ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"346"> leur contingent, aux frais de l'administration générale, & que chacune outre cela fasse pour la sienne particuliere la même dépense que si elle étoit indépendante. Ajoûtez que toutes les fortunes se font dans un lieu & se consomment dans un autre; ce qui rompt bientôt l'équilibre du produit & de la consommation, & appauvrit beaucoup de pays pour enrichir une seule ville.

Autre source de l'augmentation des besoins publics, qui tient à la précédente. Il peut venir un tems où les citoyens ne se regardant plus comme intéressés à la cause commune, cesseroient d'être les défenseurs de la patrie, & où les magistrats aimeroient mieux commander à des mercenaires qu'à des hommes libres, ne fût - ce qu'afin d'employer en tems & lieu les premiers pour mieux assujettir les autres. Tel fut l'état de Rome sur la fin de la république & sous les empereurs; car toutes les victoires des premiers Romains, de même que celles d'Alexandre, avoient été remportées par de braves citoyens, qui savoient donner au besoin leur sang pour la patrie, mais qui ne le vendoient jamais. Marius fut le premier qui dans la guerre de Jugurtha deshonora les légions romaines, en y introduisant des affranchis, vagabonds, & autres mercenaires. Devenus les ennemis des peuples qu'ils s'étoient chargés de rendre heureux, les tyrans établirent des troupes réglées, en apparence pour contenir l'étranger, & en effet pour opprimer l'habitant. Pour former ces troupes il fallut enlever à la terre des cultivateurs, dont le défaut diminua la quantité des denrées, & dont l'entretien introduisit des impôts qui en augmenterent le prix. Ce premier desordre fit murmurer les peuples: il fallut pour les réprimer multiplier les troupes, & par conséquent la misere; & plus le desespoir augmentoit, plus on se voyoit contraint de l'augmenter encore pour en prévenir les effets. D'un autre côté ces mercenaires, qu'on pouvoit estimer sur le prix auquel ils se vendoient eux - mêmes, fiers de leur avilissement, méprisant les lois dont ils étoient protégés, & leurs freres dont ils mangeoient le pain, se crurent plus honorés d'être les satellites de César que les défenseurs de Rome; & dévoüés à une obéissance aveugle, tenoient par état le poignard leve sur leurs concitoyens, prêts à tout égorger au premier signal. Il ne seroit pas difficile de montrer que ce fut - là une des principales causes de la ruine de l'empire romain.

L'invention de l'artillerie & des fortifications a forcé de nos jours les souverains de l'Europe à rétablir l'usage des troupes réglées pour garder leurs places; mais avec des motifs plus légitimes, il est à craindre que l'effet n'en soit également funeste. Il n'en faudra pas moins dépeupler les campagnes pour former les armées & les garnisons; pour les entretenir il n'en faudra pas moins fouler les peuples; & ces dangereux établissemens s'accroissent depuis quelque tems avec une telle rapidité dans tous nos climats, qu'on n'en peut prévoir que la dépopulation prochaine de l'Europe, & tôt ou tard la ruine des peuples qui l'habitent.

Quoi qu'il en soit, on doit voir que de telles institutions renversent nécessairement le vrai système économique qui tire le principal revenu de l'état du domaine public, & ne laissent que la ressource fâcheuse des subsides & impôts, dont il me reste à parler.

Il faut se ressouvenir ici que le fondement du pacte social est la propriété; & sa premiere condition, que chacun soit maintenu dans la paisible joüissance de ce qui lui appartient. Il est vrai que par le même traité chacun s'oblige, au moins tacitement, à se cottiser dans les besoins publics; mais cet engagement ne pouvant nuire à la loi fondamentale, & supposant l'évidence du besoin reconnue par les contribuables, on voit que pour être légitime, cette cottisation doit être volontaire, non d'une volonté particuliere, comme s'il étoit nécessaire d'avoir le consentement de chaque citoyen, & qu'il ne dût fournir que ce qu'il lui plaît, ce qui seroit directement contre l'esprit de la confédération, mais d'une volonté générale, à la pluralité des voix, & sur un tarif proportionnel qui ne laisse rien d'arbitraire à l'imposition.

Cette vérité, que les impôts ne peuvent être établis légitimement que du consentement du peuple ou de ses représentans, a été reconnue généralement de tous les philosophes & jurisconsultes qui se sont acquis quelque réputation dans les matieres de droit politique, sans excepter Bodin même. Si quelques-uns ont établi des maximes contraires en apparence; outre qu'il est aisé de voir les motifs particuliers qui les y ont portés, ils y mettent tant de conditions & de restrictions, qu'au fond la chose revient exactement au même: car que le peuple puisse refuser, ou que le souverain ne doive pas exiger, cela est indifférent quant au droit; & s'il n'est question que de la force, c'est la chose la plus inutile que d'examiner ce qui est légitime ou non.

Les contributions qui se levent sur le peuple sont de deux sortes; les unes réelles, qui se perçoivent sur les choses; les autres personnelles, qui se payent par tête. On donne aux unes & aux autres les noms d'impôts ou de subsides: quand le peuple fixe la somme qu'il accorde, elle s'appelle subside; quand il accorde tout le produit d'une taxe, alors c'est un impôt. On trouve dans le livre de l'esprit des lois, que l'imposition par tête est plus propre à la servitude, & la taxe réelle plus convenable à la liberté. Cela seroit incontestable, si les contingens par tête étoient égaux; car il n'y auroit rien de plus disproportionne qu'une pareille taxe, & c'est sur - tout dans les proportions exactement observées, que consiste l'esprit de la liberté. Mais si la taxe par tête est exactement proportionnée aux moyens des particuliers, comme pourroit être celle qui porte en France le nom de capitation, & qui de cette maniere est à la fois réelle & personnelle, elle est la plus équitable, & par conséquent la plus convenable à des hommes libres. Ces proportions paroissent d'abord très - faciles à observer, parce qu'étant relatives à l'état que chacun tient dans le monde, les indications sont toûjours publiques; mais outre que l'avarice, le crédit & la fraude savent éluder jusqu'à l'évidence, il est rare qu'on tienne compte dans ces calculs, de tous les élémens qui doivent y entrer. Premierement on doit considérer le rapport des quantités, selon lequel, toutes choses égales, celui qui a dix fois plus de bien qu'un autre, doit payer dix fois plus que lui. Secondement, le rapport des usages, c'est - à - dire la distinction du nécessaire & du superflu. Celui qui n'a que le simple nécessaire, ne doit rien payer du tout; la taxe de celui qui a du superflu, peut aller au besoin jusqu'à la concurrence de tout ce qui excede son nécessaire. A cela il dira qu'eu égard à son rang, ce qui seroit superflu pour un homme inférieur, est nécessaire pour lui; mais c'est un mensonge: car un Grand a deux jambes, ainsi qu'un bouvier, & n'a qu'un ventre non plus que lui. De plus, ce prétendu nécessaire est si peu nécessaire à son rang, que s'il savoit y renoncer pour un sujet loüable, il n'en seroit que plus respecté. Le peuple se prosterneroit devant un ministre qui iroit au conseil à pié, pour avoir vendu ses carrosses dans un pressant besoin de l'état. Enfin la loi ne prescrit la magnificence à personne, & la bienséance n'est jamais une raison contre le droit.

Un troisieme rapport qu'on ne compte jamais, & [p. 347] qu'on devroit toûjours compter le premier, est celui des utilités que chacun retire de la confédération sociale, qui protege fortement les immenses possessions du riche, & laisse à peine un misérable joüir de la chaumiere qu'il a construite de ses mains. Tous les avantages de la société ne sont - ils pas pour les puissans & les riches? tous les emplois lucratifs ne sont - ils pas remplis par eux seuls? toutes les graces, toutes les exemptions ne leur sont - elles pas réservées? & l'autorité publique n'est elle pas toute en leur faveur? Qu'un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d'autres friponneries, n'est - il pas toûjours sûr de l'impunité? Les coups de bâton qu'il distribue, les violences qu'il commet, les meurtres mêmes & les assassinats dont il se rend coupable, ne sont - ce pas des affaires qu'on assoupit, & dont au bout de six mois il n'est plus question? Que ce même homme soit vole, toute la police est aussitôt en mouvement, & malheur aux innocens qu'il soupçonne. Passe - t - il dans un lieu dangereux? voilà les escortes en campagne: l'essieu de sa chaise vientil à rompre? tout vole à son secours: fait - on du bruit à sa porte? il dit un mot, & tout se taît: la foule l'incommode - t - elle? il fait un signe, & tout se range: un charretier se trouve - t - il sur son passage? ses gens sont prêts à l'assommer; & cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires seroient plûtôt écrasés, qu'un faquin oisif retardé dans son équipage. Tous ces égards ne lui coûtent pas un sou; ils sont le droit de l'homme riche, & non le prix de la richesse. Que le tableau du pauvre est différent! plus l'humanité lui doit, plus la société lui refuse: toutes les portes lui sont fermées, même quand il a droit de les faire ouvrir; & si quelquefois il obtient justice, c'est avec plus de peine qu'un autre n'obtiendroit grace: s'il y a des corvées à faire, une milice à tirer, c'est à lui qu'on donne la préférence; il porte toûjours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de se faire exempter: au moindre accident qui lui arrive, chacun s'éloigne de lui: si sa pauvre charrerte renverse, loin d'être aidé par personne, je le tiens heureux s'il évite en passant les avanies des gens lestes d'un jeune duc: en un mot, toute assistance gratuite le fuit au besoin, précisément parce qu'il n'a pas de quoi la payer; mais je le tiens pour un homme perdu, s'il a le malheur d'avoir l'ame honnête, une fille aimable, & un puissant voisin.

Une autre attention non moins importante à faire, c'est que les pertes des pauvres sont beaucoup moins réparables que celles du riche, & que la difficulté d'acquérir croît toûjours en raison du besoin. On ne fait rien avec rien; cela est vrai dans les affaires comme en Physique: l'argent est la semence de l'argent, & la premiere pistole est quelquefois plus difficile à gagner que le second million. Il y a plus encore: c'est que tout ce que le pauvre paye, est à jamais perdu pour lui, & reste ou revient dans les mains du riche; & comme c'est aux seuls hommes qui ont part au gouvernement, ou à ceux qui en approchent, que passe tôt ou tard le produit des impôts, ils ont, même en payant leur contingent, un intérêt sensible à les augmenter.

Résumons en quatre mots le pacte social des deux états. Vous avez besoin de moi, car je suis riche & vous êtes pauvre; faisons donc un accord entre nous: je permettrai que vous ayez l'honneur de me servir, à con<-> dition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander.

Si l'on combine avec soin toutes ces choses, on trouvera que pour repartir les taxes d'une maniere équitable & vraiment proportionnelle, l'imposition n'en doit pas être faite seulement en raison des biens des contribuables, mais en raison composée de la différence de leurs conditions & du superflu de leurs biens. Opération très - importante & très difficile que fonttous les jours des multitu des de commis honnêtes gens & qui savent l'arithmétique, mais dont les Platons & les Montesquieux n'eussent osé se charger qu'en tremblant & en demandant au ciel des lumieres & de l'intégrité.

Un autre inconvénient de la taxe personnelle, c'est de se faire trop sentir & d'être levée avec trop de dureté, ce qui n'empêche pas qu'elle ne soit sujette à beaucoup de non - valeurs, parce qu'il est plus aisé de dérober au rôle & aux poursuites sa tête que ses possessions.

De toutes les autres impositions, le cens sur les terres ou la taille réelle a toûjours passé pour la plus avantageuse dans les pays où l'on a plus d'égard à la quantité du produit & à la sûreté du recouvrement, qu'à la moindre incommodité du peuple. On a même osé dire qu'il falloit charger le paysan pour éveiller sa paresse, & qu'il ne feroit rien s'il n'avoit rien à payer. Mais l'expérience dément chez tous les peuples du monde cette maxime ridicule: c'est en Hollande, en Angleterre où le cultivateur paye très - peu de chose, & sur - tout à la Chine où il ne paye rien, que la terre est le mieux cultivée. Au contraire, par - tout où le laboureur se voit chargé à proportion du produit de son champ, il le laisse en friche, ou n'en retire exactement que ce qu'il lui faut pour vivre. Car pour qui perd le fruit de sa peine, c'est gagner que ne rien faire; & mettre le travail à l'amende, est un moyen fort singulier de bannir la paresse.

De la taxe sur les terres ou sur le blé, sur - tout quand elle est excessive, résultent deux inconvéniens si terribles, qu'ils doivent dépeupler & ruiner à la longue tous les pays où elle est établie.

Le premier vient du défaut de circulation des especes, car le commerce & l'industrie attirent dans les capitales tout l'argent de la campagne: & l'impôt détruisant la proportion qui pouvoit se trouver encote entre les besoins du laboureur & le prix de son blé, l'argent vient sans cesse & ne retourne jamais; plus la ville est riche, plus le pays est misérable. Le produit des tailles passe des mains du prince ou du financier dans celles des artistes & des marchands; & le cultivateur qui n'en reçoit jamais que la moindre partie, s'épuise enfin en payant toûjours également & recevant toûjours moins. Comment voudroit - on que pût vivre un homme qui n'auroit que des veines & point d'arteres, ou dont les arteres ne porteroient le sang qu'à quatre doigts du coeur? Chardin dit qu'en Perse les droits du roi sur les denrées se payent aussi en denrées; cet usage, qu'Herodote témoigne avoir autrefois été pratiqué dans le même pays jusqu'à Darius, peut prévenir le mal dont je viens de parler. Mais à moins qu'en Perse les intendans, directeurs, commis, & gardes - magazin ne soit une autre espece de gens que par - tout ailleurs, j'ai peine à croire qu'il arrive jusqu'au roi la moindre chose de tous ces produits, que les blés ne se gâtent pas dans tous les greniers, & que le feu ne consume pas la plûpart des magazins.

Le second inconvénient vient d'un avantage apparent, qui laisse aggraver les maux avant qu'on les apperçoive. C'est que le blé est une denrée que les impôts ne renchérissent point dans le pays qui la produit, & dont, malgré son absolue nécessité, la quantité diminue, sans que le prix en augmente; ce qui fait que beaucoup de gens meurent de faim, quoique le blé continue d'être à bon - marché, & que le laboureur reste seul chargé de l'impôt qu'il n'a pu défalquer sur le prix de la vente. Il faut bien faire attention qu'on ne doit pas raisonner de la

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