ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

RECHERCHE Accueil Mises en garde Documentation ATILF ARTFL Courriel

Previous page

"398"> de Tharé, ils répondent que la Genese ne parle point d'Abraham seul, mais qu'elle nous apprend en général qu'il avoit à cet âge Abraham, Nacor, & Haran; ou qu'après avoir vécu soixante - dix années, il eut en différens tems ces trois enfans; & qu'en les nommant tous les trois ensemble, il est évident que l'auteur de la Genese n'a pas eu dessein de déterminer le tems précis de la naissance de chacun. Si Abraham est nommé le premier, ajoûtent - ils, c'est par honneur, & non par droit d'aînesse.

Ces considérations ont suffi à Marsham, au pere Pezron, & à d'autres, pour fixer la naissance d'Abraham à l'an 170 de l'âge de son pere Tharé. Mais le P. Petau, Calvisius, & d'autres, n'en ont point été ébranlés, & ont persisté à faire naître Abraham l'an 70 de Tharé: ceux - ci prétendent qu'il est contre toute vraissemblance que Moyse ait négligé de marquer le tems précis de la naissance d'Abraham; lui qui semble n'avoir fait toute la chronologie des anciens patriarches que pour en venir au pere des croyans, & qui suit d'ailleurs avec la derniere exactitude les autres années de la vie de ce patriarche: ils disent qu'il est beaucoup plus vraissemblable que dans un discours fait sur le champ, S. Etienne ait un peu confondu l'ordre des tems; que le peu d'exactitude de ce discours paroît encore, lorsqu'il assûre que Dieu apparut à Abraham en Mesopotamie, avant que le patriarche habitât à Charran, quoique Charran soit en Mésopotamie; en un mot, qu'il importoit peu au premier martyr & à la preuve qu'il pretendoit tirer du passage pour la venue du Messie, d'être exact sur des circonstances de géographie & de chronologie: au lieu que ces négligences auroient été impardonnables à Moyse qui faisoit une histoire.

On répond à ces raisons, que les circonstances de tems & de lieu ne faisant rien à la preuve de saint Etienne, il pouvoit se dispenser de les rapporter; d'autant plus que si la fidélité dans ces minuties marque un homme instruit, l'erreur en un point rend suspect sur les autres, & donne à l'orateur l'air d'un homme peu sûr de ce qu'il avance.

On replique que S. Etienne ayant lû dans la Genese la mort de Tharé, au chapitre qui précede celui de la sortie d'Abraham, ou ayant peut - être suivi quelques traditions juives de son tems, il s'est trompé, sans que son erreur nuisît, soit à son raisonnement, soit à l'autorité les Actes des apôtres qui rapportent, sans approuver, ce que le saint martyr a dit. Cette réponse sauve l'autorité des Actes, mais elle paroît ébranler l'autorité de saint Etienne. C'est ce que le pere Petau a bien senti: aussi s'y prendil autrement dans son rationarium temporum. Il suppose un retour d'Abraham dans la ville de Charran, quelque tems après sa premiere sortie: il la quitta, dit cet auteur, à l'âge de soixante - quinze ans par l'ordre de Dieu, pour aller en Canaan; mais il conserva toûjours des relations avec sa famille; puisqu'il est dit au chap. xxij. de la Genese, qu'on lui fit savoir le nombre des enfans de son frere Nacor. Long - tems après il revint dans sa famille à Charran, recueillit les biens qu'il y avoit laissés, & se retira pour toûjours. La premiere fois il n'emporta qu'une partie de ses biens; & c'est de cette sortie qu'il est dit dans la Genese, & egressus est. Il ne laissa rien de ce qui lui appartenoit à la seconde fois; & c'est de cette seconde sortie que saint Etienne a dit transtulit, ou MEWXISEN qui est encore plus énergique, & qui n'arriva qu'après la mort de Tharé, à qui Abraham eut sans doute la consolation de demander la bénédiction & de fermer les yeux.

Il faut avoüer que pour peu qu'il y eût de vérité ou de vraissemblance au retour dans Charran & à la seconde sortie d'Abraham, il ne faudroit pas cher<cb-> cher d'autre dénoüement à la difficulté proposée. Mais avec tout le respect qu'on doit au P. Petau, rien n'a moins de fondement & n'est plus mal inventé que la double sortie: il n'y en a pas le moindre vestige dans la Genese. Moyse qui suit pas à pas Abraham, n'en dit pas un mot. D'ailleurs Abraham n'auroit pù retourner en Mésopotamie que soixante ans ou environ après sa premiere sortie, ou à l'âge de 135 ans, sur la fin des jours de Tharé qui en a survécu soixante à la premiere sortie, en lui accordant, avec le P. Petau, 205 ans de vie; ou dans la trente - cinquieme année d'lsaac. Mais quelle apparence qu'Abraham à cet âge soit revenu dans son pays! S'il y est revenu, pourquoi ne pas choisir lui - même une femme à son fils, au lieu de s'en rapporter peu de tems après, sur ce choix aux soins d'un serviteur? Ajoûtez que ce serviteur apprend à la famille de Bathuel ce qu'Abraham ne lui eût pas laissé ignorer, s'il etoit retourné en Mésopotamie, qu'il avoit eu un fils dans sa vieillesse, & que ce fils avoit trente - cinq ans. Quoi, pour soûtenir ce voyage, le reculera - t - on jusqu'après le mariage d'lsaac, la mort de Sara, & le mariage d'Abraham avec une Cananéenne, en un mot jusqu'à sa derniere vieillesse, & cela sous prétexte de recueillir un reste de succession? Mais Moyse, parlant de la sortie que le P. Petau regarde comme la premiere, ne dit - il pas que ce patriarche emmena avec lui sa femme Sara, son neveu Loth, & tous leurs biens; universamque substantiam quam possederant & animas quas fecerant, in Haran. Il faut donc laisser là les imaginations du P. Petau, & concilier par d'autres voies Moyse avec saint Etienne.

Avant que de proposer là - dessus quelques idées, j'observerai que dans l'endroit des actes où S. Etienne semble mettre Charran hors de la Mésopotamie, il pourroit bien y avoir une transposition de la conjonction &, qui remise à sa place, feroit disparoître la saute de géographie qu'on lui reproche. On lit dans les Actes, Deus glori apparuit patri nostro Abraha, cum esset in Mesopotamia, priusquam moraretur in Charran, & dixit ad illum, exi, &c. mettez l'&, qui est avant dixit, un peu plus haut, avant priusquam, & le sens du discours ne sera plus qu'Abraham fut en Mésopotamie avant que de demeurer à Charran, mais que Dieu lui dit avant qu'il demeurât dans cette ville, de sortir de son pays.

On peut encore répondre à cette difficulté de géographie, sans corriger le texte ni y supposer aucune faute, en disant que S. Etienne n'a pas mis Charran hors de la Mésopotamie, mais qu'il a cru qu'Abraham avoit habité un autre endroit de la Mésopotamie avant que de venir à Charran; que Dieu lui apparut dans l'un & l'autre lieu; que par cette raison il ne dit pas dans le verset suivant qu'Abraham sortit de Mésopotamie pour venir à Charran, mais de la terre des Chaldéens; & qu'ainsi il semble placer la Chaldée dans la Mésopotamie, & donner ce nom non - seulement au pays qui est entre l'Euphrate & le Tigre, mais aux environs de ce dernier fleuve.

Ou même l'on peut prétendre que Ur d'où sortit Tharé, étoit une ville de Mésopotamie, mais dépendante de la domination des Chaldéens; & que c'est pour cela qu'on l'appelle Ur Chaldaorum, Ur des Chaldéens. Ce sentiment est peut - être le plus conforme à la vérité: car Moyse dit, chap. jv. de la Genese, du serviteur qu'Abraham envoyoit en son pays chercher une femme à Isaac, qu'il alla en Mésopotamie, à la ville de Nacor. Cette ville étoit sans doute celle que Tharé avoit quittée, & où il avoit laissé Nacor, n'emmenant avec lui qu'Abraham & Loth. Il est vrai que quelques - uns ont dit que cette ville de Nacor étoit Charran; mais si Tharé l'y avoit emmené avec lui, Moyse l'auroit dit, comme il l'a [p. 399] dit de Loth & de Sara. Mais revenons à nos conjectures sur la naissance & la sortie d'Abraham.

1°. Abraham n'est point revenu dans son pays après l'avoir quitté, & il n'est sorti de Haran qu'après la mort de son pere Tharé. Saint Etienne le dit expressément dans les Actes des apôtres, & la Genese l'insinue: elle dit de la sortie de Chaldée, que Tharé emmena avec lui Abraham, Loth, & Sara, pour aller habiter en Chanaan; qu'ils vinrent jusqu'à Haran où ils s'arrêterent, & que Tharé y mourut. Ce qui prouve que le dessein de Tharé étoit d'arriver en Chanaan, mais qu'il fut prévenu par la mort dans Haran. Immédiatement après, Moyse raconte la sortie d'Abraham de la ville de Haran avec Loth, son neveu, & tous leurs biens. Abraham n'abandonna point dans une ville étrangere son pere, dont le dessein étoit de passer en Chanaan. S'il emmena Loth avec lui, c'est que Loth avoit suivi Tharé jusque dans Haran, & qu'en qualité d'oncle, il en devoit prendre soin après la mort du grand - pere.

2°. L'autorité de S. Etienne ne détermine pas l'année de la naissance d'Abraham; mais elle obuge seulement à la placer de maniere que Tharé soit mort avant qu'Abraham ait 75 ans: mais comme Tharé pouvoit être mort long - tems avant que son fils eût atteint cet âge, le discours de S. Etienne ne jette aucune lumiere sur la chronologie.

3°. Moyse a exactement marqué le tems de la naissance d'Abraham. C'étoit son but, & la fin de sa chronologie. Abraham est le héros de son histoire: c'est par lui qu'il commence à distinguer le peuple Hébreu de tous les autres peuples de la terre; & il a apporté la derniere exactitude à marquer les circonstances de la vie, & à compter les années de ce patarche.

4°. On pourroit conjecturer que Tharé n'a engendré qu'à 170 ans, & qu'on a omis dans le calcul de son âge, le centenaire qui se trouve dans celui de tous tes ancêtres: mais cette conjecture manqueroit de vraissemblance; car il est dit de Sara, avant même qu'elle sortit de Chaldée, qu'elle étoit stérile: néanmoins dans ce sy steme elle n'auroit eté âgée que de 25 ans, & Abraham de 35 au plus, & d'Abraham qu'il regardoit comme une chose impoible d'engendrer à cent ans, ce qu'il n'auroit jamais pensé, si lui - même n'étoit venu au monde qu'à la cent soixante - dixieme annee de son pere: d'ailleurs tous les textes de l'Ecriture & Josephe s'accordant à ne point mettre ce centenaire, ce seroit supposer des oublis & multiplier des fautes sans raison, que de l'exiger.

5°. Il paroît qu'Abraham est né l'an 70 de Tharé, comme le dit Josephe, & comme il est écrit dans toutes les versions: mais puisqu'on ne recule point la naissance de ce patriarche, il est évident que le seul moyen qui reste d'accorder Moyse avec S. Etienne, c'est de diminuer la vie de Tharé.

Le tems que Tharé a vécu est marqué diversement dans les trois textes: donc il y a faute dans quelques - uns ou dans tous. Les Septante & l'Hébreu s'accordent à donner à ce patriarche 205 ans, & le Samaritain ne lui en donne que 145: mais ce dernier texte me paroît ici plus correct que les deux autres. Le dénoüement de la difficulté qu'il s'agit de résoudre en est, ce me semble, une assez bonne preuve: 70 ans qu'avoit Tharé lorsqu'il engendra Abraham, & 75 qu'Abraham a vécu avant que de sortir de Haran, font les 145 ans du texte Samaritain; ainsi Abraham sera sorti de cette ville après la mort de son pere, comme le dit S. Etienne; & il sera né à 70 ans de Tharé, comme on le lit dans Moyse.

Quelques critiques soupçonnent le texte Samaritain de corruption, & ils fondent ce soupçon sur la facilité avec laquelle il accorde ces évenemens: mais il me semble qu'ils en devroient plûtôt conclure son intégrité. Le caractere de la vérité dans l'histoire, c'est de n'y faire aucun embarras; & de deux leçons d'un même auteur, dont l'une est nette & l'autre embarrassée, il faut toûjours préferer la premiere, à moins que la clarté ne vienne évidemment d'un passage altéré ou fait après coup: or c'est ce dont on n'a ici aucune preuve. La leçon du Samaritain est plus ancienne qu'Eusebe qui l'a insérée dans ses canons chronologiques. Avant les canons d'Eusebe, qui l'auroit changée? Les Chrétiens? ils ne se servoient que des Septante ou de l'Hébreu commun. Les Samaritains? quel intérêt avoient - ils à donner à Tharé plûtôt 145 ans de vie que 205? ils pouvoient s'en tenir à leurs écritures, & penser comme les Juifs pensent encore, qu'Abraham avoit laissé ion pere vivant dans Haran; d'autant plus que Dieu lui dit dans la Genese, egredere de domo patris tui, sortez de la maison de votre pere.

Il s'ensuit de là que la faute n'est point dans le Samaritain, mais dans les Septante & dans l'Hébreu; 1°. parce que la solution des difficultés, la justesse & l'accord des tems, prouvent d'un côté la pureté d'une leçon, & que les contradictions & les difficultés font soupçonner de l'autre l'altération d'un exemplaire; 2°. parce que les Septante étant fautifs dans le calcul du tems que les patriarches ont vécu après avoir engendré, comme on ne peut s'empêcher de le penser sur l'accord de l'Hébreu & du Samaritain qui conviennent en tout, excepté dans la vie de Tharé, il est à croire que la faute sur cette vie s'est glissée ou des Septante dans l'Hébreu d'à - présent, ou d'un ancien exemplaire Hébreu, sur lequel les Septante ont traduit, dans un autre exemplaire sur lequel l'Hébreu d'aujourd'hui a été copié; 3°. parce que l'on remarque dans tous les textes que la vie des patriarches diminue successivement: ainsi le pere de Tharé n'ayant vécu que 148 ans, il est vraissemblable que Tharé n'en a pas vécu 205; d'ailleurs les Septante même autorisent cette diminution, & prouvent que Nacor pere de Tharé, a vécu plus longtems que son fils, car s'ils donnent à celui - ci 205 ans de vie, ils en accordent à celui - là 304. 4°. Parce que Dieu promettant à Abraham une longue vie & une belle vieillesse, ibis, lui dit - il, ad patres tuos in senectute bona, cette promesse doit s'étendre du moins jusqu'à la vie de son pere. Abraham étoit plus chéri de Dieu que Tharé, & la longue vie étoit alors un effet de la prédilection divine: cependant ce fils chéri de Dieu n'auroit pas vécu les jours de son pere, si celui - ci avoit vécu 205 ans; car Abraham n'en a vécu que 175, ainsi qu'il est marqué dans la Genese.

Il est donc plus vraissemblable que Dieu a prolongé la vie d'Abraham de trente ans au - delà de celle de Tharé; que Tharé n'a vécu que 145 ans; que le texte Samaritain est correct; que Moyse a été exact dans son histoire & sa chronologie; & que S. Etienne, loin de s'être trompé, a parlé selon la vérité qu'il avoit puisée dans quelque exemplaire Hébreu de son tems, plus correct que les exemplaires d'aujourd'hui.

Finissons ces discussions par une réflexion que nous devons a l'intérêt de la vérité & à l'honneur des fameux chronologistes: c'est que la plûpart de ceux qui leur reprochent les variétés de leurs résultats, ne paroissent pas avoir senti l'impossibilité morale de la précision qu'ils en exigent: s'ils avoient considéré murement la multitude prodigieuse de faits à combiner; la variété de génie des peuples chez lesquels ces faits se sont passés; le peu d'exactitude des dates, inévitable dans les tems où les évenemens ne se transmettoient que par tradition; la manie de l'ancienneté dont presque toutes les nations ont été infectées; les mensonges des historiens, leurs erreurs involontaires; la ressemblance des noms qui

Next page


The Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic Text Services (ETS) of the University of Chicago.

PhiloLogic Software, Copyright © 2001 The University of Chicago.