ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"342"> peuple de sages, mais il n'est pas impossible de rendre un peuple heureux.

Voulons - nous que les peuples soient vertueux? commençons donc par leur faire aimer la patrie: mais comment l'aimeront - ils, si la patrie n'est rien de plus pour eux que pour des étrangers, & qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle ne peut refuser à personne? Ce seroit bien pis s'ils n'y joüissoient pas même de la sûreté civile, & que leurs biens, leur vie ou leur liberté fussent à la discrétion des hommes puissans, sans qu'il leur fût possible ou permis d'oser reclamer les lois. Alors soûmis aux devoirs de l'état civil, sans joüir même des droits de l'état de nature & sans pouvoir employer leurs forces pour se défendre, ils seroient par conséquent dans la pire condition où se puissent trouver des hommes libres, & le mot de patrie ne pourroit avoir pour eux qu'un sens odieux ou ridicule. Il ne faut pas croire que l'on puisse offenser ou couper un bras, que la douleur ne s'en porte à la tête; & il n'est pas plus croyable que la volonté générale consente qu'un membre de l'état quel qu'il soit en blesse ou détruise un autre, qu'il ne l'est que les doigts d'un homme usant de fa raison aillent lui crever les yeux. La sureté particuliere est tellement liée avec la confédération publique, que sans les égards que l'on doit à la foiblesse humaine, cette convention seroit dissoute par le droit, s'il périssoit dans l'état un seul citoyen qu'on eût pû secourir; si l'on en retenoit à tort un seul en prison, & s'il se perdoit un seul proces avec une injustice évidente: car les conventions fondamentales étant enfreintes, on ne voit plus quel droit ni quel intérêt pourroit maintenir le peuple dans l'union sociale, à moins qu'il n'y fût retenu par la seule force qui fait la dissolution de l'état civil.

En effet, l'engagement du corps de la nation n'est - il pas de pourvoir à la conservation du dernier de ses membres avec autant de soin qu'à celle de tous les autres? & le salut d'un citoyen est - il moins la cause commune que celui de tout l'état? Qu'on nous dise qu'il est bon qu'un seul périsse pour tous, j'admirerai cette sentence dans la bouche d'un digne & vertueux patriote qui se consacre volontairement & par devoir à la mort pour le salut de son pays: mais si l'on entend qu'il soit permis au gouvernement de sacrifier un innocent au salut de la multitude, je tiens cette maxime pour une des plus exécrables que jamais la tyrannie ait inventée, la plus fausse qu'on puisse avancer, la plus dangereuse qu'on puisse admettre, & la plus directement opposée aux lois fondamentales de la société. Loin qu'un seul doive périr pour tous, tous ont engagé leurs biens & leurs vies à la défense de chacun d'eux, afin que la foiblesse particuliere fût toujours protégée par la force publique, & chaque membre par tout l'état. Après avoir par supposition retranché du peuple un individu après l'autre, pressez les partisans de cette maxime à mieux expliquer ce qu'ils entendent par le corps de l'état, & vous verrez qu'ils le réduiront à la fin à un petit nombre d'hommes qui ne sont pas le peuple, mais les officiers du peuple, & qui s'étant obligés par un serment particulier à périr eux - mêmes pour son salut, prétendent prouver par - là que c'est à lui de périr pour le leur.

Veut - on trouver des exemples de la protection que l'état doit à ses membres, & du respect qu'il doit à leurs personnes? ce n'est que chez les plus illustres & les plus courageuses nations de la terre qu'il faut les chercher, & il n'y a guere que les peuples libres où l'on sache ce que vaut un homme. A Sparte, on fait en quelle perplexité se trouvoit toute la république lorsqu'il étoit question de punir un citoyen coupable. En Macédoine, la vie d'un homme étoit une affaire si importante, que dans toute la grandeur d'Alexandre, ce puissant monarque n'eut osé de sang froid faire mourir un Macédonien criminel, que l'accusé n'eût comparu pour se défendre devant ses concitoyens, & n'eût été condamné par eux. Mais les Romains se distinguerent au - dessus de tous les peuples de la terre par les égards du gouvernement pour les particuliers, & par son attention scrupuleuse à respecter les droits inviolables de tous les membres de l'état. Il n'y avoit rien de si sacré que la vie des simples citoyens; il ne falloit pas moins que l'assemblée de tout le peuple pour en condamner un: le sénat même ni les consuls, dans toute leur majesté, n'en avoient pas le droit, & chez le plus puissant peuple du monde le crime & la peine d'un citoyen étoit une desolation publique; aussi parut - il si dur d'en verser le sang pour quelque crime que ce pût être, que par la loi Porcia la peine de mort fut commuée en celle de l'exil, pour tous ceux qui voudroient survivre à la perte d'une si douce patrie. Tout respiroit à Rome & dans les armées cet amour des concitoyens les uns pour les autres, & ce respect pour le nom romain qui élevoit le courage & animoit la vertu de quiconque avoit l'honneur de le porter. Le chapeau d'un citoyen délivré d'esclavage, la couronne civique de celui qui avoit sauvé la vie à un autre, étoient ce qu'on regardoit avec le plus de plaisir dans la pompe des triomphes; & il est à remarquer que des couronnes dont on honoroit à la guerre les belles actions, il n'y avoit que la civique & celle des triomphateurs qui fussent d'herbe & de feuilles, toutes les autres n'étoient que d'or. C'est ainsi que Rome fut vertueuse, & devint la maîtresse du monde. Chefs ambitieux! Un pâtre gouverne ses chiens & ses troupeaux, & n'est que le dernier des hommes. S'il est beau de commander, c'est quand ceux qui nous obéissent peuvent nous honorer: respectez donc vos concitoyens, & vous vous rendrez respectables; respectez la liberté, & votre puissance augmentera tous les jours: ne passez jamais vos droits, & bien - tôt ils seront sans bornes.

Que la patrie se montre la mere commune des citoyens, que les avantages dont ils joüissent dans leurs pays le leur rende cher, que le gouvernement leur laisse assez de part à l'administration publique pour sentir qu'ils sont chez eux, & que les lois ne soient à leurs yeux que les garants de la commune liberté. Ces droits, tout beaux qu'ils sont, appartiennent à tous les hommes; mais sans paroître les attaquer directement, la mauvaise volonté des chefs en réduit aisément l'effet à rien. La loi dont on abuse sert à la fois au puissant d'arme offensive, & de bouclier contre le foible, & le prétexte du bien public est toûjours le plus dangereux fléau du peuple. Ce qu'il y a de plus nécessaire, & peut - être de plus difficile dans le gouvernement, c'est une intégrité sévere à rendre justice à tous, & sur - tout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus grand mal est déjà fait, quand on a des pauvres à défendre & des riches à contenir. C'est sur la médiocrité seule que s'exerce toute la force des lois; elles sont également impuissantes contre les thrésors du riche & contre la misere du pauvre; le premier les élude, le second leur échappe; l'un brise la toile, & l'autre passe au - travers.

C'est donc une des plus importantes affaires du gouvernement, de prévenir l'extrème inégalité des fortunes, non en enlevant les thrésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d'en accumuler, ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir. Les hommes inégalement distribués sur le territoire, & entassés dans un lieu tandis que les autres se dépeuplent; les arts d'agrément & de pure indus<pb-> [p. 343] trie favorisés aux dépens des inétiers utiles & pénibles; l'agriculture sacrifiée au commerce; le publicain rendu nécessaire par la mauvaise administration des deniers de l'état; enfin la vénalité poussée à tel excès, que la considération se compte avec les pistoles, & que les vertus mêmes se vendent à prix d'argent: telles sont les causes les plus sensibles de l'opulence & de la misere, de l'intérêt particulier substitué à l'intérêt public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour la cause commune, de la corruption du peuple, & de l'affoiblissement de tous les ressorts du gouvernement. Tels sont par conséquent les maux qu'on guérit difficilement quand ils se font sentir, mais qu'une sage administration doit prévenir, pour maintenir avec les bonnes moeurs le respect pour les lois, l'amour de la patrie, & la vigueur de la volonté générale.

Mais toutes ces précautions seront insuffisantes, si l'on ne s'y prend de plus loin encore. Je finis cette partie de l'économie publique, par où j'aurois dû la commencer. La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu, ni la vertu sans les citoyens: vous aurez tout si vous formez des citoyens; sans cela vous n'aurez que de méchans esclaves, à commencer par les chefs de l'état. Or former des citoyens n'est pas l'affaire d'un jour; & pour les avoir hommes, il faut les instruire enfans. Qu'on me dise que quiconque a des hommes à gouverner, ne doit pas chercher hors de leur nature une perfection dont ils ne sont pas susceptibles; qu'il ne doit pas vouloir détruire en eux les passions, & que l'exécution d'un pareil projet ne seroit pas plus desirable que possible. Je conviendrai d'autant mieux de tout cela, qu'un homme qui n'auroit point de passions seroit certainement un fort mauvais citoyen: mais il faut convenir aussi que si l'on n'apprend point aux hommes à n'aimer rien, il n'est pas impossible de leur apprendre à aimer un objet plûtôt qu'un autre, & ce qui est véritablement beau, plûtôt que ce qui est difforme. Si, par exemple, on les exerce asseztôt à ne jamais regarder leur individu que par ses relations avec le corps de l'Etat, & à n'appercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que comme une partie de la sienne, ils pourront parvenir enfin à s'identifier en quelque sorte avec ce plus grand tout, à se sentir membres de la patrie, à l'armer de ce sentiment exquis que tout homme nolé n'a que pour soi - même, à élever perpétuellement leur ame à ce grand objet, & à transformer ainsi en une vertu sublime, cette disposition dangereuse d'où naissent tous nos vices. Non - seulement la Philosophie démontre la possibilité de ces nouvelles directions, mais l'Histoire en sournit mille exemples éclatans: s'ils sont si rares parmi nous, c'est que personne ne se soucie qu'il y ait des citoyens, & qu'on s'avise encore moins de s'y prendre assez - tôt pour les former. Il n'est plus tems de changer nos inclinations naturelles quand elles ont pris leur cours, & que l'habitude s'est jointe à l'amour propre; il n'est plus tems de nous tirer hors de nous - mêmes, quand une fins le moi humain concentré dans nos coeurs y a acquis cette méprisable activité qui absorbe toute vertu & fait la vie des petites ames. Comment l'amour de la patrie pourroit - il germer au milieu de tant d'autres passions qui l'étoussent? & que reste - t - il pour les concitoyens d'un coeur déjà partagé entre l'avarice, une maîtresse, & la vanité?

C'est du premier moment de la vie, qu'il faut apprendre à mériter de vivre; & comme on participe en naissant aux droits des citoyens, l'instant de notre naissance doit être le commencement de l'exercice de nos devoirs. S'il y a des lois pour l'âge mûr, il doit y en avoir pour l'enfance, qui enseignent à obéir aux autres; & comme on ne laisse pas la rai<cb-> son de chaque homme unique arbitre de ses devoirs, on doit d'autant moins abandonner aux lumieres & aux préjugés des peres l'éducation de leurs enfans, qu'elle importe à l'état encore plus qu'aux peres; car selon le cours de nature, la mort du pere lui dérobe souvent les derniers fruits de cette éducation, mais la patrie en sent tôt ou tard les effets; l'état demeure, & la famille se dissout. Que si l'autorité publique en prenant la place des peres, & se chargeant de cette importante fonction, acquiert leurs droits en remplissant leurs devoirs, ils ont d'au tant moins sujet de s'en plaindre, qu'à cet égard ils ne font proprement que changer de nom, & qu'ils auront en commun, sous le nom de citoyens, la même autorité sur leurs enfans qu'ils exerçoient séparément sous le nom de peres, & n'en seront pas moins obéis en parlant au nom de la loi, qu'ils l'étoient en parlant au nom de la nature. L'éducation publique sous des regles prescrites par le gouvernement, & sous des magistrats établis par le souverain, est donc une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou légitime. Si les enfans sont élevés en commun dans le sein de l'égalité, s'ils sont imbus des lois de l'état & des maximes de la volonté générale, s'ils sont instruits à les respecter par - dessus toutes choses, s'ils sont environnés d'exemples & d'objets qui leur parlent sans cesse de la tendre mere qui les nourrit, de l'amour qu'elle a pour eux, des biens inestimables qu'ils reçoivent d'elle, & du retour qu'ils lui doivent, ne doutons pas qu'ils n'apprennent ainsi à se chérir mutuellement comme des freres, à ne vouloir jamais que ce que veut la société, à substituer des actions d'hommes & de citoyens au stérile & vain babil des sophistes, & à dovenir un jour les défenseurs & les peres de la patrie dont ils auront été si long - tems les enfans.

Je ne parlerai point des magistrats destinés à présider à cette éducation, qui certainement est la plus importante assaire de l'état. On sent que si de telles marques de la confiance publique étoient légerement accordées, si cette fonction sublime n'étoit pour ceux qui auroient dignement rempli toutes les autres le prix de leurs travaux, l'honorable & doux repos de leur vieillesse, & le comble de tous les honneurs, toute l'entreprise seroit inutile & l'éducation sans succès; car par - tout où la leçon n'est pas soûtenue par l'autorité, & le précepte par l'exemple, l'instruction demeure sans fruit, & la vertu même perd son crédit dans la bouche de celui qui ne la pratique pas. Mais que des guerriers illustres courbés sous le faix de leurs lauriers prêchent le courage; que des magistrats integres, blanchis dans la pourpre & sur les tribunaux, enseignent la justice; les uns & les autres se formeront ainsi de vertueux successeurs, & transmettront d'âge en âge aux générations suivantes, l'expérience & les talens des chefs, le courage & la vertu des citoyens, & l'émulation commune à tous de vivre & mourir pour la patrie.

Je ne sache que trois peuples qui ayent autrefois pratiqué l'éducation publique; savoir, les Crétois, les Lacédemoniens, & les anciens Perses: chez tous les trois elle eut le plus grand succès, & fit des prodiges chez les deux derniers. Quand le monde s'est trouvé divisé en nations trop grandes pour pouvoir être bien gouvernées, ce moyen n'a plus été praticable; & d'autres raisons que le lecteur peut voir aisément, ont encore empêché qu'il n'ait été tenté chez aucun peuple moderne. C'est une chose très remarquable que les Romains ayent pû s'en passer; mais Rome fut durant cinq cents ans un miracle continuel, que le monde ne doit plus espérer de revoir. La vertu des Romains engendrée par l'horreur de la tyrannie & des crimes des tyrans, & par l'amour inné de la patrie, fit de toutes leurs maisons autant

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