ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"284"> blablement dans le commencement de cette route, que par une voie si simple & si équitable en apparence, chaque particulier pouvant aisément remplir en trois ou quatre ans au plus la tâche qui lui étoit donnée, la communication de ces deux villes devoit être libre & ouverte dans ce même terme; puis donc que l'exécution a si peu répondu au projet, il est bon d'examiner de près ce genre de travail, pour voir s'il n'y a point quelque vice caché dans la méthode qui le conduit.

Il semble au premier coup d'oeil que le défaut le plus considérable, & celui duquel tous les autres sont dérivés, est d'avoir totalement fait changer de nature à un ouvrage public, en le décomposant à l'infini, pour n'en faire qu'une multitude sans nombre d'ouvrages particuliers; d'avoir par - là trop divisé l'intérêt commun, & rendu la conduite de ces travaux d'une difficulté étonnante & même insurmontable.

Un seul ouvrage, quoique considérable par le nombre des travailleurs, comme sont ordinairement tous les travaux publics, ne demande pas beaucoup de personnes pour être bien conduit; un seul ouvrage, une seule tête, le nombre des bras n'y fait rien; mais il faut qu'avec l'unité d'esprit, il y ait aussi unité d'action: ce qui ne se rencontre point dans tout ouvrage public que l'on a déchiré en mille parties différentes, où l'intérêt particulier ne tient plus à l'intérêt général, & où il faut par conséquent un bien plus grand nombre de têtes pour pouvoir les conduire tous ensemble avec quelque succès, & pour les réunir malgré le vice de la méthode qui les desunit.

Puisque la distribution de la taille avoit conduit à la distribution de toute une route en tâche particuliere, on auroit dû sentir que comme il falloit plusieurs collecteurs par communauté pour lever une imposition d'argent, il auroit fallu au moins un conducteur sur chacune pour tenir les rôles & les états de cette corvée tarifée, & pour tracer & conduire toutes les portions d'ouvrage assignées à chaque particulier. On aura pû faire sans doute cette réflexion simple; mais l'oeconomie sur le nombre des employés ne permettant pas dans un état où il se fait une grande quantite de ces sortes d'ouvrages de multiplier autant qu'il seroit nécessaire, sur - tout dans cette méthode, les ingénieurs, les inspecteurs, les conducteurs, &c. il est arrivé que l'on n'a jamais pù embrasser & suivre tous ces ouvrages particuliers, pour les conduire chacun à leur perfection.

Quand on supposeroit que tous les particuliers ont été de concert dès le commencement pour se rendre sur toute l'étendue de la route, chacun sur sa partie, un inspecteur & quelques conducteurs ont - ils suffi le premier lundi pour marquer à un chacun son lieu, pour lui tracer sa portion, pour veiller pendant la semaine à ce qu'elle fût bien faite, & enfin pour recevoir toutes ces portions les unes après les autres le samedi, & en donner à chacun le reçu & la décharge? Qui ne voit qu'il y a de l'impossibilité à conduire ainsi chaque particulier, lorsque l'on a entrepris de la sorte une route divisée dans toute son étendue? Ces inconvéniens inévitables dès la premiere semaine du travail, ont dû nécessairement entraîner le desordre de la seconde; de saisons en saisons & d'années en années, il n'a plus fait que croître & augmenter jusqu'au point où il est aujourd'hui. De l'impossibilité de les conduire, on est tombé ensuite dans l'impossibilité de les contraindre; le nombre des réfractaires ayant bientôt excédé tout moyen de les punir.

J'ai tous les jours, dit l'auteur de cet article, des preuves de cette situation étrange pour un ouvrage public, où depuis environ dix mois de travail je n'ai jamais trouvé plus de trois corvoyeuts ensemble, plus de dix ou douze sur toute l'étendue de la route, & où le plus souvent je n'ai trouvé personne. Je n'ai pas été long - tems sans m'appercevoir que le principe d'une telle desertion ne pouvoit être que dans la division contre nature d'une action publique en une infinité d'actions particulieres, qui n'étoient unies ni par le lieu, ni par le tems ni par l'intérêt commun: chaque particulier sur cette route ne pense qu'à lui, il choisit à sa volonté le jour de son travail, il croit qu'il en est comme de la taille que chacun paye séparément & le plûtard qu'il peut, il ne s'embarrasse de celle des autres que pour ne pas commencer le premier, & comme chacun fait le même raisonnement, personne ne commence.

Je peux dire que je n'ai point encore été sur cette route avec un but ou un objet déterminé, soit d'y trouver telles ou telles communautés, soit de me rendre sur tel ou tel attelier pour y tracer l'ouvrage. Dans le printems dernier, par exemple, où je n'ai point laissé passer de semaine sans y aller, je ne me suis toûjours mis en marche qu'à l'avanture, & parce qu'il étoit du devoir de mon état d'y aller situation où je ne me suis jamais trouvé dans mes autres travaux, pour lesquels je ne montois jamais à cheval sans en avoir auparavant un sujet médité, & sans avoir un objet fixe & un but réfléchi qui m'y appelloit.

Ce n'est point faute d'ordonnances néanmoins, & faute de réglemens de la part de l'autorité publique, si ces travaux se trouvent dans une telle situation; ils n'ont même été peut - être que trop multipliés; les bureaux qui en sont occupés & qui entrent dans les plus petits détails de cette partie, en sont surchargés & même rebutés depuis long - tems: mais malgré la sagesse de ces réglemens, & quel que soit leur nombre, ce n'est pas la quantité des lois & les écritures qui conviennent pour le progres des travaux, mais plûtôt des lois vivantes à la tête des travailleurs; & pour cela il me paroît qu'il faut donc les réunir, afin qu'ils soient tous à portée de voir la main qui les conduit, & afin qu'ils sentent plus vivement l'imprelsion de l'ame qui les fait mouvoir.

L'intention des ordonnances est dans le fond que tous les particuliers ayent à se rendre au reçû desdits ordres ou au jour indiqué sur les atteliers, pour y remplir chacun leur objet; mais c'est en cela même que consiste ce vice qui corrompt toute l'harmonie des travaux, puisque s'ils y vont tous, on ne pourra les conduire, & que s'ils n'y vont pas, on ne pourra les punir d'une façon convenable.

La voie de la prison, qui seroit la meilleure, ne peut être admise, parce qu'il y a trop de réfractaires, & que chaque particulier ne répondant que pour sa tâche, il faudroit autant de cavaliers de maréchaussée qu'il y a de réfractaires. La voie des garnisons est toûjours insuffisante, quoiqu'elle ait été employée une infinité de fois; elle se termine par douze ou quinze francs de frais, que l'on répartit avec la plus grande précision sur toute la communauté rébelle, ensorte que chaque particulier en est ordinairement quitte pour trois, six, neuf, douze, ou quinze sous: or quel est celui qui n'aime mieux payer une amende si modique pour six semaines ou deux mois de desobéissance, que de donner cinq à six jours de son tems pour finir entierement sa tâche? aussi sont - ils devenus généralement insensibles à cette punition, si c'en est une, & aux ordonnances reglées des saisons. On n'a jamais vû plus d'ouvriers sur les travaux après les garnisons, jamais plus de monde sur les routes dans la huitaine ou quinzaine après l'indication du jour de la corvée qu'auparavant; on ne reconnoît la saison du travail que par deux ou trois corvoyeurs que l'on rencontre par fois, & par [p. 285] les plaintes qui se renouvellent dans les campagnes sur les embarras qu'entraînent les corvées & les chemins.

Il n'est pas même jusqu'à la façon dont travaillent le peu de corvoyeurs qui se rendent chacun sur leur partie, qui ne découvre les défauts de cette méthode; l'un fait son trou d'un côté, un autre va faire sa petite butte ailleurs, ce qui rend tout le corps de l'ouvrage d'une difformité monstrueuse: c'est surtout un coup d'oeil des plus singuliers, de voir au long de la route auprès de tous les ponceaux & aqueducs qui ont demandé des remblais, cette multitude de petites cases séparées ou isolées les unes des autres, que chaque corvoyeur a été faire depuis le tems qu'on travaille sur cette route, dans les champs & dans les prairies, pour en tirer la toise ou la demi - toise de remblai dont il étoit tenu par le rôle général. Une méthode aussi singuliere de travailler ne frappe - t - elle pas tout inspecteur un peu versé dans la connoissance des travaux publics, pour lesquels on doit réunir tous les bras, & non les diviser? On ne desunit point de même les moyens de la défense d'un état; on n'assigne point à chaque particulier un coin de la frontiere à garder, ou un ennemi à terrasser: mais on assemble en un corps ceux qui sont destinés à ce service, leur union les rend plus forts; on exerce sur un grand corps une discipline que l'on ne peut exercer sur des particuliers dispersés, une seule ame fait remuer cent mille bras. Il en doit être ainsi des ouvrages publics qui intéressent tout l'état, ou au moins toute une province. Un seul homme peut présider sur un seul ouvrage où il aura cinq cents ouvriers réunis, mais il ne pourra suffire pour cinq cents ouvrages épars, où sur chacun il n'y aura néanmoins qu'un seul homme. Il ne convient donc point de diviser cet ouvrage; & la méthode de partager une route entiere entre des particuliers, comme une taille, ne peut convenir tout au plus qu'à l'entretien des routes quand elles sont faites, mais jamais quand on les construit.

Enfin pour juger de toutes les longueurs qu'entraînent les corvées tarisées, il n'y a qu'à regarder la plûpart des ponceaux de cette route: ils ont été construits à ce qu'on dit il y a plus de douze ou treize ans; néanmoins malgré toutes les ordennances données en chaque saison, malgré les allées, les venues des ingénieurs - inspecteurs, des garnisons, les remblais qui ont été répartis toise à toise, ne sont point encore faits sur plusieurs, les culees en sont isolées presque en entier, le public n'a pû jusqu'à présent passer dessus d'une façon commode; & il pourra arriver si cette route est encore quelques saisons à se finir, qu'il y aura plusieurs de ces ouvrages auxquels il faudra des réparations sur des parties qui n'auront cependant jamais servi; chose d'autant plus surprenante, que ces remblais l'un portant l'autre ne demandoient pas chacun plus de dix à douze jours de corvée, avec une trentaine de voitures au plus, & un nombre proportionné de pionniers.

Peut - on s'empêcher de représenter ici en passant l'embarrassante situation d'un inspecteur, que l'on croit vulgairement être l'agent & le mobile de semblables ouvrages? n'est - ce point un poste dangereux pour lui, qu'une besogne dont la conduite ne peut que le deshonorer aux yeux de ses supérieurs & du public, qui prévenus en faveur d'une méthode qu'ils croyent la meilleure & la plus juste, n'en doivent rejetter le mauvais succès que sur la négligence ou l'incapacité de ceux à qui l'inspection en est confiée?

Non - seulement les corvées tarifées sont d'une difficulté insurmontable dans l'exécution, elles sont encore injustes dans le fond. 1°. Soient supposés dix particuliers ayant égalité de biens, & par conséquent égalité de taille, & conséquemment égalité de tâches; ont - ils aussi tous les dix égalité de force dans les bras? C'est sans doute ce qui ne se rencontre guere; ainsi quoique sur les travaux publics ces dix manouvriers ne puissent être tenus de travailler suivant leur taille, mais suivant leur force, il doit arriver & il arrive tous les jours qu'en réglant les tâches suivant l'esprit de la taille, on commer une injustice, qui fait faire à l'un plus du double ou du triple, au moins plus de la moitié ou du tiers qu'à un autre. 2°. Sil'on admet pour un moment que les forces de tous ces particuliers soient au même degré, ou que la différence en soit legere, le terrein qui leur est distribué par égale portion, est - il lui - même d'une nature assez uniforme pour ne présenter sous volume égal qu'une égale résistance à tous? Cette homogénéité de la terre ne se rencontrant nulle part, il naît donc de - là encore cette injustice dans les répartitions que l'on vouloit éviter avec tant de soin. Il est à présumer qu'on a bien pû dans les commencemens de cette route avoir quelques égards à la différente nature des contrées; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne reste plus nul vestige qu'on ait eu primitivement cette attention: bien plus, quand on l'auroit eue, comme c'est une chose que l'on ne peut estimer toise à toise, mais par grandes parties, il ne doit toûjours s'ensuivre que de la disproportion entre toutes les tâches; injustice où l'on ne tombe encore que parce que l'on a choisi une méthode qui paroissoit être juste.

Enfin si l'on joint à tant de défauts essentiels, l'impossibilité qu'il y a encore d'employer une telle méthode dans des pays montueux & hors des plaines, c'est un autre sujet de la desaprouver & d'en prendre une autre dont l'application puisse être générale par sa simplicité. Il est facile de comprendre que les tâches d'hommes à hommes ne peuvent être appliquées aux descentes & aux rampes des grandes vallées, où il y a en même tems des remblais considérables à élever & des déblais profonds à faire dans des terreins inconnus, & au - travers de bancs de toute nature qui se découvrent à mesure que l'on approfondit. Ce sont - là des travaux qui, encore moins que tous les autres, ne doivent jamais être divisés en une multitude d'ouvrages particuliers. On présentera pour exemple la route de Vendôme, qu'il est question d'entreprendre dans quelque tems. Il y a sur cette route deux parties beaucoup plus difficiles que les autres à traiter par la quantité de déblais, de remblais, de roches, & de bancs de pierre qu'il faudra démolir suivant des pentes réglées, & nécessairement avec les forces réunies de plusieurs communautés; l'un de ces endroits est cette grande vallée auprès de Villedômé, qu'il faut descendre & remonter; l'autre est la montagne de Château - Renault. Ces deux parties, par où il conviendra de commencer parce qu'elles seront les plus difficiles, demanderont la plus grande assiduité de la part des inspecteurs, & le concours d'un grand nombre de travailleurs & de voitures, afin que ces grands morceaux d'ouvrage puissent être terminés dans deux ou trois saisons au plus, sans quoi il est presqu'évident qu'ils ne seront point faits en trente années, si on divise la masse des déblais & des remblais en autant de portions qu'il y aura de particuliers: puis donc que la corvée, sur le ton de la taille, est défectueuse en elle - même par - tout, & ne convient point particulierement aux endroits les plus difficiles & les plus considérables des ouvrages publics, il convient présentement de chercher une regle générale qui soit constante & uniforme pour tous les lieux & pour toutes les natures d'ouvrage.

On ne proposera ici que ce qui a paru répondre au principe de saire le plus d'ouvrage possible dans le moins de tems possible, & l'on n'avancera rien qui

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