n'a qu'à paroître dans les endroits où manque tout le reste, & sût - il environné d'absurdités, on ne le verra plus. (Prés. de l'Homere Angl. de Pope.) C'est par - là qu'Homere a fait tant de fanatiques parmi les savans, & tant d'enthousiastes parmi les hommes de génie: c'est par - là qu'on l'a regardé tantôt comme une source intarissable où s'abreuvoient les Poëtes,

A quo ceu sonte perenni Vatum pierüs ora rigantur aquis. Ovid. [p. 831] tantôt comme l'avoit représenté le peintre Galathon, aujus vomitum alü poetoe adstantes absorbent. OElianus, l. XIII.

Mais ce n'est point assez de bien peindre, il faut bien choisir ce qu'on peint: toute peinture vraie a sa beauté; mais chaque beauté a sa place. Tout ce qui est bas, commun, incapable d'exciter la surprise, l'admiration, ou la curiosité d'un lecteur judicieux, est déplacé dans l'épopée.

Il faut, dit - on, des peintures simples & familieres pour préparer l'imagination à se prêter au merveilleux; oui sans doute: mais le simple & le familier ont leur intérêt & leur noblesse. Le repas d'Henri IV. chez le solitaire de Gersai, n'est pas moins naturel que le repas d'Enée sur la côte d'Afrique: cependant l'un est intéressant, & l'autre ne l'est pas. Pourquoi? Parce que l'un renferme les idées accessoires d'une vie tranquille & pure, & l'autre ne présente que l'idée toute nue d'un repas de voyageurs.

Les Poëtes doivent supposer tous les détails qui n'ont rien d'intéressant, & auxquels la réflexion du lecteur peut suppléer sans effort: ils seroient d'autant moins excusables de puiser dans ces sources stériles, que la Philosophie leur en a ouvert de très fécondes. Pope compare le génie d'Homere à un astre qui attire en son tourbillon tout ce qu'il trouve à la portée de ses mouvemens: & en effet Homere est de tous les Poëtes celui qui a le plus enrichi la poésie des connoissances de son siecle. Mais s'il revenoit aujourd'hui avec ce feu divin, quelles couleurs, quelles images ne tireroit - il pas des grands effets de la nature, si savamment développés, des grands effets de l'industric humaine, que l'expérience & l'intérêt ont porté si loin depuis trois mille ans? La gravitation des corps, la végétation des plantes, l'instinct des animaux, les développemens du feu, l'action de l'air, &c. les mécaniques, l'astronomie, la navigation, &c. voilà des mines à - peine ouvertes, où le génie peut s'enrichiv: c'est de - là qu'il peut tirer des peintures dignes de remplir les intervilles d'une action héroique: encore doit - il être avare de l'espace qu'elles occupent, & ne perdre jamais de vûe un spectateur impatient, qui veut être délassé sans être sefioidi, & dont la curiosité se rebute par une longue attente, sur - tout lorsqu'il s'apperçoit qu'on le distrait hors de propes. C'est ce qui ne manqueroit pas d'arriver, si, par exemple, dans l'un des intervalles de l'action on employoit mille vers à ne décrire que des jeux (Enéide, l. V.). Le grand art de ménager les descriptions est donc de les présenter dans le cours de l'action principale, comme les passages les plus naturels, ou comme les moyens les plus simples. Art bien peu connu, ou bien négligé jusqu'à nous.

Il nous reste à examiner la partie des images; mais comme elles sont communes à tous les genres de poésie, & que la théorie en exige un détail approfondi, nous croyons devoir en faire un article séparé. Voyez Image.

Nous n'avons pû donner ici que le sommaire d'un long traité; les exemples sur - tout, qui appuient & développent si bien les principes, n'ont pû trouver place dans les bornes d'un article: mais en parcourant les Poëtes, un lecteur intelligent peut aisément y suppléer. D'ailleurs, comme nous l'avons dit dans l'article Critique, l'auteur qui, pour composer un poëme, a besoin d'une longue étude des préceptes, peut s'en épargner le travail. Cet article est de M. Marmontel.

EPOQUE (Page 5:831)

EPOQUE, s.f. (Logiq.) suspension de jugement; c'est l'état de l'esprit par lequel nous n'établissons rien, n'affirmant & ne niant quoi que ce soit. Les philosophes sceptiques ayant pour principe, que toute raison peut être contredite par une raison opposée & d'un poids égal, ne sortoient jamais des bornes de l'époque, & ne recevoient aucun dogme. Pour arriver à cette époque, ils employoient dix moyens principaux, que je vais détailler d'apres Sextus Empiricus, livre I. des hypotyposes, ou institutions pyrrhoniennes.

Le premier est tiré de la diversité des animaux. Voici un précis des exemples & des raisonnemens, sur lesquels Sextus appuie ce premier moyen. Il est aisé, dit - il, de remarquer qu'il y a une grande diversité dans les perceptions & dans les sensations des animaux, si l'on considere leur origine différente & la diverse constitution de leur corps. A l'égard de leur origine, on voit qu'entre les animaux, les uns naissent par la voie ordinaire de la génération, & les autres sans l'union du mâle & de la femelle. Ici Sextus s'étend sur ces prétendues générations spontanées, que la saine physique a entierement bannies. Quant à ceux qui viennent par l'accouplement des sexes, continue - t - il, les uns viennent d'animaux de même espece, ce qui est le plus ordinaire; d'autres naissent d'animaux de différente espece, comme les mulets: les uns naissent vivans des animaux; d'autres sortent d'un oeuf, comme les oiseaux; d'autres sont mal formés, comme les ours. Ainsi il ne faut pas douter que les diversités & les differences qui se trouvent dans les générations, ne produisent de grandes antipathies parmi les animaux, qui sans contredit tirent de ces diverses origines des tempernnens tout - à - fait différens, & une grande discordance & contrariété les uns à l'égard des autres. Le philosophe sceptique entasse des exemples, qui justifient ce qu'il a avancé; d'où il conclut ainsi: si les mêmes choses paroissent différentes à cause de la diversité des animaux, il est vrai que nous pourrons bien dire d'un objet quel il nous paroît; mais nous nous en tiendrons à l'époque, nous demeurerons en suspens, nous ne déciderons rien, s'il s'agit de dire quel il est véritablement & naturellement. Car enfin nous ne pouvons pas juger entre nos perceptions & celles des autres animaux, lesquelles sont conformes à la nature des choses; & la raison de cela, c'est que nous sommes des parties discordantes & intéreslées dans ce procès, & que nous ne pouvons pas être juges dans notre propre cause.

Le second, de la différence des hommes. Quand nous accorderions qu'il faut s'en tenir au jugement des hommes plûtôt qu'à celui des animaux, la seule différence qui regne entre les hommes, suffit pour maintenir l'époque. Nous sommes composes de deux choses, d'un corps & d'une ame; mais à l'égard de ces deux choses, nous sommes différens les uns des autres en bien des manieres: du côté du corps, la figure ou conformation, & le tempérament, varient; Sextus en allegue quantité d'exemples: & quant à l'ame, une preuve de la différence presque infinie, qui se trouve entre les esprits des hommes, c'est la contrariété des sentimens des dogmatiques en toutes choses, & sur - tout dans la question des choses qu'on doit éviter ou rechercher. Or, ou nous croirons tous les hommes, ou nous en croirons quelques - uns. Si nous voulons les croire tous, nous entreprendrons une chose impossible, & nous admettrons des contradictions; & si nous en croyons seulement quelques - uns, auxquels donnerons - nous la préférence? Un - platonicien nous dira qu'il faut s'en rapporter à Platon, un épicurien à Epicure; mais c'est précisément cette contrariété qui nous persuade d'en demeurer à l'époque.

Le troisieme, de la comparaison des organes des sens. Nous ne sommes point certains si les objets qui se présentent à nous revêtus de certaines qualités, n'ont que ces seules qualités, ou plûtôt si elles n'en ont qu'une, & si la diversité apparente de ces qualités ne

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