ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"858"> dire, de boussole, & qui la guident dans le discernement de ceux qui sont authentiques. En effet, comment pouvoir soupçonner qu'un livre a été supposé, lorsque nous le voyons cité par d'anciens écrivains, & fondé sur une chaîne non - interrompue de témoins conformes les uns aux autres, sur - tout si cette chaîne commence au tems où l'on dit que ce livre a été écrit & ne finit qu'à nous? D'ailleurs, n'y eût - il point d'ouvrages qui en citassent un autre comme appartenant à tel auteur, pour en reconnoître l'authenticité, il me suffiroit qu'il m'eût été apporté comme étant d'un tel auteur, par une tradition orale, soûtenue, sans interruption depuis son époque jusqu'à moi, sur plusieurs lignes collatérales. Il y a outre cela des ouvrages qui tiennent à tant de choses, qu'il seroit fou de douter de leur authenticité. Mais, selon moi, la plus grande marque de l'authenticité d'un livre, c'est lorsque depuis long - tems on travaille à saper son antiquité pour l'enlever à l'auteur à qui on l'attribue, & qu'on n'a pû trouver pour cela que des raisons si frivoles, que ceux même qui sont ses ennemis déclarés, à peine daignent s'y arrêter. Il y a des ouvrages qui intéressent plusieurs royaumes, des nations entieres, le monde même, qui par cela même ne sauroient être supposés. Les uns contiennent les annales de la nation & ses titres; les autres, ses lois & ses coûtumes; enfin il y en a qui contiennent leur religion. Plus on accuse les hommes en général d'être superstitieux & peureux, pour me servir de l'expression à la mode, & plus on doit avoüer qu'ils ont toûjours les yeux ouverts sur ce qui intéresse leur religion. L'Alcoran n'auroit jamais été transporté au tems de Mahomet, s'il avoit été écrit longtems après sa mort. C'est que tout un peuple ne sauroit ignorer l'époque d'un livre qui regle sa croyance, & fixe toutes ses espérances. Allons plus loin: en quel tems voudroit - on qu'on pût supposer une histoire qui contiendroit des faits très - intéressans, mais apocryphes? ce n'est point sans doute du vivant de l'auteur à qui on l'attribue, & qui démasqueroit le fourbe; & si l'on veut qu'une telle imposture puisse ne lui être pas connue, ce qui comme on voit est presque impossible, tout le monde ne s'inscriroit - il pas en faux contre les faits que cette histoire contiendroit? Nous avons démontré plus haut, qu'un historien ne sauroit en imposer à son siecle. Ainsi un imposteur, sous quelque nom qu'il mette son histoire, ne sauroit induire en erreur les témoins oculaires ou contemporains; sa fourberîe passeroit à la postérité. Il faut donc qu'on dise que long - tems après la mort de l'auteur prétendu, on lui a supposé cette histoire. Il sera nécessaire pour cela qu'on dise aussi, que cette histoire a été long - tems inconnue, auquel cas elle devient suspecte si elle contient des faits intéressans, & qu'elle soit l'unique qui les rapporte: car si les mêmes faits qu'elle rapporte sont contenus dans d'autres histoires, la supposition est dès - lors inutile. Je n'imagine pas qu'on prétende qu'il soit possible de persuader à tous les hommes qu'ils ont vû ce livre - là de tout tems, & qu'il ne paroît pas nouvellement. Ne sait - on point avec quelle exactitude on examine un manuscrit nouvellement découvert, quoique ce manuserit ne soit souvent qn'une copie de plusieurs autres qu'on a déjà? Que feroit - on s'il étoit unique dans son genre? Il n'est donc pas possible de fixer un tems où certains livres trop intéressans par leur nature ayent pû être supposés.

Ce n'est pas tout, me direz - vous: il ne suffit pas qu'on puisse s'assûrer de l'authenticité d'un livre, il faut encore qu'on soit certain qu'il est parvenu à nous sans altération. Or qui me garantira que l'histoire dont vous vous servez pour prouver tel fait, soit venue jusqu'à moi dans toute sa pureté? la diversité des manuscrits ne semble - t - elle pas nous indiquer les changemens qui lui sont arrivés? après cela quel fonds voulez - vous que je fasse sur les faits que cette histoire me rapporte?

Il n'y a que la longueur des tems & la multiplicité des copies qui puissent occasionner de l'altération dans les manuscrits. Jene croi pas qu'on me conteste cela. Or ce qui procure le mal, nous donne en même tems le remede: car s'il y a une infinité de manuscrits, il est évident qu'en tout ce qu'ils s'accordent, c'est le texte original. Vous ne pourrez donc refuser d'ajoûter foi à ce que tous ces manuscrits rapporteront d'un concert unanlme. Sur les variantes vous êtes libre, & personne ne vous dira jamais que vous êtes obligé de vous conformer à tel manuscrit plûtôt qu'à tel autre, dès qu'ils ont tous les deux la même autorité. Prétendrez - vous qu'un fourbe peut altérer tous les manuscrits? Il faudroit pour cela pouvoir marquer l'époque de cette altération: mais peut - être que personne ne se sera apperçû de la fraude? Quelle apparence, sur - tout si ce livre est extrèmement répandu, s'il intéresse des nations entieres, si ce livre se trouve la regle de leur conduite, ou si par le goût exquis qui y regne, il fait les délices des honnêtes gens? Seroit - il possible à un homme, quelque puissance qu'on lui suppose, de défigurer les vers de Virgile, ou de changer les faits intéressans de l'histoire Romaine que nous lisons dans Tite - Live & dans les autres historiens? Fût - on assez adroit pour altérer en secret toutes les éditions & tous les manuscrits, ce qui est impossible; on découvriroit toûjours l'imposture, parce qu'il faudroit de plus altérer toutes les mémoires: ici la tradition orale défendroit la véritable histoire. On ne sauroit tout d'un coup faire changer les hommes de croyance sur certains faits. Il faudroit encore de plus renverser tous les monumens, comme on verra bientôt: les monumens assûrent la vérité de l'histoire, ainsi que la tradition orale. Arrêtez vos yeux sur l'Alcoran, & cherchez un tems où ce livre auroit pû être altéré depuis Mahomet jusqu'à nous. Ne croyez - vous pas que nous l'avons tel, au moins quant à la substance, qu'il a été donné par cet imposteur? Si ce livre avoit été totalement bouleversé, & que l'altération en eût fait un tout différent de celui que Mahomet a écrit, nous devrions voir aussi une autre religion chez les Tures, d'autres usages, & même d'autres moeurs; car tout le monde sait combien la religion influe sur les moeurs. On est surpris quand on développe ces choses - là, comment quelqu'un peut les avancer. Mais comment ose - t - on nous faire tant valoir ces prétendues altérations? Je défie qu'on nous fasse voir un livre connu & intéressant qui soit altéré de façon que les différentes copies se contredisent dans les faits qu'elles rapportent, sur - tout s'ils sont essentiels. Tous les manuscrits & toutes les éditions de Virgile, d'Horace, ou de Ciceron, se ressemblent à quelque légere différence près. On peut dire de même de tous les livres. On verra dans le premier livre de cet ouvrage, en quoi consiste l'altération qu'on reproche au Pentateuque, & dont on a prétendu pouvoir par là renverser l'autorité. Tout se réduit à des changemens de certains mots qui ne détruisent point le fait, & à des explications différentes des mêmes mots: tant il est vrai que l'altération essentielle est difficile dans un livre intéressant; car de l'aveu de tout le monde, le Pentateuque est un des livres les plus anciens que nous connoissions.

Les regles que la critique nous fournit pour connoître la supposition & l'altération des livres, ne suffisent point, dira quelqu'un; elle doit encore nous en fournir pour nous prémunir contre le mensonge si ordinaire aux historiens. L'histoire, en effet, que nous regardons comme le registre des évenemens des siecles passés, n'est le plus souvent rien moins que cela. [p. 859] Au lieu de faits véritables, elle repaît de fables notre folle curiosité. Celle des premiers siecles est couverte de nuages; ce sont pour nous des terres inconnues où nous ne pouvons marcher qu'en tremblant. On se tromperoit, si l'on croyoit que les histoires qui se rapprochent de nous, sont pour cela plus certaines. Les préjugés, l'esprit de parti, la vanité nationale, la différence des religions, l'amour du merveilleux; voilà autant de sources ouvertes, d'où la fable se répand dans les annales de tous les peuples. Les historiens, à force de vouloir embellir leur histoire & y jetter de l'agrément, changent très - souvent les faits; en y ajoûtant certaines circonstances, ils les défigurent de façon à ne pouvoir pas les reconnoître. Je ne m'étonne plus que plusieurs, sur la foi de Cicéron & de Quintilien, nous disent que l'histoire estune poésie libre de la versification. La différence de religion & les divers sentimens, qui dans les derniers siecles ont divisé l'Europe, ont jetté dans l'histoire moderne autant de confusion, que l'antiquité en a apportée dans l'ancienne. Les mêmes faits, les mêmes évenemens devlennent tous différens, suivant les plumes qui les ont écrits. Le même homme ne se ressemble point dans les différentes vies qu'on a écrites de lui. Il suffit qu'un fait soit avancé par un Catholique, pour qu'il soit aussitôt démenti par un Luthérien ou par un Calviniste. Ce n'est pas sans raison que Bayle dit de lui, qu'il ne lisoit jamais les historiens dans la vûe de s'instruire des choses qui se sont passées, mais seulement pour savoir ce que l'on disoit dans chaque nation & dans chaque parti. Je ne crois pas après cela qu'on puisse exiger la foi de personne sur de tels garants.

On auroit dû encore grossir la difficulté de toutes les fausses anecdotes & de toutes ces historiettes du tems qui courent, & conclure de - là que tous les faits qu'on lit dans l'Histoire Romaine sont pour le moins douteux.

Je ne comprends pas comment on peut s'imaginer renverser la foi historique avec de pareils raisonnemens. Les passions qu'on nous oppose sont précisément le plus puissant motif que nous ayons pour ajoûter foi à certains faits. Les Protestan, sont extrèmement envenimés contre Louis XIV: y en a - t - il un qui, malgré cela, ait osé desavouer le célebre passage du Rhin? Ne sont - ils point d'accord avec les Catholiques sur les victoires de ce grand roi? Ni les préjugés, ni l'esprit de parti, ni la vanité nationale, n'operent rien sur des faits éclatans & intéressans. Les Anglois pourront bien dire qu'ils n'ont pas été secourus à la journée de Fontenoi; la vanité nationale pourra leur faire diminuer le prix de la victoire, & la compenser, pour ainsi dire, par le nombre: mais ils ne desavoüeront jamais que les François soient restés victorieux. Il faut donc bien distinguer les faits que l'Histoire rapporte d'avec les réflexions de l'historien: celles - ci varient selon ses passions & ses intérêts; ceux - là demeurent invariablement les mêmes. Jamais personne n'a été peint si différemment que l'amiral de Coügni & le duc de Guise: les Protestans ont chargé le portrait de celui - ci de mille traits qui ne lui convenoient pas; & les Catholiques, de leur côté, ont refusé à celui - là des coups de pinceau qu'il méritoit. Les deux partis se sont pourtant servis des mêmes faits pour les peindre; car quoique les Calvinistes disent que l'amiral de Coligni étoit plus grand homme de guerre que le duc de Guise, ils avoüent pourtant que Saint Quentin, que l'amiral défendoit, fut pris d'assaut, & qu'il y fut lui - même fait prisonnier; & qu'an contraire le duc de Guise sauva Metz contre les efforts d'une armée nombreuse qui l'assiégeoit, animée de plus par la présence de Charles - Quint: mais, selon eux, l'amiral fit plus de coups de maître, plus d'actions de coeur, d'esprit, & de vigilance, pour défendre Saint Quentin, que le duc de Guise pour défendre Metz. On voit donc que les deux partis ne se séparent que lorsqu'il s'agit de raisonner sur les faits, & non sur les faits mêmes. Ceux qui nous font cette difficulté, n'ont qu'à jetter les yeux sur une réflexion de l'illustre Monsieur de Fontenelle, qui, en parlant des motifs que les historiens prêtent à leurs héros, nous dit: « Nous savons fort bien que les historiens les ont devinés, comme ils ont pû, & qu'il est presque impossible qu'ils ayent deviné tout - à - fait juste. Cependant nous ne trouvons point mauvais que les historiens ayent recherché cet embellissement, qui ne sort point de la vraîssemblance; & c'est à cause de cette vraissemblance, que ce melange de faux que nous reconnoissons, qui peut être dans nos histoires, ne nous les fait pas regarder comme des fables ». Tacite prête des vûes politiques & profondes à ses personnages, où Tite - Live ne verroit rien que de simple & de naturel. Croyez les faits qu'il rapporte, & examinez sa politique; il est toûjours aisé de distinguer ce qui est de l'historien d'avec ce qui lui est étranger. Si quelque passion le fait agir, elle se montre, & aussi - tôt que vous la voyez, elle n'est plus à craindre. Vous pouvez donc ajouter foi aux faits que vous lisez dans une histoire, sur - tout si ce même fait est rapporté par d'autres historiens, quoique sur d'autres choses, ils ne s'accordent point. Cette pente qu'ils ont à se contredire les uns les autres, vous assûre de la vérité des faits sur lesquels ils s'accordent.

Les histeriens, me direz - vous, mêlent quelquefois si adroitement les faits avec leurs propres réflexions auxquelles ils donnent l'air de faits, qu'il est très - difficile de les distinguer. Il ne sauroit jamais être difficile de distinguer un fait éclatant & interessant des propres réflexions de l'historien; & d'abord ce qui est précisément rapporté de même par plusieurs historiens, est évidemment un fait; parce que plusieurs historiens ne sauroient faire précisément la même réflexion. Il faut donc que ce en quoi ils se rencontrent ne dépende pas d'eux, & leur soit totalement étranger: il est donc facile de distinguer les fairs d'avec les réflexions de l'historien, dès que plusieurs historiens rapportent le même fait. Si vous lisez ce fait dans une seule histoire, consultez la tradition orale; ce qui vous viendra par elle ne sauroit être à l'historien; car il n'auroit pas pû confier à la tradition qui le précede, ce qu'il n'a pensé que longtems après. Voulez - vous vous assûrer encore davantage? Consultez les monumens, troisieme espece de tradition propre à faire passer les faits à la postérité.

Un fait éclatant & qui intéresse, entraîne toûjours des suites après lui; souvent il fait changer la face de toutes les affaires d'un très - grand pays: les peuples jaloux de transmettre ces faits à la postérité, employent le marbre & l'airain pour en perpétuer la mémoire. On peut dire d'Athenes & de Rome, qu'on y marche encore aujourd'hui sur des monumens qui confirment leur histoire: cette espece de tradition, après la tradition orale, est la plus ancienne; les peuples de tous les tems ont été très - attentifs à conserver la mémoire de certains faits. Dans ces premiers tems voisins du cahos, un monceau de pierres brutes avertissoit qu'en cet endroit il s'étoit passé quelque chose d'intéressant. Après la découverte des Arts, on vit élever des colonnes & des pyramides pour immortaliser certaines actions; dans la suite les hiérogliphes les désignerent plus particulierement: l'invention des lettres soulagea la mémoire, & l'aida à porter le poids de tant de faits qui l'auroient enfin accablée. On ne cessa pourtant point d'ériger des monumens; car les tems où l'on a le plus écrit, sont ceux où l'on a fait les plus beaux monumens de toute

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