ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"NA14"> il est contraint d'anticiper sur un terrein voisin du sien d'un côté; ses conséquences le portent souvent dans un autre terrein contigu du côté opposé; & combien d'autres excursions nécessaires dans le corps de l'ouvrage? Quelle est la fin des avantpropos, des introductions, des préfaces, des exordes, des épisodes, des digressions, des conclusions? Si l'on séparoit scrupuleusement d'un livre, ce qui est hors du sujet qu'on y traite, on le réduiroit presque toûjours au quart de son volume. Que fait l'enchaînement encyclopédique? cette circonscription sévére. Il marque si exactement les limites d'une matiere, qu'il ne reste dans un article, que ce qui lui est essentiel. Une seule idée neuve engendre des volumes sous la plume d'un écrivain; ces volumes se réduisent à quelques lignes sous la plume d'un ency clopédiste. On y est asservi, sans s'en appercevoir, à ce que la méthode des Géometres a de plus serré & de plus précis. On marche rapidement. Une page présente toûjours autre chose que celle qui la devance ou la suit. Le besoin d'une proposition, d'un fait, d'un aphorisme, d'un phénomene, d'un systeme, n'exige qu'une citation en Encyclopédie, non plus qu'en Géométrie. Le géometre renvoye d'un théorème ou d'un problème à un autre, & l'ency clopédiste d'un article à un autre. Et c'est ainsi que deux genres d'ouvrages, qui paroissent d'une nature très - différente, parviennent par un même moyen, à former un ensemble très - serré, très lié, & très - continu. Ce que je dis est d'une telle exactitude, que la méthode selon laquelle les Mathématiques sont traitées dans notre Dictionnaire, est la même qu'on a suivie pour les autres matieres. Il n'y a sous ce point de vûe aucune différence entre un article d'Algebre, & un article de Théologie.

Par le moyen de l'ordre encyclopédique, de l'universalité des connoissances & de la fréquence des renvois, les rapports augmentent, les liaisons se portent en tout sens, la force de la démonstration s'accroît, la nomenclature se complete, les connoissances se rapprochent & se fortifient; on apperçoit ou la continuité, ou les vuides de notre système, ses côtés foibles, ses endroits forts, & d'un coup - d'oeil quels sont les objets auxquels il importe de travailler pour sa propre gloire, & pour la plus grande utilité du genre humain. Si notre Dictionnaire est bon, combien il produira d'ouvrages meilleurs?

Mais comment un éditeur vérifiera - t - il jamais ces renvois, s'il n'a pas tout son manuscrit sous les yeux? Cette condition me paroît d'une telle importance que je prononcerai de celui qui fait imprimer la premiere feuille d'une Encyclopédie, sans avoir prélû vingt fois sa copie, qu'il ne sent pas l'étendue de sa fonction; qu'il est indigne de diriger une si haute entreprise; ou qu'enchainé, comme nous l'avons été, par des évenemens qu'on ne peut prévoir, il s'est trouvé inopinément engagé dans ce labyrinthe, & contraint par honneur d'en sortir le moins mal qu'il pourroit.

Un éditeur ne donnera jamais au tout un certain degré de perfection, s'il n'en possede les parties que successivement. Il seroit plus difficile de juger ainsi de l'ensemble d'un dictionnaire universel, que de l'ordonnance générale d'un morceau d'architecture, dont on ne verroit les différens ordres que séparés, & les uns après les autres. Comment n'omettra - t - il pas des renvois? Comment ne lui en échappera - t - il pas d'inutiles, de faux, de ridicules? Un auteur renvoye en preuve, du moins c'est son dessein, & il se trouve qu'il a renvoyé en objection. L'article qu'un autre aura cité, ou n'existera point du tout, ou ne renfermera rien d'analogue à la matiere dont il s'agit. Un autre incon<cb-> vénient; c'est qu'il ne manque quelque portion du manuscrit, que parce que l'auteur la compose à mesure que l'ouvrage s'imprime; d'où il arrivera qu'abusant des renvois pour consulter son loisir, ou pour écouter sa paresse, la matiere sera mal distribuée, les premiers volumes en seront vuides, les derniers surchargés, & l'ordre naturel entierement perverti. Mais il y a pis à craindre, c'est que ce travailleur, à la fin accablé sous une multitude prodigieuse d'articles renvoyés d'une lettre à une autre, ne les estropie, ou même ne les fasse point du tout, & ne les remette à une autre édition. Il balancera d'autant moins à prendre ce dernier parti, qu'alors la fortune de l'ouvrage sera faite, ou ne se fera point. Mais dans quel étrange embarras ne tombera - t - on pas, s'il arrive que le collegue, qui ne marche dans son travail qu'avec l'impression, meure ou soit surpris d'une longue maladie! L'expérience nous a malheureusement appris à redouter ces évenemens, quoique le public ne s'en soit point encore apperçu.

Si l'éditeur a tout son manuscrit sous ses mains, il prendra une partie, il la suivra dans toutes ses ramifications. Ou elle contiendra tout ce qui est de son objet, ou elle sera incomplete; si elle est incomplete, il est bien difficile qu'il ne soit pas instruit des omissions, par les renvois qui se feront des autres parties à celle qu'il examine, comme les renvois de celle - ci à d'autres, lui indiqueront ce qui sera dans ces dernieres, ou ce qu'il y faudra suppléer. Si un mot étoit tellement isolé, qu'il n'en fut mention dans aucune partie, soit en discours, soit en renvoi, j'ose assûrer qu'il pourroit être omis presque sans conséquence. Mais pense - t - on qu'il y en ait beaucoup de cette nature, même parmi les choses individuelles & particulieres? il faudroit que celle dont il s'agit, n'eût aucune place remarquable dans les Sciences, aucune espece utile, aucun usage dans les Arts. Le maronnier d'Inde, cet arbre si fécond en fruits inutiles, n'est pas même dans ce cas. Il n'y a rien d'existant dans la nature ou dans l'entendement, rien de pratiqué ou d'employé dans les atteliers, qui ne tienne par un grand nombre de fils au systeme général de la connoissance humaine. Si au contraire la chose omise étoit importante; pour que l'omission n'en fût ni apperçue ni réparée, il faudroit supposer au moins une seconde omission, qui en entraineroit au moins une troisieme, & ainsi de suite, jusqu'à un être solitaire, isolé, & placé sur les dernieres limites du système. Il y auroit un ordre entier d'êtres ou de notions supprimé, ce qui est métaphysiquement impossible. S'il reste sur la ligne un de ces êtres, ou une de ces notions, on sera conduit de - là, tant en descendant qu'en montant, à la restitution d'une autre, & ainsi de suite, jusqu'à ce que tout l'intervalle vuide soit rempli, la chaîne complete, & l'ordre encyclopédique continu.

En détaillant ainsi comment une véritable Encyclopédie doit être faite, nous établissons des regles bien séveres, pour examiner & juger celle que nous publions. Quelqu'usage qu'on fasse de ces regles, ou pour ou contre nous, elles prouveront du moins que personne n'étoit plus en état que les auteurs de critiquer leur ouvrage. Reste à savoir si nos ennemis, après avoir donné jusqu'à présent d'assez fortes preuves d'ignorance, ne se résoudront pas à en donner de lâcheté, en nous attaquant avec des armes que nous n'aurons pas craint de leur mettre à la main.

La prélecture réitérée du manuscrit complet, obvieroit à trois sortes de supplémens, de choses, de mots, & de renvois. Combien de termes, tantôt définis, tantôt seulement énoncés dans le courant d'un article, & qui rentreroient dans l'ordre alphabétique? Combien de connoissances annoncées [p. 644] dans un endroit où on ne les chercheroit pas inutilement? Combien de principes qui restent isolés, & qu'on auroit rapprochés par un mot de réclame? Les renvois sont dans un article, comme ces pierres d'attente qu'on voit inégalement séparées les unes des autres, & saillantes sur les extrémités verticales d'un long mur, ou sur la convexité d'une voûte, & dont les intervalles annoncent ailleurs de pareils intervalles & de pareilles pierres d'attente.

J'insiste d'autant plus fortement sur la nécessité de posséder toute la copie, que les omissions sont, à mon avis, les plus grands défauts d'un dictionnaire. Il vaut encore mieux qu'un article soit mal fait, que de n'être point fait. Rien ne chagrine tant un lecteur, que de ne pas trouver le mot qu'il cherche. En voici un exemple frappant, que je rapporte d'autant plus librement, que je dois en partager le reproche. Un honnête homme achete un ouvrage auquel j'ai travaillé: il étoit tourmenté par des crampes, & il n'eut rien de plus pressé que de lire l'article crampe: il trouve ce mot, mais avec un renvoi à convulsion; il recourt à convulsion, d'où il est renvoyé à muscle, d'où il est renvoyé à spasme, où il ne trouve rien sur la crampe. Voilà, je l'avoue, une faute bien ridicule; & je ne doute point que nous ne l'ayons commise vingt fois dans l'Encyclopédie. Mais nous sommes en droit d'exiger un peu d'indulgence. L'ouvrage auquel nous travaillons, n'est point de notre choix: nous n'avons point ordonné les premiers matériaux qu'on nous a remis, & on nous les a, pour ainsi dire, jettés dans une confusion bien capable de rebuter quiconque auroit eu ou moins d'honnêteté, ou moins de courage. Nos collegues nous sont témoins des peines que nous avons prises & que nous prenons encore: personne ne sait comme eux, ce qu'il nous en a coûté, & ce qu'il nous en coûte, pour répandre sur l'ouvrage toute la perfection d'une premiere tentative; & nous nous sommes proposés, sinon d'obvier, du moins de satisfaire aux reproches que nous aurons encourus; en relisant notre Dictionnaire, quand nous l'aurons achevé, dans le dessein de completer la nomenclature, la matiere, & les renvois.

Il n'y a rien de minutieux dans l'exécution d'un grand ouvrage: la négligence la plus legere a des suites importantes: le manuscrit m'en fournit un exemple: rempli de noms personnels, de termes d'arts, de caracteres, de chiffres, de lettres, de citations, de renvois, &c. l'édition fourmillera de fautes, s'il n'est pas de la derniere exactitude. Je voudrois donc qu'on invitât les Encyclopédistes, à écrire en lettres majuscules, les mots sur lesquels il seroit facile de se méprendre. On éviteroit par ce moyen, presque toutes les faures d'impression; les articles seroient corrects, les auteurs n'auroient point à se plaindre, & le lecteur ne seroit jamais perplexe. Quoique nous n'ayons pas eu l'avantage de posséder un manuscrit tel que nous l'aurions pû desirer; cependant il y a peu d'ouvrages imprimés avec plus d'exactitude & plus d'élégance que le nôtre. Les soins & l'habileté du Typographe l'ont emporté sur le desordre & les imperfections de la copie; & nous n'offenserons aucun de nos collegues, en affûrant que dans le grand nombre de ceux qui ont eu quelque part à l'Encyclopédie, il n'y a personne qui ait mieux satisfait à ses engagemens, que l'Imprimeur. Sous cet aspect, qui a frappé & qui frappera dans tous les tems les gens de goût & les bibliomanes, les éditions subséquentes égaleront difficilement la premiere.

Nous croyons sentir tous les avantages d'une entreprise telle que celle dont nous nous occupons. Nous croyons n'avoir eu que trop d'occasions de connoître combien il étoit difficile de sortir avec quelque succès d'une premiere tentative, & combien les talens d'un seul homme, quel qu'il fût, étoient au - dessous de ce projet. Nous avions là - dessus, longtems avant que d'avoir commencé, une partie des lumieres & toute la défiance qu'une longue méditation pouvoit inspirer. L'expérience n'a point affoibli ces dispositions. Nous avons vû, à mesure que nous travaillions, la matiere s'étendre, la nomenclature s'obscurcir, des substances ramenées sous une multitude de noms différens, les instrumens, les machines & les manoeuvres se multiplier sans mesure, & les détours nombreux d'un labyrinthe inextricable se compliquer de plus en plus. Nous avons vû combien il en coûtoit pour s'assûrer que les mêmes choses étoient les mêmes, & combien, pour s'assûrer que d'autres qui paroissoient très - différentes, n'étoient pas différentes. Nous avons vû que cette forme alphabétique, qui nous ménageoit à chaque instant des repos, qui répandoit tant de variété dans le travail, & qui ous ces points de vûe, paroissoit si avantageuse à suivre dans un long ouvrage, avoit ses difficultés qu'il falloit surmonter à chaque instant. Nous avons vû qu'elle exposoit à donner aux articles capitaux, une étendue immense, si l'on y faisoit entrer tout ce qu'on pouvoit assez naturellement espérer d'y trouver; ou à les rendre secs & appauvris, si, à l'aide des renvois, on les élaguoit, & si l'on en excluoit beaucoup d'objets qu'il n'étoit pas impossible d'en séparer. Nous avons vû combien il étoit important & difficile de garder un juste milieu. Nous avons vû combien il échappoit de choses inexactes & fausses; combien on en omettoit de vraies. Nous avons vû qu'il n'y avoit qu'un travail de plusieurs siecles, qui pût introduire entre tant de matériaux rassemblés, la forme véritable qui leur convenoit; donner à chaque partie son étendue; réduire chaque article à une juste longueur; supprimer ce qu'il y a de mauvais; suppléer ce qui manque de bon, & finir un ouvrage qui remplît le dessein qu'on avoit formé, quand on l'encreprit. Mais nous avons vû que de toutes les difficultés, une des plus considérables, c'étoit de le produire une fois, quelqu'informe qu'il fût, & qu'on ne nous raviroit pas l'honneur d'avoir surmonté cet obstacle. Nous avons vû que l'Encyclopédie ne pouvoit être que la tentative d'un siecle philosophe; que ce siecle étoit arrivé; que la renommée, en portant à l'immortalité les noms de ceux qui l'acheveroient, peut - être ne dédaigneroit pas de se charger des nôtres; & nous nous sommes sentis ranimés par cette idée si consolante & si douce, qu'on s'entretiendroit aussi de nous, lorsque nous ne serions plus; par ce murmure si voluptueux, qui nous faisoit entendre dans la bouche de quelques - uns de nos contemporains, ce que diroient de nous des hommes à l'instruction & au bonheur desquels nous nous immolions, que nous estimions & que nous aimions, quoiqu'ils ne fussent pas encore. Nous avons senti se développer en nous ce germe d'émulation, qui envie au trépas la meilleure partie de nous - mêmes, & ravit au néant les seuls momens de notre existence dont nous soyons réellement flatés. En effet, l'homme se montre à ses contemporains & se voit tel qu'il est, composé bisarre de qualités sublimes & de foiblesses honteuses. Mais les foiblesses suivent la dépouille mortelle dans le tombeau, & disparoissent avec elle; la même terre les couvre: il ne reste que les qualités éternisées dans les monumens qu'il s'est élevés à lui - même, ou qu'il doit à la vénération & à la reconnoissance publiques; honneurs dont la conscience de son propre mérite lui donne une joüissance anticipée; joüissance aussi pure, aussi forte, aussi réelle qu'aucune autre joüissance, & dans laquelle il ne peut y avoir d'imaginaire, que les titres sur lesquels on

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