ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS
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ces faits qu'on avoit en ce tems - là. La succession qui
se fait dans les différentes générations de tous les siecles,
ressemble à celle du corps humain, qui possede
toûjours la même essence, la même forme, quoique
la matiere qui le compose à chaque instant se
dissipe en partie, & à chaque instant soit renouvellée
par celle qui prend sa place. Un homme est toûjours
un tel homme, quelque renouvellement imperceptible
qui se soit fait dans la substance de son
corps, parce qu'il n'éprouve point tout à la fois de
changement total: de même les différentes générations
qui se succedent doivent être regardées comme
étant les mêmes, parce que le passage des unes aux
autres est imperceptible. C'est toûjours la même société
d'hommes qui conserve la mémoire de certains
faits; comme un homme est aussi certain dans
sa vieillesse de ce qu'il a vû d'éclatant dans sa jeunesse,
qu'il l'étoit deux ou trois ans après cette action.
Ainsi il n'y a pas plus de différence entre les
hommes qui forment la société de tel & tel tems,
qu'il y a entre une personne âgée de vingt ans, &
cette même personne âgée de soixante: par conséquent
le témoignage des différentes générations est
aussi digne de foi, & ne perd pas plus de sa force,
que celui d'un homme qui à vingt ans raconteroit un
fait qu'il vient de voir, & à soixante, le même fait
qu'il auroit vû quarante ans auparavant. Si l'auteur
Anglois avoit voulu dire seulement que l'impression
que fait un évenement sur les esprits, est d'autant
plus vive & plus profonde, que le fait est plus récent,
il n'auroit rien dit que de très - vrai. Qui ne
sait qu'on est bien moins touché de ce qui se passe
en récit, que de ce qui est exposé sur la scene aux
yeux des spectateurs? L'homme que son imagination
servira le mieux à aider les acteurs, à le tromper
sur la réalité de l'action qu'on lui représente, sera
le plus touché & le plus vivement ému. La sanglante
journée de la saint Barthélemy, ainsi que l'assassinat
d'un de nos meilleurs rois, ne fait pas à beaucoup
près sur nous la même impression, que ces deux
évenemens en firent autrefois sur nos ancêtres. Tout
ce qui n'est que de sentiment passe avec l'objet qui
l'excite; & s'il lui survit, c'est toûjours en s'affoiblissant,
jusqu'à ce qu'il vienne à s'épuiser tout entier: mais pour la conviction qui naît de la force des
preuves, elle subsiste universellement. Un fait bien
prouvé passe à travers l'espace immense des siecles,
sans que la conviction perde l'empire qu'elle a sur
notre esprit, quelque décroissement qu'il éprouve
dans l'impression qu'il fait sur le coeur. Nous sommes
en effet aussi certains du meurtre de Henry le grand,
que l'étoient ceux qui vivoient dans ce tems - là: mais
nous n'en sommes pas si touchés.
Ce que nous venons de dire en faveur de la tradition,
ne doit point nous empêcher d'avoüer que
nous saurions fort peu de faits, si nous n'étions instruits
que par elle; parce que cette espece de tradition
ne peut être fidele dépositaire, que lorsqu'un
évenement est assez important pour faire dans l'esprit
de profondes impressions, & qu'il est assez simple
pour s'y conserver aisément: ce n'est pas que sur un
fait chargé de circonstances, & d'ailleurs peu intéressant,
elle puisse nous induire en erreur; car alors
le peu d'accord qu'on trouveroit dans les témoignages
nous en mettroit à couvert: seule elle peut nous
apprendre des faits simples & éclatans; & si elle
nous transmet un fait avec la tradition écrite, elle
sert à la confirmer: celle - ci fixe la mémoire des hommes,
& conserve jusqu'au plus petit détail, qui sans
elle nous échaperoit. C'est le second monument propre
à transmettre les faits, & que nous allons maintenant
développer.
On diroit que la nature, en apprenant aux hommes
l'art de conserver leurs pensées par le moyen
de diverses figures, a pris plaisir à faire passer dans
tous les siecles des témoins oculaires des faits qui
sont les plus cachés dans la profondeur des âges,
afin qu'on n'en puisse douter. Que diroient les Sceptiques, si par une espece d'enchantement, des témoins
oculaires étoient comme détachés de leurs siecles,
pour parco>ir ceux où ils ne vécurent pas, afin de
sceller de vive voix la vérité de certains faits? Quel
respect n'auroient - ils point pour le témoignage de
ces vénérables vieillards! pourroient - ils douter de ce
qu'ils leur diroient? Telle est l'innocente magie que
l'histoire se propose parmi nous: par elle les témoins
eux - mêmes semblent franchir l'espace immense qui
les sépare de nous; ils traversent les siecles, & attestent
dans tous les tems la vérité de ce qu'ils ont
écrit. Il y a plus; j'aime mieux lire un fait dans plusieurs
historiens qui s'accordent, que de l'apprendre
de la bouche même de ces vénérables vieillards
dont j'ai parlé: je pourrois faire mille conjectures sur
leurs passions, sur leur pente naturelle à dire des
choses extraordinaires. Ce petit nombre de vieillards,
qui seroient doüés du privilége des premiers patriarches
pour vivre si long - tems, se trouvant nécessairement
unis de la plus étroite amitié, & ne craignant
point d'un autre côté d'être démentis par des témoins
oculaires ou contemporains, pourroient s'entendre
facilement pour se joüer du genre humain;
ils pourroient se plaire à raconter grand nombre de
prodiges faux, dont ils se diroient les témoins, s'imaginant
partager avec les fausses merveilles qu'ils
débiteroient, l'admiration qu'elles font naître dans
l'ame du vulgaire crédule. Ils ne pourroient trouver
de contradiction que dans la tradition qui auroit passé
de bouche en bouche. Mais quels sont les hommes
qui n'ayant appris ces faits que par le canal de la tradition,
oseroient disputer contre une troupe de témoins
oculaires, dont les rides d'ailleurs vénérables
feroient une si grande impression sur les esprits?
On sent bien que peu - à - peu ces vieillards
pourroient faire changer les traditions: mais ont - ils
une fois parlé dans des écrits, ils ne sont plus libres
de parler autrement: les faits qu'ils ont, pour ainsi
dire, enchaînés dans les différentes figures qu'ils ont
tracées, passent à la postérité la plus reculée. Et ce
qui les justifie, ces faits, & met en même tems l'histoire
au - dessus du témoignage qu'ils rendroient actuellement
de bouche, c'est que dans le tems qu'ils
les écrivirent ils étoient entourés de témoins oculaires
& contemporains, qui auroient pû les démentir facilement
s'ils avoient altéré la vérité. Nous joüissons,
eu égard aux historiens, des mêmes priviléges dont
joüissoient les témoins oculaires des faits qu'ils racontent: or il est certain qu'un historien ne sauroit en imposer
auxtémoins oculaires & contemporains. Si quelqu'un faisoit paroître aujourd'hui une histoire remplie
de faits éclatans & intéressans arrivés de nos jours, &
dont personne n'eût entendu parler avant cette histoire;
pensez - vous qu'elle passât à la postérité sans
contradiction? le mépris dans lequel elle tomberoit
suffiroit seul pour préserver la postérité des impostures
qu'elle contiendroit.
L'histoire a de grands avantages, même sur les
témoins oculaires: qu'un seul témoin vous apprenne
un fait; quelque connoissance que vous ayez de ce
témoin, comme elle ne sera jamais parfaite, ce fait
ne deviendra pour vous que plus ou moins probable;
vous n'en serez assûré que lorsque plusieurs témoins
déposeront en sa faveur, & que vous pourrez, comme
je l'ai dit, combiner leurs passions & leurs intérêts
ensemble. L'histoire vous fait marcher d'un pas
plus assûré: lorsqu'elle vous rapporte un fait éclatant
& intéressant, ce n'est pas l'historien seul qui vous
l'atteste, mais une infinité de témoins qui se joignent
à lui. En effet, l'histoire parle à tout son siecle: ce n'est
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pas pour apprendre les faits intéressans que les contemporains
la lisent, puisque plusieurs d'entr'eux sont
les auteurs de ces faits; c'est pour admirer la liaison
des faits, la profondeur des réflexions, le coloris
des portraits, & sur - tout son exactitude. Les histoires
de Mainbourg sont moins tombées dans le mépris
par la longueur de leurs périodes, que par leur peu
de fidélité. Un historien ne sauroit donc en imposer
à la postérité, que son siecle ne s'entende, pour
ainsi dire, avec lui. Or quelle apparence? ce complot
n'est - il pas aussi chimérique que celui de plusieurs
témoins oculaires? c'est précisément la même
chose. Je trouve donc les mêmes combinaisons à
faire avec un seul historien qui me rapporte un fait
intéressant, que si plusieurs témoins oculaires me l'attestoient.
Si plusieurs personnes pendant la derniere
guerre étoient arrivées dans une ville neutre, à Liége, par exemple, & qu'elles eussent vû une foule
d'officiers François, Anglois, Allemands, & Hollandois, tous pêle - mêle confondus ensemble; si à leur
approche elles avoient demandé chacune à leur voisin
de quoi on parloit, & qu'un officier François leur
eût répondu, on parle de la victoire que nous remportâmes
hier sur les ennemis, où les Anglois sur - tout furent
entierement défaits; ce fait sera sans doute probable
pour ces étrangers qui arrivent: mais ils n'en
seront absolument assûrés que lorsque plusieurs officiers
se seront joints ensemble pour le leur confirmer.
Si au contraire à leur arrivée un officier François élevant la voix de façon à se faire entendre de fort loin,
leur apprend cette nouvelle avec de grandes démonstrations
de joie, ce fait deviendra pour eux certain;
ils ne sauroient en douter, parce que les Anglois, les
Allemands, & les Hollandois qui sont présens, déposent
en faveur de ce fait, dès qu'ils ne reclament
pas. C'est ce que fait un historien lorsqu'il écrit; il
éleve la voix, & se fait entendre de tout son siecle,
qui dépose en faveur de ce qu'il raconte d'intéressant
s'il ne reclame pas: ce n'est pas un seul homme qui
parle à l'oreille d'un autre, & qui peut le tromper;
c'est un homme qui parle au monde entier, & qui ne
sauroit par conséquent tromper. Le silence de tous
les hommes dans cette circonstance les fait parler
comme cet historien: il n'est pas nécessaire que ceux
qui sont intéressés à ne pas croire un fait, & même
à ce qu'on ne le croye pas, avouen> qu'on doit y
ajoûter foi, & déposent formellement en sa faveur;
il suffit qu'ils ne disent rien, & ne laissent rien qui
puisse prouver la fausseté de ce fait: car si je ne vois
que des raisonnemens contre un fait, quand on auroit
pû dire ou laisser des preuves invincibles de l'imposture,
je dois invariablement m'en tenir à l'historien
qui me l'atteste. Et croit - on, pour en revenir à
l'exemple que j'ai déjà cité, que ces étrangers se fussent
contentés des discours vagues des Anglois sur la
supériorité de leur nation au - dessus des François,
pour ne pas ajoûter foi à la nouvelle que leur disoit
d'une voix élevée & ferme l'officier François, qui
paroissoit bien ne pas craindre des contradicteurs?
non sans doute; ils auroient trouvé les discours déplacés,
& leur auroient demandé si ce que disoit ce
François étoit vrai ou faux, qu'il ne falloit que cela
à présent.
Puisqu'un seul historien est d'un si grand poids sur
des faits intéressans, que doit - on penfer lorsque plusieurs
historiens nous rapportent les mêmes faits?
pourra - t - on croire que plusieurs personnes se soient
données le mot pour attester un même mensonge &
se faire mépriser de leurs contemporains? Ici on
pourra combiner & les historiens ensemble, & ces
mêmes historiens avec les contemporains qui n'ont
pas réclamé.
Un livre, dites - vous, ne sauroit avoir aucune
autorité, à moins que l'on ne soit sûr qu'il est authen<cb->
tique: or qui nous assûrera que ces histoires qu'on
nous met en main ne sont point supposées, & qu'elles
appartiennent véritablement aux auteurs à qui
on les attribue? Ne sait on pas que l'imposture s'est
occupée dans tous les tems à forger des monumens,
à fabriquer des écrits sous d'anciens noms, pour colorer
par cet artifice, d'une apparence d'antiquité,
aux yeux d'un peuple idiot & imbécille, les traditions
les plus fausses & les plus modernes?
Tous ces reproches que l'on fait contre la supposition
des livres sont vrais, on en a sans doute supposé
beaucoup. La critique sévere & éclairée des
derniers tems a découvert l'imposture; & à - travers
ces rides antiques dont on affectoit de les défigurer,
elle a apperçû cet air de jeunesse qui les a trahis.
Mais malgré la sévérité qu'elle a exercée a - t - elle touché
aux commentaires de César, aux poésies de Virgile & d'Horace? comment a - t - on reçû le sentiment
du P. Hardouin, lorsqu'il a voulu enlever à ces deux
grands hommes ces chefs - d'oeuvre qui immortalisent
le siecle d'Auguste? qui n'a point senti que le
silence du cloître n'étoit pas propre à ces tours fins
& délicats qui décelent l'homme du grand monde?
La critique, en faisant disparoître plusieurs ouvrages
apocryphes & en les précipitant dans l'oubli, a
confirmé dans leur antique possession ceux qui sont
légitimes, & a répandu sur eux un nouveau jour. Si
d'une main elle a renversé, on peut dire que de l'autre
elle a bâti. A la lueur de son flambeau, nous pouvons
pénétrer jusque dans les sombres profondeurs
de l'antiquité, & discerner par ses propres regles les
ouvrages supposés d'avec les ouvrages authentiques.
Quelles regles nous donne - t - elle pour cela?
1°. Si un ouvrage n'a point été cité par les contemporains
de celui dont il porte le nom, qu'on n'y apperçoive
pas même son caractere, & qu'on ait eu quelque
intérêt, soit réel, soit apparent à sa supposition,
il doit alors nous paroître suspect: ainsi un Artapan,
un Mercure Trismégiste, & quelques autres auteurs
de cette trempe, cités par Josephe, par Eusebe, &
par George Syncelle, ne portent point le caractere
de payens, & dès - là ils portent sur leur front leur
propre condamnation. On a eu le même intérêt à
les supposer, qu'à supposer Aristée & les Sibylles;
lesquelles, pour me servir des termes d'un homme
d'esprit, ont parlé si clairement de nos mysteres, que
les prophetes des Hébreux, en comparaison d'elles,
n'y entendoient rien. 2°. Un ouvrage porte avec lui
des marques de sa supposition, lorsqu'on n'y voit pas
empreint le caractere du siecle où il passe pour avoir
été écrit. Quelque différence qu'il y ait dans tous les
esprits qui composent un même siecle, on peut pourtant
dire qu'ils ont quelque chose de plus propre que
les esprits des autres siecles, dans l'air, dans le tour,
dans le coloris de la pensée, dans certaines comparaisons
dont on se sert plus fréquemment, & dans
mille autres petites choses qu'on remarque aisément
lorsqu'on examine de près les ouvrages. 3°. Une autre
marque de supposition, c'est quand un livre fait
allusion à des usages qui n'étoient pas encore connus
au tems où l'on dit qu'il a été écrit; ou qu'on y remarque
quelques traits de systèmes postérieurement
inventés, quoique cachés &, pour ainsi dire, déguisés
sous un stvle plus ancien. Ainsi les ouvrages de
Mercure Trismégiste (je ne parle pas de ceux qui
furent supposés par les Chrétiens: j'en ai fait mention
plus haut; mais de ceux qui le furent par les
payens eux - mêmes, pour se défendre contre les attaques
de ces premiers), par cela même qu'ils sont
teints de la doctrine subtile & raffinée des Grecs, ne
sont point authentiques.
S'il est des marques auxquelles une critique judicieuse
reconnoît la supposition de certains ouvrages,
il en est d'autres aussi qui lui servent, pour ainsi
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