ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"NA7"> On remarquera l'irrégularité la plus desagréable dans un ouvrage destiné à représenter, selon leur juste proportion, l'état des choses dans toute la durée antérieure; des objets importans étouffés; de petits objets boursouflés: en un mot, l'ouvrage se défigurera sans cesse sous les mains des travailleurs; se gâtera plus par le seul laps de tems, qu'il ne se perfectionnera par leurs soins; & deviendra plus défectueux & plus pauvre par ce qui devroit y être ou racourci, ou supprimé, ou rectifié, ou suppléé, que riche par ce qu'il acquerrera successivement.

Quelle diversité ne s'introduit pas tous les jours dans la langue des Arts, dans les machines & dans les manoeuvres? Qu'un homme consume une partie de sa vie à la description des Arts; que dégoûté de cet ouvrage fatiguant, il se laisse entraîner à des occupations plus amusantes & moins utiles, & que son premier ouvrage demeure renfermé dans ses porte - feuilles: il ne s'écoulera pas vingt ans, qu'à la place de choses nouvelles & curieuses, piquantes par leur singularité, intéressantes par leurs usages, par le goût dominant, par une importance momentanée, il ne retrouvera que des notions incorrectes, des manoeuvres surannées, des machines ou imparfaites, ou abandonnées. Dans les nombreux volumes qu'il aura composés, il n'y aura pas une page qu'il ne faille retoucher; & dans la multitude des planches qu'il aura fait graver, presque pas une figure qu'il ne faille redessiner. Ce sont des portraits dont les originaux ne subsistent plus. Le luxe, ce pere des Arts, est comme le Saturne de la fable, qui se plaisoit à détruire ses enfans.

La révolution peut être moins forte & moins sensible dans les Sciences & dans les Arts libéraux, que dans les arts méchaniques; mais il s'y en fait une. Qu'on ouvre les dictionnaires du siecle passé, on n'y trouvera à aberration, rien de ce que nos Astronomes entendent par ce terme; à peine y aura - t - il sur l'électricité, ce phénomene si fécond, quelques lignes qui ne seront encore que des notions fausses & de vieux préjugés. Combien de termes de Minéralogie & d'Histoire naturelle, dont on en peut dire autant? Si notre Dictionnaire eût été un peu plus avancé, nous aurions été exposés à répéter sur la nielle, sur les maladies des grains, & sur leur commerce, les erreurs des siecles passés, parce que les découvertes de M. Tillet & le système de M. Herbert sont récens.

Quand on traite des êtres de la nature, que peuton faire de plus, que de rassembler avec scrupule toutes leurs propriétés connues dans le moment où l'on écrit? Mais l'observation & la physique expérimentale multipliant sans cesse les phénomenes & les faits, & la philosophie rationelle les comparant entr'eux & les combinant, étendent ou resserrent sans cesse les limites de nos connoissances, font en conséquence varier les acceptions des mots institués; rendent les définitions qu'on en a données inexactes, fausses, incompletes, & déterminent même à en instituer de nouveaux.

Mais ce qui donnera à l'ouvrage l'air suranné, & le jettera dans le mépris, c'est sur - tout la révolution qui se fera dans l'esprit des hommes, & dans le caractere national. Aujourd'hui que la Philosophie s'avance à grands pas; qu'elle soûmet à son empire tous les objets de son ressort; que son ton est le ton dominant, & qu'on commence à secouer le joug de l'autorité & de l'exemple pour s'en tenir aux lois de la raison, il n'y a presque pas un ouvrage élémentaire & dogmatique dont on soit entierement satisfait. On trouve ces productions calquées sur celles des hommes, & non sur la vérité de la nature. On ose proposer ses doutes à Aristote & à Platon; & le tems est arrivé, où des ouvrages qui joüissent encore de la plus haute réputation, en per<cb-> dront une partie, ou même tomberont entierement dans l'oubli; certains genres de littérature, qui, faute d'une vie réelle & de moeurs subsistantes qui leur servent de modeles, ne peuvent avoir de poétique invariable & sensée, seront négligés; & d'autres qui resteront, & que leur valeur intrinseque soûtiendra, prendront une forme toute nouvelle. Tel est l'effet des progrès de la raison; progrès qui renversera tant de statues, & qui en relevera quelques - unes qui sont renversées. Ce sont celles des hommes rares, qui ont devancé leur siecle. Nous avons eu, s'il est permis de s'exprimer ainsi, des comtemporains sous le siecle de Louis XIV.

Le tems qui a émoussé notre goût sur les questions de critique & de controverse, a rendu insipide une partie du dictionnaire de Bayle. Il n'y a point d'auteur qui ait tant perdu dans quelques endroits, & qui ait plus gagné dans d'autres. Mais si tel a été le sort de Bayle, qu'on juge de ce qui seroit arrivé à l'Encyclopédie de son tems. Si l'on en excepte ce Perrault, & quelques autres, dont le versificateur Boileau n'étoit pas en état d'apprécier le mérite, la Mothe, Terrasson, Boindin, Fontenelle, sous lesquels la raison & l'esprit philosophique ou de doute a fait de si grands progrès; il n'y avoit peut - être pas un homme qui en eût écrit une page qu'on daignât lire aujourd'hui. Car, qu'on ne s'y trompe pas, il y a bien de la différence entre enfanter, à force de génie, un ouvrage qui enleve les suffrages d'une nation qui a son moment, son goût, ses idées & ses préjugés, & tracer la poétique du genre, selon la connoissance réelle & réfléchie du coeur de l'homme, de la nature des choses, & de la droite raison, qui sont les mêmes dans tous les tems. Le génie ne connoît point les regles; cependant il ne s'en écarte jamais dans ses succès. La Philosophie ne connoît que les regles fondées dans la nature des êtres, qui est immuable & éternelle. C'est au siecle passé à fournir des exemples; c'est à notre siecle à prescrire les regles.

Les connoissances les moins communes sous le siecle passé, le deviennent de jour en jour. Il n'y a point de femmes, à qui l'on ait donné quelqu'éducation, qui n'employe avec discernement toutes les expressions consacrées à la Peinture, à la Sculpture, à l'Architecture, & aux Belles - Lettres. Combien y a - t - il d'enfans qui ont du Dessein, qui savent de la Géométrie, qui sont Musiciens, à qui la langue domestique n'est pas plus familiere que celle de ces arts, & qui disent, un accord, une belle forme, un contour agréable, une parallele, une hypothénuse, une quinte, un triton, un arpégement, un microscope, un télescope, un foyer, comme ils diroient une lunétte d'opera, une épée, une canne, un carrosse, un plumet? Les esprits sont encore emportés d'un autre mouvement général vers l'Histoire naturelle, l'Anatomie, la Chimie, & la Physique expérimentale. Les expressions propres à ces sciences sont déja très - communes, & le deviendront nécessairement davantage. Qu'arrivera - t - il delà? c'est que la langue, même populaire, changera de face; qu'elle s'étendra à mesure que nos oreilles s'accoûtumeront aux mots, par les applications heureuses qu'on en fera. Car si l'on y refléchit, la plûpartde ces mots techniques, que nous employons aujourd'hui, ont été originairement du néologisme; c'est l'usage & le tems qui leur ont ôté ce vernis équivoque. Ils étoient clairs, énergiques, & nécessaires. Le sens métaphorique n'étoit pas éloigné du sens propre. Ils peignoient. Les rapports sur lesquels le nouvel emploi en étoit appuyé, n'étoient pas trop recherchés; ils étoient réels. L'acception figurée n'avoit point l'air d'une subtilité: le mot étoit d'ailleurs harmonieux & coulant. L'idée principale en étoit liée [p. 637] avec d'autres que nous ne nous rappellons jamais sans instruction ou sans plaisir. Voilà les fondemens de la fortune que ces expressions ont faite; & les causes contraires sont celles du discrédit, où tomberont & sont tombées tant d'autres expressions.

Notre langue est déjà fort étendue. Elle a dû, comme toutes les autres, sa formation au besoin, & ses richesses à l'essor de l'imagination, aux entraves de la poésie, & aux nombres & à l'harmonie de la prose oratoire. Elle va faire des pas immenses sous l'empire de la Philosophie; & si rien ne suspendoit la marche de l'esprit, avant qu'il fût un siecle, un dictionnaire oratoire & poétique du siecle de Louis XIV, ou même du nôtre, contiendroit à peine les deux tiers des mots qui seront à l'usage de nos neveux.

Dans un vocabulaire, dans un dictionnaire universel & raisonné, dans tout ouvrage destiné à l'instruction générale des hommes, il faut donc commencer par envisager son objet sous les faces les plus étendues, connoître l'esprit de sa nation, en pressentir la pente, le gagner de vîtesse, ensorte qu'il ne laisse pas votre travail en arriere; mais qu'au contraire il le rencontre en avant; se résoudre à ne travailler que pour les générations suivantes, parce que le moment où nous existons passe, & qu'à peine une grande entreprise sera - t - elle achevée, que la génération présente ne sera plus. Mais pour être plus longtems utile & nouveau, en devançant de plus loin l'esprit national qui marche sans cesse, il faut abreger la durée du travail, en multipliant le nombre des collegues; moyen qui toutefois n'est pas sans inconvénient, comme on le verra dans la suite.

Cependant les connoissances ne deviennent & ne peuvent devenir communes, que jusqu'à un certain point. On ignore, à la vérité, quelle est cette limite. On ne sait jusqu'où tel homme peut aller. On sait bien moins encore jusqu'où l'espece humaine iroit, ce dont elle seroit capable, si elle n'étoit point arrêtée dans ses progrès. Mais les révolutions sont nécessaires; il y en a toûjours eu, & il y en aura toûjours; le plus grand intervalle d'une révolution à une autre est donné: cette seule cause borne l'étendue de nos travaux. Il y a dan, les Sciences un point au - delà duquel il ne leur est presque pas accordé de passer. Lorsque ce point est atteint, les monumens qui restent de ce progrès, sont à jamais l'étonnement de l'espece entiere. Mais si l'espece est bornée dans ses efforts, combien l'individu ne l'est - il pas dans les siens? L'individu n'a qu'une certaine énergie dans ses facultés, tant animales qu'intellectuelles; il ne dure qu'un tems; il est forcé à des alternatives de travail & de repos; il a des besoins & des passions à satisfaire, & il est exposé à une infinité de distractions. Toutes les fois que ce qu'il y a de négatif dans ces quantités formera la plus petite somme possible, ou que ce qu'il y a de positif formera la somme possible la plus grande; un homme appliqué solitairement à quelque branche de la science humaine, la portera aussi loin qu'elle peut être portée par les efforts d'un individu. Ajoûfez au travail de cet individu extraordinaire, celui d'un autre, & ainsi de suite, jusqu'à ce que vous ayez rempli l'intervalle d'une révolution, à la révolution la plus éloignée; & vous vous formerez quelque notion de ce que l'espece entiere peut produire de plus parfait, sur - tout si vous supposez en faveur de son travail, un certain nombre de circonstances fortuites qui en auroient diminué le succès, si elles avoient été contraires. Mais la masse générale de l'espece n'est faite ni pour suivre, ni pour connoître cette marche de l'esprit humain. Le point d'instruction le plus élevé qu'elle puisse atteindre, ases limites: d'où il s'ensuit qu'il y aura des ouvrages qui resteront toûjours au - dessus de la portée com<cb-> mune des hommes; d'autres qui descendront peu - à - peu an - dessous, & d'autres encore qui éprouveront cette double fortune.

A quelque point de perfection qu'une Encyclopédie soit conduite, il est évident par la nature de cet ouvrage, qu'elle se trouvera nécessairement au nombre de ceux - ci. Il y a des objets qui sont entre les mains du peuple, dont il tire sa subsistance, & à la connoissance pratique desquels il s'occupe sans relâche. Quelque traité qu'on en écrive, il viendra un moment où il en saura plus que le livre. Il v a d'autres objets sur lesquels il demeurera presqu entierement ignorant, parce que les accroissemens de sa connoissance sont trop foibles & trop lents, pour former jamais une lumiere considérable, quand on les supposeroit continus. Ainsi l'homme du peuple & le savant auront toûjours également à desirer & à s'instruire dans une Encyclopédie. Le moment le plus glorieux pour un ouvrage de cette nature, ce seroit celui qui succéderoit immédiatement à quelque grande révolution qui auroit suspendu les progrès des Sciences, interrompu les travaux des Arts, & replongé dans les ténebres une portion de notre hémisphere. Quelle reconnoissance la génération, qui viendroit après ces tems de trouble, ne porteroit - elle pas aux hommes qui les auroient redoutés de loin, & qui en auroient prévenu le ravage, en mettant à l'abri les connoissances des siecles passés? Ce seroit alors (j'ose le dire sans ostentation, parce que netre Encyclopédie n'atteindra peut - être jamais la perfection qui lui mériteroit tant d'honneurs); ce seroit alors qu'on nommeroit avec ce grand ouvrage le regne du Monarque sous lequel il fut entrepris; le Ministre auquel il fut dédié; les Grands qui en favoriserent l'exécution, les Auteurs qui s'y consacrerent; tous les hommes de lettres qui y concoururent. La même voix qui rappelleroit ces secours n'onblieroit pas de parler aussi des peines que les auteurs auroient souffertes, & des disgraces qu'ils auroient essuyées; & le monument qu'on leur éleveroit, seroit à plusieurs faces, où l'on verroit alternativement des honneurs accordés à leur mémoire, & des marques d'indignation attachées à la mémoire de leurs ennemis.

Mais la connoissance de la langue est le fondement de toutes ces grandes espérances; elles resteront incertaines, si la langue n'est fixée & transmise à la postérité dans toute sa perfection; & cet objet est le premier de ceux dont il convenoit à des Encyclopédistes de s'occuper profondément. Nous nous en sommes apperçus trop tard; & cette inadvertance a jetté de l'imperfection sur tout notre ouvrage. Le côté de la langue est resté foible (je dis de la langue, & non de la Grammaire); & par cette raison ce doit être le sujet principal, dans un article où l'on examine impartialement son travail, & où l'on cherche les moyens d'en corriger les défauts. Je vais donc traiter de la Langue, spécialement & comme je le dois. J'oserai même inviter nos successeurs à donner quelque attention à ce morceau; & j'espérerai des autres hommes à l'usage desquels il est moins destiné, qu'ils en avoueront l'importance, & qu'ils en excuseront l'étendue.

L'institution de signes vocaux qui représentassent des idées, & de caracteres tracés qui représentassent des voix, fut le premier germe des progrès de l'esprit humain. Une science, un art, ne naissent que par l'application de nos réflexions aux réflexions déjà faites, & que par la réunion de nos pensées, de nos observations & de nos expériences, avec les pensées, les observations & les expériences de nos semblables. Sans la double convention qui attacha les idées aux voix, & les voix à des caracteres, tout restoit au - dedans de l'homme & s'y éteignoit: sans les Grammaires

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