ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"595"> d'un pere Athénien & d'une mere étrangere. C'étoit là qu'on accordoit aux esclaves la liberté, & que des juges examinoient & décidoient les contestations occasionnées entre les citoyens par des naissances suspectes; & ce fut aussi dans ce lieu qu'Antisthene fondateur de la secte cynique s'établit & donna ses premieres leçons. On prétend que ses disciples en furent appellés Cyniques, nom qui leur fut confirmé dans la suite, par la singularité de leurs moeurs & de leurs sentimens, & par la hardiesse de leurs actions & de leurs discours. Quand on examine de près la bisarrerie des Cyniques, on trouve qu'elle consistoit principalement à transporter au milieu de la société les moeurs de l'état de nature. Ou ils ne s'apperçurent point, ou ils se soucierent peu du ridicule qu'il y avoit à affecter parmi des hommes corrompus & délicats, la conduite & les discours de l'innocence des premiers tems, & la rusticité des siecles de l'Animalité.

Les Cyniques ne demeurerent pas long tems renfermés dans le Cynosarge. Ils se répandirent dans toutes les provinces de la Grece, bravant les préjugés, prêchant la vertu, & attaquant le vice sous quelque forme qu'il se présentât. Ils se montrerent particulierement dans les lieux sacrés & sur les places publiques. Il n'y avoit en effet que la publicité qui pût pallier la licence apparente de leur philosophie. L'ombre la plus legere de secret, de honte, & de ténebres, leur auroit attiré dès le commencement des dénominations injurieuses & de la persécution. Le grand jour les en garantit. Comment imaginer, en effet, que des hommes pensent du mal à faire & à dire ce qu'ils font & disent sans aucun mystere?

Antisthene apprit l'art oratoire de Gorgias le sophiste, qu'il abandonna pour s'attacher à Socrate, entraînant avec lui une partie de ses condisciples. Il sépara de la doctrine du philosophe ce qu'elle avoit de solide & de substantiel, comme il avoit démêlé des préceptes du rhéteur ce qu'ils avoient de frappant & de vrai. C'est ainsi qu'il se prépara à la pratique ouverte de la vertu & à la profession publique de la philosophie. On le vit alors se promenant dans les rues l'épaule chargée d'une besace, le dos couvert d'un mauvais manteau, le menton nérissé d'une longue barbe, & la main appuyée sur un bâton, mettant dans le mépris des choses extérieures un peu plus d'ostentation peut - être qu'elles n en méritoient. C'est du moins la conjecture qu'on peut tirer d'un mot de Socrate, qui voyant son ancien disciple trop fier d'un mauvais habit, lui disoit avec sa finesse ordinaire: Antisthene, je t'apperçois à - travers un trou de ta robe. Du reste, il rejetta loin de lui toutes les commodités de la vie: il s'affranchit de la tyrannie du luxe & des richesses, & de la passion des femmes, de la réputation & des dignités, en un mot de tout ce qui subjugue & tourmente les hommes; & ce fut en s'immolant lui - même sans réserve qu'il crut acquérir le droit de poursuivre les autres sans ménagement. Il commença par venger la mort de Socrate; celle de Mélite & l'exil d'Anyte furent les suites de l'amertume de son ironie. La dureté de son caractere, la sévérité de ses moeurs, & les épreuves auxquelles il soûmettoit ses disciples, n'empêcherent point qu'il n'en eût: mais il étoit d'un commerce trop difficile pour les conserver; bien - tôt il éloigna les uns, les autres se retirerent, & Diogene fut presque le seul qui lui resta.

La secte cynique ne fut jamais si peu nombreuse & si respectable que sous Antisthene. Il ne suffisoit pas pour être cynique de porter une lanterne à sa main, de coucher dans les rues ou dans un tonneau, & d'accabler les passans de vérités injurieuses. « Veux - tu que je sois ton maître, & mériter le nom de mon disciple, disoit Antisthene à celui qui se présentoit à la porte de son école: commence par ne te ressembler en rien, & par ne plus rien faire de ce que tu faisois. N'accuse de ce qui t'arrivera ni les hommes ni les dieux. Ne porte ton desir & ton aversion que sur ce qu'il est en ta puissance d'approcher ou d'éloigner de toi. Songe que la colere, l'envie, l'indignation, la pitié, sont des foiblesses indignes d'un philosophe. Si tu es tel que tu dois être, tu n'auras jamais lieu de rougir. Tu laisseras donc la honte à celui qui se reprochant quelque vice secret, n'ose se montrer à découvert. Sache que la volonté de Jupiter sur le cynique, est qu'il annonce aux hommes le bien & le mal sans flaterie, & qu'il leur mette sans cesse sous les yeux les erreurs dans lesquelles ils se précipitent; & sur - tout ne crains point la mort, quand il s'agira de dire la vérité ».

Il faut convenir que ces leçons ne pouvoient guere germer que dans des ames d'une trempe bien forte. Mais aussi les Cyniques demandoient peut - être trop aux hommes, dans la crainte de n'en pas obtenir assez. Peut - être seroit - il aussi ridicule d'attaquer leur philosophie par cet excès apparent de sévérité, que de leur reprocher le motif vraiment sublime sur lequel ils en avoient embrassé la pratique. Les hommes marchent avec tant d'indolence dans le chemin de la vertu, que l'aiguillon dont on les presse ne peut être trop vif; & ce chemin est si laborieux à suivre, qu'il n'y a point d'ambition plus loüable que celle qui soutient l'homme & le transporte à - travers les épines dont il est semé. En un mot ces anciens philosophes étoient outrés dans leurs préceptes, parce qu'ils savoient par expérience qu'on se relâche toûjours assez dans la pratique; & ils pratiquoient eux - mêmes la vertu, parce qu'ils la regardoient comme la soule véritable grandeur de l'homme; & voilà ce qu'il a plû à leurs détracteurs d'appeller vanité; reproche vuide de sens & imaginé par des hommes en qui la superstition avoit corrompu l'idée naturelle & simple de la bonté morale.

Les Cyniques avoient pris en aversion la culture des Beaux - Arts. Ils comptoient tous les momens qu'on y employoit comme un tems dérobé à la pratique de la vertu & à l'étude de la Morale. Ils rejettoient en conséquence des mêmes principes, & la connoissance des Mathématiques & celle de la Physique, & l'histoire de la Nature; ils affectoient surtout un mépris souverain pour cette élégance particuliere aux Athéniens, qui se faisoit remarquer & sentir dans leurs moeurs, leurs écrits, leurs discours, leurs ajustemens, la décoration de leurs maisons; en un mot dans tout ce qui appartenoit à la vie civile. D'où l'on voit que s'il étoit très - difficile d'être aussi vertueux qu'un cynique, rien n'étoit plus facile que d'être aussi ignorant & aussi grossier.

L'ignorance des Beaux - Arts & le mépris des décences furent l'origine du discrédit où la secte tomba dans les siecles suivans. Tout ce qu'il y avoit dans les villes de la Grece & de l'Italie de boufons, d'impudens, de mendians, de parasites, de gloutons, & de fainéans (& il y avoit beaucoup de ces gens - là sous les empereurs) prit effrontément le nom de cyniques. Lès magistrats, les prêtres, les sophistes, les poëtes, les orateurs, tous ceux qui avoient été auparavant les victimes de cette espece de philosophie, crurent qu'il étoit tems de prendre leur revanche; tous sentirent le moment; tous éleverent leurs cris à la fois; on ne fit aucune distinction dans les invectives, & le nom de cynique fut universellement abhorré. On va juger par les principales maximes de la morale d'Antisthene, qui avoit encore dans ces derniers tems quelques véritables disciples, si cette condamnation des Cyniques fut aussi juste qu'elle fut générale.

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Antisthene disoit: La vertu suffit pour le bonheur. Celui qui la possede n'a plus rien à desirer, que la persévérance & la fin de Socrate.

L'exercice a quelquefois élevé l'homme à la vertu la plus sublime. Elle peut donc être d'institution & le fruit de la discipline. Celui qui pense autrement ne connoît pas la force d'un précepte, d'une idée.

C'est aux actions qu'on reconnoît l'homme vertueux. La vertu ornera son ame assez, pour qu'il puisse négliger la fausse parure de la Science, des Arts, & de l'Eloquence.

Celui qui sait être vertueux n'a plus rien à apprendre; & toute la Philosophie se résout dans la pratique de la vertu.

La perte de ce qu'on appelle gloire est un bonheur; ce sont de longs travaux abrégés.

Le sage doit être content d'un état qui lui donne la tranquille joüissance d'une infinité de choses, dont les autres n'ont qu'une contentieuse propriété. Les biens sont moins à ceux qui les possedent, qu'à ceux qui savent s'en passer.

C'est moins selon les lois des hommes que selon les maximes de la vertu, que le sage doit vivre dans la république.

Si le sage se marie, il prendra une femme qui soit belle, afin de faire des enfans à sa femme.

Il n'y a, à proprement parler, rien d'étranger ni d'impossible à l'homme sage.

L'honnête homme est l'homme vraiment aimable.

Il n'y a d'amitié réelle qu'entre ceux qui sont unis par la vertu.

La vertu solide est un bouclier qu'on ne peut ni enlever, ni rompre. C'est la vertu seule qui répare la différence & l'inégalité des sexes.

La guerre fait plus de malheureux qu'elle n'en emporte. Consulte l'oeil de ton ennemi; car il appercevra le premier ton défaut.

Il n'y a de bien réel que la vertu, de mal réel que le vice.

Ce que le vulgaire appelle des biens & des maux, sont toutes choses qui ne nous concernent en rien.

Un des arts les plus importans & les plus difficiles, c'est celui de desapprendre le mal.

On peut tout souhaiter au méchant, excepté la valeur.

La meilleure provision à porter dans un vaisseau qui doit périr, c'est celle qu'on sauve toûjours avec soi du naufrage.

Ces maximes suffisent pour donner une idée de la sagesse d'Antisthene; ajoûttons - y quelques - uns de ses discours sur lesquels on puisse s'en former une de son caractere. Il disoit à celui qui lui demandoit par quel motif il avoit embrassé la Philosophie, c'est pour vivre bien avec moi; à un prêtre qui l'initioit aux mysteres d'Orphée, & qui lui vantoit le bonheur de l'autre vie, pourquoi ne meurs - tu donc pas? aux Thébains enorgueillis de la victoire de Leuctres, qu'ils ressembloient à des écoliers tout fiers d'avoir battu leur maître: d'un certain Ismenias dont on parloit comme d'un bon flûteur, que pour cela même il ne valoit rien; car s'il valoit quelque chose, il ne seroit pas si bon flûteur.

D'où l'on voit que la vertu d'Antisthene étoit chagrine. Ce qui arrivera toûjours, lorsqu'on s'opiniâtrera à se former un caractere artificiel & des moeurs factices. Je voudrois bien être Caton; mais je crois qu'il m'en coûteroit beaucoup à moi & aux autres, avant que je le fusse devenu. Les fréquens sacrifices que je serois obligé de faire au personnage sublime que j'aurois pris pour modele, me rempliroient d'une bile âcre & caustique qui s'épancheroit à chaque instant au - dehors. Et c'est - là peut - être la raison pour laquelle quelques sages & certains dévots austeres sont sisujets à la mauvaise humeur. Ils ressentent sans cesse la contrainte d'un rôle qu'ils se sont imposé, & pour lequel la nature ne les a point faits; & ils s'en prennent aux autres du tourment qu'ils se donnent à eux - mêmes. Cependant il n'appartient pas à tout le monde de se proposer Caton pour modele.

Diogene disciple d'Antisthene nâquit à Sinope ville de Pont, la troisieme année de la quatre - vingtonzieme olympiade. Sa jeunesse fut dissolue. Il fut banni pour avoir rogné les especes. Cette avanture fâcheuse le conduisit à Athenes où il n'eut pas de peine à goûter un genre de philosophie qui lui promettoit de la célébrité, & qui ne lui prescrivoit d'abord que de renoncer à des richesses qu'il n'avoit point. Antisthene peu disposé à prendre un faux monnoyeur pour disciple, le rebuta; irrité de son attachement opiniâtre, il se porta même jusqu'à le menacer de son bâton. Frappe, lui dit Diogene, tu ne trouveras point de bâton assez dur pour m'éloigner de toi, tant que tu parleras. Le banni de Sinope prit, en dépit d'Antisthene, le manteau, le bâton & la besace: c'étoit l'uniforme de la secte. Sa conversion se fit en un moment. En un moment il conçut la haine la plus forte pour le vice, & il professa la frugalité la plus austere. Remarquant un jour une souris qui ramassoit les miettes qui se détachoient de son pain; & moi aussi, s'écria - t - il, je peux me contenter de ce qui tombe de leurs tables.

Il n'eut pendant quelque tems aucune demeure fixe; il vêcut, reposa, enseigna, conversa, par - tout où le hasard le promena. Comme on différoit trop à lui bâtir une cellule qu'il avoit demandée, il se réfugia, dit - on, dans un tonneau, espece de maisons à l'usage des gueux, long - tems avant que Diogene les mît à la mode parmi ses disciples. La sévérité avec laquelle les premiers cénobites se sont traités par esprit de mortification, n'a rien de plus extraordinaire que ce que Diogene & ses successeurs exécuterent pour s'endurcir à la Philosophie. Diogene se rouloit en été dans les sables brûlans; il embrassoit en hyver des statues couvertes de neige; il marchoit les piés nuds sur la glace; pour toute nourriture il se contentoit quelquefois de brouter la pointe des herbes. Qui osera s'offenser apres cela de le voir dans les jeux isthmiques se couronner de sa propre main, & de l'entendre lui - même se proclamer vainqueur de l'ennemi le plus redoutable de l'homme, la volupté?

Son enjoüement naturel résista presque à l'austérité de sa vie. Il fut plaisant, vif, ingénieux, éloquent. Personne n'a dit autant de bons mots. Il faisoit pleuvoir le sel & l'ironie sur les vicieux. Les Cyniques n'ont point connu cette espece d'abstraction de la charité chrétienne, qui consiste à distinguer le vice de la personne. Les dangers qu'il courut de la part de ses ennemis, & auxquels il ne paroît point qu'Antisthene son maître ait jamais été exposé, prouvent bien que le ridicule est plus difficile à supporter que l'injure. Ici on répondoit à ses plaisanteries avec des pierres; là on lui jettoit des os comme à un chien. Par - tout on le trouvoit également insensible. Il fut pris dans le trajet d'Athenes à Egine, conduit en Crete, & mis à l'encan avec d'autres esclaves. Le crieur public lui ayant demandé ce qu'il savoit: commander aux hommes, lui répondit Diogene; & tu peux me vendre à celui qui a besoin d'un maître. Un corinthien appellé Xeniade, homme de jugement sans doute, l'accepta à ce titre, profita de ses leçons, & lui consia l'éducation de ses enfans. Diogene en fit autant de petits Cyniques; & en très - peu de tems ils apprirent de lui à pratiquer la vertu, à manger des oignons, à marcher les piés nuds, à n'avoir besoin de rien, & à se moquer de tout. Les moeurs des Grecs étoient alors très - corrompues. Libre de son métier de précepteur, il s'appliqua de toute sa force à réformer celles des Corinthiens. Il

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