ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"NA18"> s'opiniâtrent à noircir du papier contre nous, que si l'Encyclopédie conserve dans dix ans la réputation dont elle jouit, il ne sera plus question de leurs écrits, & qu'il en sera bien moins question encore, si elle est ignorée.

J'ai entendu dire à M. de Fontenelle, que son appartement ne contiendroit pas tous les ouvrages qu'on avoit publiés contre lui. Qui est - ce qui en connoît un seul? L'esprit des lois & l'histoire naturelle ne font que de paroître, & les critiques qu'on en a faites sont entierement ignorées. Nous avons déjà remarqué que parmi ceux qui se sont érigés en censeurs de l'Encyclopédie, il n'y en a presque pas un qui eût les talens nécessaires pour l'enrichir d'un bon article. Je ne croirois pas exagérer, quand j'ajoûterois que c'est un livre dont la très - grande partie seroit à étudier pour eux. L'esprit philosophique est celui dans lequel on l'a composé, & il s'en faut beaucoup que la plûpart de ceux qui nous jugent, soient à cet égard seulement au niveau de leur siecle. J'en appelle à leurs ouvrages. C'est par cette raison qu'ils ne dureront pas, & que nous osons présumer que notre Dictionnaire sera plus lû & plus estimé dans quelques années, qu'il ne l'est encore aujourd'hui. Il ne nous seroit pas difficile de citer d'autres auteurs qui ont eu, & qui auront le même sort. Les uns (comme nous l'avons déjà dit plus haut) élevés aux cieux, parce qu'ils avoient composé pour la multitude, qu'ils s'étoient assujettis aux idées courantes, & qu'ils s'étoient mis à la portée du commun des lecteurs, ont perdu de leur réputation, à mesure que l'esprit humain a fait des progrès, & ont fini par être oubliés. D'autres au contraire, trop forts pour le tems où ils ont paru, ont été peu lûs, peu entendus, point goûtés, & sont demeurés obscurs, long - tems, jusqu'au moment où le siecle qu'ils avoient devancé fût écoulé, & qu'un autre siecle dont ils étoient avant qu'il fût arrivé, les atteignit, & rendit enfin justice à leur mérite.

Je crois avoir appris à mes concitoyens à estimer & à lire le chancelier Bacon; on a plus feuilleté ce profond auteur depuis cinq à six ans, qu'il ne l'avoit jamais été. Nous sommes cependant encore bien loin de sentir l'importance de ses ouvrages; les esprits ne sont pas assez avancés. Il y a trop peu de personnes en état de s'élever à la hauteur de ses méditations; & peut - être le nombre n'en deviendra - t - il jamais guere plus grand. Qui sait si le novum organum, les cogitata & visa, le livre de augmento scientiarum, ne sont pas trop au - dessus de la portée moyenne de l'esprit humain, pour devenir dans aucun siecle, une lecture facile & commune? C'est au tems à éclaircir ce doute.

Mais ces considérations sur l'esprit & la matiere d'un Dictionnaire encyclopédique nous conduisent naturellement à parler du style qui est propre à ce genre d'ouvrage.

Le laconisme n'est pas le ton d'un dictionnaire; il donne plus à deviner qu'il ne le faut pour le commun des lecteurs. Je voudrois qu'on ne laissât à penser que ce qui pourroit être perdu, sans qu'on en fût moins instruit sur le fond. L'effet de la diversité, outre qu'il est inévitable, ne me paroît point ici déplaisant. Chaque travailleur, chaque science, chaque art, chaque article, chaque sujet a sa langue & son style. Quel inconvénient y a - t - il à le lui conserver? s'il falloit que l'éditeur fît reconnoître sa main par - tout, l'ouvrage en seroit beaucoup retardé, & n'en seroit pas meilleur. Quelqu'instruit qu'un éditeur pût être, il s'exposeroit souvent à commettre une erreur de chose, dans l'intention de rectifier une faute de langue.

Je renfermerois le caractere général du style d'une Encyclopédie, en deux mots, communia, propriè; propria, communiter. En se conformant à cette regle, les choses communes seroient toûjours élégantes; & les choses propres & particulieres, toûjours claires.

Il faut considérer un dictionnaire universel des Sciences & des Arts, comme une campagne immense couverte de montagnes, de plaines, de rochers, d'eaux, de forêts, d'animaux, & de tous les objets qui font la variété d'un grand paysage. La lumiere du ciel les éclaire tous; mais ils en sont tous frappés diversement. Les uns s'avancent par leur nature & leur exposition, jusque sur le devant de la scene; d'autres sont distribués sur une infinité de plans intermédiaires; il y en a qui se perdent dans le lointain; tous se font valoir réciproquement.

Si la trace la plus legere d'affectation est insupportable dans un petit ouvrage, que seroit - ce au jugement des gens de Lettres, qu'un grand ouvrage où ce défaut domineroit? Je suis sûr que l'excellence de la matiere ne contrebalanceroit pas ce vice de style, & qu'il seroit peu lû. Les ouvrages de deux des plus grands hommes que la nature ait produits, l'un philosophe, & l'autre poëte, seroient infiniment plus parfaits & plus estimés, si ces hommes rares n'avoient été doüés dans un degré très - extraordinaire, de deux talens qui me semblent contradictoires, le génie & le bel esprit. Les traits les plus brillans & les comparaisons les plus ingénieuses y déparent à tout moment les idées les plus sublimes. La nature les auroit traités beaucoup plus favorablement, si, leur ayant accordé le génie, elle leur eût refusé le bel esprit. Le goût solide & vrai, le sublime en quelque genre que ce soit, le pathétique, les grands effets de la crainte, de la commisération & de la terreur, les sentimens nobles & relevés, les grandes idées rejettent le tour épigrammatique & le contraste des expressions.

Si toutefois il y a quelqu'ouvrage qui comporte de la variété dans le style, c'est une Encyclopédie; mais comme j'ai desiré que les objets les plus indifférens y fussent toûjours secretement rapportés à l'homme, y prissent un tour moral, respirassent la décence, la dignité, la sensibilité, l'élévation de l'ame, en un mot qu'on y discernât par - tout le souffle de l'honnêteté; je voudrois aussi que le ton repondît à ces vûes, & qu'il en reçût quelqu'austérité, même dans les endroits où les couleurs les plus brillantes & les plus gaies n'auroient pas été déplacées. C'est manquer son but, que d'amuser & de plaire, quand on peut instruire & toucher.

Quant à la pureté de la diction, on a droit de l'exiger dans tout ouvrage. Je ne sais d'où vient l'indulgence injurieuse qu'on a pour les grands livres & sur - tout pour les dictionnaires. Il semble qu'on ait permis à l'in - folio d'être écrit pesamment, négligemment, sans génie, sans goût & sans finesse. Croiton qu'il soit impossible d'introduire ces qualités dans un ouvrage de longue haleine? ou seroit - ce que la plûpart des ouvrages de longue haleine qui ont paru jusqu'à présent, ayant communément ces défauts, on les a regardés comme un appanage du format?

Cependant on s'appercevra, en y regardant de près, que s'il y a quelqu'ouvrage où il soit facile de mettre du style, c'est un dictionnaire; tout y est coupé par articles; & les morceaux les plus étendus le sont moins qu'un discours oratoire.

Mais voici ce que c'est. Il est rare que ceux qui écrivent supérieurement, veuillent & puissent continuer long - tems une tâche si pénible; d'ailleurs dans les ouvrages de société où la gloire du succès est partagée, & où le travail d'un homme est confondu avec le travail de plusieurs, on se désigne en soi - même un associé pour émule; on compare son travail avec le sien; on rougiroit d'être au - des<pb-> [p. 648] sous; on se soucie peu d'être au - dessus; on n'employe qu'une partie de ses forces; & l'on espere que ce qu'on aura négligé disparoîtra dans l'immensité des volumes.

C'est ainsi que l'intérêt s'affoiblit dans chacun, à mesure que le nombre des associés augmente; & que, l'ouvrage d'un seul se distinguant d'autant moins qu'il a plus de collegues, le livre se trouve en général d'une médiocrité d'autant plus grande, qu'on y a employé plus de mains.

Cependant le tems leve le voile; chacun est jugé selon son mérite. On distingue le travailleur négligent du travailleur honnête ou qui a rempli son devoir. Ce que quelques - uns ont fait, montre ce qu'on étoit en droit d'exiger de tous; & le public nomme ceux dont il est mécontent, & regrette qu'ils ayent si mal répondu à l'importance de l'entreprise, & au choix dont on les avoit honorés.

Je m'explique là - dessus avec d'autant plus de liberté, que personne ne sera plus exposé que moi à cette espece de censure, & que, quelque critique qu'on fasse de notre travail, soit en général soit en particulier, il n'en restera pas moins pour constant qu'il seroit très - difficile de former une seconde société de gens de Lettres & d'Artistes aussi nombreuse & mieux composée que celle qui concourt à la composition de ce Dictionnaire. S'il étoit facile de trouver mieux que moi pour auteur & pour éditeur, il faudra que l'on convienne qu'il étoit, sous ces deux aspects, infiniment plus facile encore de rencontrer moins bien que M. d'Alembert. Combien je gagnerois à cette espece d'enumération où les hommes se compenseroient les uns par les autres! Ajoûtons à cela qu'il y a des parties pour lesquelles on ne choisit point, & que cet inconvénient sera de toutes les éditions. Quelqu'honoraire qu'on proposât à un homme, il n'acquitteroit jamais le tems qu'on lui demanderoit. Il faut qu'un Artiste veille dans son attelier; il faut qu'un homme public soit à ses fonctions. Celui - ci est malheureusement trop occupé, & l'homme de cabinet n'est malheureusement pas assez instruit. On se tire de - là comme on peut.

Mais s'il est facile à un dictionnaire d'être bien écrit, il n'est guere d'ouvrages auxquels il soit plus essentiel de l'être. Plus une route doit être longue, plus il seroit à souhaiter qu'elle fût agréable. Au reste, nous avons quelque raison de croire que nous ne sommes pas restés de ce côté sans succes. Il y a des personnes qui ont lû l'Encyclopédie d'un bout à l'autre; & si l'on en excepte le dictionnaire de Bayle qui perd tous les jours un peu de cette prérogative, il n'y a guere que le nôtre qui en ait joüi & qui en joüisse. Nous souhaitons qu'il la conserve peu, parce que nous aimons plus les progrès de l'esprit humain que la durée de nos productions, & que nous aurions réussi bien au - delà de nos espérances, si nous avions rendu les connoissances si populaires, qu'il fallût au commun des hommes un ouvrage plus fort que l'Encyclopédie, pour les attacher & les instruire.

Il seroit à souhaiter, quand il s'agit de style, qu'on pût imiter Petrone, qui a donné en même tems l'exemple & le précepte, lorsqu'ayant à peindre les qualités d'un beau discours, il a dit, grandis, & utità dicam pudica oratio neque maculosa est neque turgida, sed naturali pulchritudine exsurgit. La description est la chose même.

Il faut se garantir singulierement de l'obscurité, & se ressouvenir à chaque ligne qu'un dictionnaire est fait pour tout le monde, & que la répétition des mots qui offenseroit dans un ouvrage leger, devient un caractere de simplicité qui ne déplaira jamais dans un grand ouvrage.

Qu'il n'y ait jamais rien de vague dans l'expression. Il seroit mal dans un livre philosophique d'employer les termes les plus usités, lorsqu'ils n'empor<cb-> tent avec eux aucune idée fixe, distincte & déterminée; & il y a de ces termes, & en très - grand nombre. Si l'on pouvoit en donner des définitions, selon la nature qui ne change point, & non selon les conventions & les préjugés des hommes qui changent continuellement; ces définitions deviendroient des germes de découvertes. Observons encore ici le besoin continuel que nous avons d'un modele invariable & constant auquel nos définitions & nos descriptions se rapportent, tel que la nature de l'homme, des animaux, ou des autres êtres subsistans. Le reste n'est rien, & celui qui ne sait pas écarter certaines notions particulieres, locales & passageres, est gêné dans son travail & sans cesse exposé à dire, contre le témoignage de sa conscience & la pente de son esprit, des choses inexactes pour le moment, & fausses ou du moins obscures & hasardées pour l'avenir.

Les ouvrages des génies les plus intrépides & les plus élevés, des plus grands philosophes de l'antiquité sont un peu défigurés par ce défaut. Il s'en manque beaucoup que ceux de nos jours en soient exempts. L'intolerance, le manque de la double doctrine, le defaut d'une langue hieroglyphique & sacrée, perpétueront à jamais ces contradictions, & continueront de tacher nos plus belles producctions. On ne sait souvent ce qu'un homme a pensé sur les matieres les plus importantes. Il s'enveloppe dans des ténebres affectées; ses contemporains mêmes ignorenc ses sentimens; & l'on ne doit pas s'attendre que l'Encyclopédie soit exempte de ce défaut.

Plus les matieres seront abstraites, plus il faudra s'efforcer de les mettre à la portée de tous les lecteurs.

Un Editeur qui aura de l'expérience, & qui sera maître de lui - même, se placera dans la classe moyenne des esprits. Si la nature l'avoit élevé au rang des premiers génies, & qu'il n'en descendit jamais; conversant sans cesse avec les hommes de la plus grande pénétration, il lui arriveroit de considérer les objets d'un point de vûe où la multitude ne peut atteindre. Trop au - dessus d'elle, l'ouvrage deviendroit obscur pour trop de monde. Mais s'il se trouvoit malheureusement, ou s'il avoit la complaisance de s'abaisser fort au - dessous; les matieres traitées comme pour des imbécilles deviendroient longues & fastidieuses. Il considérera donc le Monde comme son école, & le Genre humain comme son pupile; & il dictera des lecons qui ne fassent pas perdre aux bons esprits un tems prétieux, & qui ne rebutent point la foule des esprits ordinaires. Il y a deux classes d'hommes, à - peu - près également étroites, qu'il faut également négliger. Ce sont les génies transcendans & les imbécilles, qui n'ont besoin de maîtres ni les uns ni les autres.

Mais s'il n'est pas facile de saisir la portée commune des esprits, il l'est beaucoup moins encore à l'homme de génie de s'y fixer. Le génie tend naturellement à s'élever; il cherche la région des nues; s'il s'oublie un moment, il est emporté d'un vol rapide; & bien - tôt les yeux ordinaires cessent de l'appercevoir & de le suivre.

Si chaque encyclopédiste s'étoit bien acquitté de son travail, l'attention principale d'un éditeur se réduiroit à circonscrire rigoureusement les différens objets; à renfermer les parties en elles - mêmes, & à supprimer des redites, ce qui est toûjours plus facile que de remplir des omissions; les redites s'appercoivent & se corrigent d'un trait de plume; les omissions se dérobent & ne se suppléent pas sans travail. Le grand inconvénient, c'est que quand elles se montrent, c'est si brusquement, que l'éditeur se trouvant pressé entre une matiere qui demande du tems, & la vîtesse de l'impression qui n'en accorde point, il faut que l'ouvrage soit estro<pb->

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