ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"NA8"> & les dictionnaires, qui sont les interpretes universels des peuples entr'eux, tout demeuroit concentré dans une nation, & disparoissoit avec elle. C'est par ces ouvrages que les facultés des hommes ont été rapprochées & combinées entr'elles; elles restoient isolées sans cet intermede: une invention, quelque admirable qu'elle eût été, n'auroit représenté que la force d'un génie solitaire, ou d'une société particuliere, & jamais l'énergie de l'espece. Un idiome commun seroit l'unique moyen d'établir une correspondance qui s'étendît à toutes les parties du genre humain, & qui les liguât contre la Nature, à laquelle nous avons sans cesse à faire violence, soit dans le physique, soit dans le moral. Supposé cet idiome admis & fixé, aussitôt les notions deviennent permanentes; la distance des tems disparoît; les lieux se touchent; il se forme des liaisons entre tous les points habités de l'espace & de la durée, & tous les êtres vivans & pensans s'entretiennent.

La langue d'un peuple donne son vocabulaire, & le vocabulaire est une table assez fidele de toutes les connoissances de ce peuple: sur la seule comparaison du vocabulaire d'une nation en différens tems, on se formeroit une idée de ses progrès. Chaque science a son nom; chaque notion dans la science a le sien: tout ce qui est connu dans la Nature est désigné, ainsi que tout ce qu'on a inventé dans les arts, & les phénomenes, & les manoeuvres, & les instrumens. Il y a des expressions & pour les êtres qui sont hors de nous, & pour ceux qui sont en nous: on a nommé & les abstraits & les concrets, & les choses particulieres & les générales, & les formes & les états, & les existences & les successions & les permanences. On dit l'univers; on dit un atome: l'univers est le tout, l'atome en est la partie la plus petite. Depuis la collection générale de toutes les causes jusqu'à l'être solitaire, tout a son signe, & ce qui excede toute limite, soit dans la Nature, soit dans notre imagination; & ce qui est possible & ce qui ne l'est pas; & ce qui n'est ni dans la Nature ni dans notre entendement, & l'infini en petitesse, & l'infini en grandeur, en étendue, en durée, en perfection. La comparaison des phénomenes s'appelle Philosophie. La Philosophie est pratique ou spéculative: toute notion est ou de sensation ou d'induction; tout être est dans l'entendement ou dans la Nature: la Nature s'employe, ou par l'organe nud, ou par l'organe aidé de l'instrument. La langue est un symbole de cette multitude de choses hétérogenes: elle indique à l'homme pénétrant jusqu'où l'on étoit allé dans une science, dans les tems mêmes les plus reculés. On apperçoit au premier coup d'oeil que les Grecs abondent en termes abstraits que les Romains n'ont pas, & qu'au défaut de ces termes il étoit impossible à ceux - ci de rendre ce que les autres ont écrit de la Logique, de la Morale, de la Grammaire, de la Métaphysique, de l'Histoire naturelle, &c. & nous avons fait tant de progrès dans toutes ces sciences, qu'il seroit difficile d'en écrire, soit en grec, soit en latin, dans l'état où nous les avons portées, sans inventer une infinité de signes. Cette observation seule démontre la supériorité des Grecs sur les Romains, & notre supériorité sur les uns & les autres.

Il survient chez tous les peuples en général, relativement au progrès de la langue & du goût, une infinité de révolutions légeres, d'évenemens peu remarqués, qui ne se transmettent point: on ne peut s'appercevoir qu'ils ont été, que par le ton des auteurs contemporains; ton ou modifié ou donné par ces circonstances passageres. Quel est, par exemple, le lecteur attentif qui, rencontrant dans un auteur ce qui suit, cantus autem & organa pluribus distantiis utuntur, non tantùm diapente, sed sumpto initio à diapason, concinnunt per diapente & diatessaron; & unitonum, & se<cb-> mitonium, ità ut & quidam putent inesse & diesin quoe sensu percipiatur, ne se dise sur le champ à lui - même, voilà les routes de notre chant; voilà l'incertitude où nous sommes sur la possibilité ou l'impossibilité de l'intonation du quart de ton. On ignoroit donc alors si les anciens avoient eu ou non une gamme enharmonique? Il ne restoit donc plus aucun auteur de musique par lequel on pût résoudre cette difficulté? On agitoit donc, au tems de Denis d'Halicarnasse, à - peu - près les mêmes questions que nous agitons sur la mélodie? Et s'il vient à rencontrer ailleurs que les auteurs étoient très partagés sur l'énumération exacte des sons de la langue greque; que cette matiere avoit excité des disputes fort vives, sed talium rerum considerationem grammatices & poetices esse; vel etiam, ut quibusdam placet, philosophiae, n'en conclura - t - il pas qu'il en avoit été parmi les Romains ainsi que parmi nous? c'est - à - dire qu'après avoir traité la science des signes & des sons avec assez de légéreté, il y eut un tems où de bons esprits reconnurent qu'elle avoit avec la science des choses plus de liaison qu'ils n'en avoient d'abord soupçonné, & qu'on pouvoit regarder cette spéculation comme n'étant point du - tout indigne de la Philosophie. Voilà précisément où nous en sommes; & c'est en recueillant ainsi des mots échappés par hasard, & étrangers à la matiere traitée spécialement dans un auteur où ils ne caractérisent que ses lumieres, son exactitude & son indécision, qu'on parviendroit à éclaircir l'histoire des progrès de l'esprit humain dans les siecles passés.

Les auteurs ne s'apperçoivent pas quelquefois eux - mêmes de l'impression des choses qui se passent au - tour d'eux; mais cette impression n'en est pas moins réelle. Les Musiciens, les Peintres, les Architectes, les Philosophes, &c. ne peu vent avoir des contestations, sans que l'homme de lettres n'en soit instruit: & réciproquement, il ne s'agitera dans la littérature aucune question, qu'il n'en paroisse des vestiges dans ceux qui écriront ou de la Musique, ou de la Peinture, ou de l'Architecture, ou de la Philosophie. Ce sont comme les reflets d'une lumiere générale qui tombe sur les Artistes & les Lettrés, & dont ils conservent une lueur. Je sai que l'abus qu'ils font quelquefois d'expressions dont la force leur est inconnue, décele qu'ils n'étoient pas au courant de la philosophie de leur tems; mais le bon esprit qui recueille ces expressions, qui saisit ici une métaphore, là un terme nouveau, ailleurs un mot relatif à un phénomene, à une observation, à une expérience, à un système, entrevoit l'état des opinions dominantes, le mouvement général que les esprits commençoient à en recevoir, & la teinte qu'elles portoient dans la langue commune. Et c'est là, pour le dire en passant, ce qui rend les anciens auteurs si difficiles à juger en matiere de goût. La persuasion générale d'un sentiment, d'un système, un usage reçû, l'institution d'une loi, l'habitude d'un exercice, &c. leur fournissoient des manieres de dire, de penser, de rendre, des comparaisons, des expressions, des figures dont toute la beauté n'a pû durer qu'autant que la chose même qui leur servoit de base. La chose a passé, & l'éclat du discours avec elle. D'où il s'ensuit qu'un écrivain qui veut assûrer à ses ouvrages un charme éternel, ne pourra emprunter avec trop de réserve sa maniere de dire des idées du jour, des opinions courantes, des systèmes regnans, des arts en vogue; tous ces modeles sont en vicissitude: il s'attachera de préférence aux êtres permanens, aux phénomenes des eaux, de la terre & de l'air, au spectacle de l'Univers, & aux passions de l'homme, qui sont toûjours les mêmes; & telle sera la vérité, la force, & l'immutabilité de son coloris, que ses ouvrages feront l'étonnement des siecles, malgré le desordre des ma<pb-> [p. 638] tieres, l'absurdité des notions, & tous les défauts qu'on pourroit leur reprocher. Ses idées particulieres, ses comparaisons, ses métaphores, ses expressions, ses images ramenant sans cesse à la nature qu'on ne se lasse point d'admirer, seront autant de vérités partielles par lesquelles il se soûtiendra. On ne le lira pas pour apprendre à penser; mais jour & nuit on l'aura dans les mains pour en apprendre à bien dire. Tel sera son sort, tandis que tant d'ouvrages qui ne seront appuyés que sur un froid bon sens & sur une pesante raison, seront peut - être fort estimés, mais peu lûs, & tomberont enfin dans l'oubli, lorsqu'un homme doüé d'un beau génie & d'une grande éloquence les aura dépouillés, & qu'il aura reproduit aux yeux des hommes des vérités, auparavant d'une austérité seche & rebutante, sous un vêtement plus noble, plus élégant, plus riche & plus séduisant.

Ces révolutions rapides qui se font dans les choses d'institution humaine, & qui auront tant d'influence sur la maniere dont la postérité jugera des productions qui lui seront transmises, sont un puissant motif pour s'attacher dans un ouvrage, tel que le nôtre, où il est souvent à - propos de citer des exemples, à des morceaux dont la beauté soit fondée sur des modeles permanens: sans cette précaution les modeles passeront; la vérité de l'imitation ne sera plus sentie, & les exemples cités cesseront de paroître beaux.

L'art de transmettre les idées par la peinture des objets, a dû naturellement se présenter le premier: celui de les transmettre en fixant les voix par des caracteres, est trop délié; il dut effrayer l'homme de génie qui l'imagina. Ce ne fut qu'après de longs essais qu'il entrevit que les voix sensiblement différentes n'étoient pa en aussi grandnombre qu'elles paroissoient, & qu'il osa se promettre de les rendre toutes avec un petit nombre de signes. Cependant le premier moyen n'étoit pas sans quelque avantage, ainsi que le second n'est pas resté sans quelque défaut. La peinture n'atteint point aux opérations de l'esprit; l'on ne distingueroit point entre des objets sensibles distribués sur une toile, comme ils seroient énoncés dans un discours, les liaisons qui forment le jugement & le syllogisme; ce qui constitue un de ces êtres sujet d'une proposition; ce qui constitue une qualité de ces êtres, attribut; ce qui enchaîne la proposition à une autre pour en faire un raisonnement, & ce raisonnement à un autre pour en composer un discours; en un mot il y a une infinité de choses de cette nature que la peinture ne peut figurer; mais elle montre du moins toutes celles qu'elle figure: & si au contraire le discours écrit les désigne toutes, il n'en montre aucune. Les peintures des êtres sont toûjours très - incompletes; mais elles n'ont rien d'équivoque, parce que ce sont les poitraits mêmes d'objets que nous avons sous les yeux. Les caracteres de l'écriture s'étendent à tout, mais ils sont d'institution; ils ne signifient rien par eux - mêmes. La clé des tableaux est dans la nature, & s'offre à tout le monde: celle des caracteres alphabétiques & de leur combinaison est un pacte dont il faut que le mystere soit revélé; & il ne peut jamais l'être completement, parce qu'il y a dans les expressions des nuances délicates qui restent nécessairement indéterminées. D'un autre côté, la peinture étant permanente, elle n'est que d'un état instantanée. Se propose - t'elle d'exprimer le mouvement le plus simple, elle devient obscure. Que dans un trophée on voye une Renommée les ailes déployées, tenant sa trompette d'une main, & de l'autre une couronne élevée au - dessus de la tête d'un héros, on ne sait si elle la donne ou si elle l'enleve: c'est à l'Histoire à lever l'équivoque. Quelle que soit au contraire la variété d'une action, il y a toûjours une certaine collection de termes qui la représente; ce qu'on ne peut dire de quelque suite ou grouppe de figures que ce soit. Mulsipliez tant qu'il vous plaira ces figures, il y aura de l'interruption: l'action est continue, & les figures n'en donneront que des instans séparés, laissant à la sagacité du spectateur à en remplir les vuides. Il y a la même incommensurabilité entre tous les mouvemens physiques & toutes les représentations réelles, qu'entre certaines lignes & des suites de nombres. On a beau augmenter les termes entre un terme donné & un autre; ces termes restant toûjours isolés, ne se touchant point, laissant entre chacun d'eux un intervalle, ils ne peuvent jamais correspondre à certaines quantités continues. Comment mesurer toute quantité continue par une quantité discrete? Pareillement, comment représenter une action durable par des images d'instans séparés? Mais ces termes qui demeurent dans une langue nécessairement inexpliqués, les radicaux, ne correspondent - ils pas assez exactement à ces instans intermédiaires que la peinture ne peut représenter? & n'est - ce pas à - peu - près le même défaut de part & d'autre? Nous voilà donc arrêtés dans notre projet de transmettre les connoissances, par l'impossibilité de rendre toute la langue intelligible. Comment recueillir les racines grammaticales? quand on les aura recueillies, comment les expliquer? Est - ce la peine d'écrire pour les siecles à venir, si nous ne sommes pas en état de nous en faire entendre? Résolvons ces difficultés.

Voici premierement ce que je pense sur la maniere de discerner les radicaux. Peut - être y a t - il quelque méthode, quelque système philosophique, à l'aide duquel on en trouveroit un grand nombre: mais ce système me semble difficile à inventer; & quel qu'il soit, l'application m'en paroît sujette à erreur, par l'habitude bien fondée que j'ai de suspecter toute loi générale en matiere de langue. J'aimerois mieux suivre un moyen technique, d'autant plus que ce moyen technique est une suite nécessaire de la formation d'un Dictionnaire Encyclopédique.

Il faut d'abord que ceux qui coopéreront à cet ouvrage, s'imposent la loi de tout définir, tout, sans aucune exception. Cela fait, il ne restera plus à l'éditeur que le soin de séparer les termes où un même mot sera pris pour genre dans une définition, & pour différence dans une autre: il est évident que c'est la nécessité de ce double emploi qui constitue le cercle vitieux, & qu'elle est la limite des définitions. Quand on aura rassemblé tous ces mots, on trouvera, en les examinant, que des deux termes qui sont définis l'un par l'autre, c'est tantôt le plus général, tantôt le moins général qui est genre ou différence; & il est évident que c'est le plus général qu'il faudra regarder comme une des racines grammaticales. D'où il s'ensuit que le nombre des racines grammaticales sera précisément la moitié de ces termes recueillis; parce que de deux définitions de mots, il faut en admettre une comme bonne & légitime, pour démontrer que l'autre est un cercle vicieux.

Passons maintenant à la maniere de fixer la notion de ces radicaux: il n'y a, ce me semble, qu'un seul moyen, cncore n'est - il pas aussi parfait qu'on le desireroit; non qu'il laisse de l'équivoque dans les cas où il est applicable, mais en ce qu'il peut y avoir des cas auxquels il n'est pas possible de l'appliquer, avec quelqu'adresse qu'on le manie. Ce moyen est de rapporter la langue vivante à une langue morte: il n'y a qu'une langue morte qui puisse être une mesure exacte, invariable & commune pour tous les hommes qui sont & qui seront, entre les langues qu'ils parlent & qu'ils parleront. Comme cet idiome n'existe que dans les auteurs, il ne change plus; & l'effet de ce caractere, c'est que l'application en

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